HEAVEN
Rien n'est sûr
Je me répète cette phrase en boucle, comme une prière, comme un mandat, avec l'espoir illusoire que celle-ci soit vraie, qu'à force de le répéter, cela devienne réel.
Si elle m'a réellement "vendue", bien que j'ai toujours su que c'était une possibilité depuis que le destin m'a conduite ici, je ne me laisserais pas faire et me battrais bec et ongle s'il le faut pour ma liberté.
Ce que nous, les habitants de ce domaine appelons "l'orphelinat", n'est en réalité qu'une façade pour les autorités, bien que je doute qu'ils aient quelque chose à faire de nous, les reclus de la société, ceux que l'on arrive pas à caser, les indésirables dont l'ont désire se débarrasser. Madame Annie est "la patronne" d'un petit business proliférant, consistant à accueillir des orphelins qui n'ont plus de famille, puis de leur promettre monts et merveilles afin de les appâter. Une fois arrivés ici, ils se rendaient rapidement compte qu'ils s'étaient fait rouler et en beauté. Mais c'était trop tard, Madame Annie les tenait entre ses griffes acérées, son étreinte les enserrant déjà vers un abysse plus sombre encore que l'enfer.
J'en avais vu passer des adolescents aventureux, des casses-cous, des enfants trop rêveur. Ils ne faisaient jamais long feu.
Tous songeaient à s'enfuir, par un moyen toujours plus inventif, toujours plus ingénieux. Et lorsque le courage ne leur faisait pas défaut, ils mettaient leur plan à exécution. Ceux-là, nous ne les reviment jamais, mais chacun savait qu'ils n'avaient jamais vraiment quitter le domaine.
Presque personne n'est au courant du trafique de Madame Annie. Et pour cause, depuis quelques années il avait brusquement cessé. Plus aucun orphelin n'avait posé bagage depuis cet période. Ce qui n'était pas plus mal, car malgré les souvenirs plus que superficiels que j'en gardais de part ma jeunesse, nous commencions à être à l'étroit. Je me souviens avoir partager ma couche un temps avec un jeune garçon qui prenait un malin plaisir à me tripoter durant mon sommeil. Je ne me rappelle pas comment cela a cessé, mais je n'ai plus jamais partagé quoique ce soit avec quelqu'un depuis.
Maria est la première à briser le silence pesant qui s'est installé. Elle ordonne d'une voix forte à tout le monde de se reconcentrer sur ses tâches s'ils ne veulent pas astiquer les toilettes jusqu'en fin de semaine. Cette menace, nullement jeté en l'air, a l'effet escompté puisque tous s'active. Bientôt, la cuisine résonne à nouveau du tintement des casseroles et du grésillement du beurre chauffant sur les poêles.
La chef cuisinière s'avance ensuite vers moi, d'un pas lourd. Son expression neutre ne me rassure aucunement et ne fait qu'amplifier la boule au fond de ma gorge. Arrivée à ma hauteur, elle abat sa grande main rêche sur mon épaule et y exerce une petite pression. Son regard ainsi que ses traits s'adoucissent lorsqu'il croise les miens tendus.
— Il se peut qu'elles aient mal entendues, Heaven. Pour le moment, ne t'en préoccupe pas.
Je hoche la tête en me triturant les mains. Je dois rester concentrer, Maria compte sur moi. Je ne peux pas lui faire faux bond sous prétexte que June et Mirène ont entendu l'écho d'une discussion.
Mais petit-à-petit, malgré ma bonne volonté, au lieu de se dissiper comme je l'espérais, mon anxiété s'accroît. Je me ronge les ongles, une mauvaise habitude que j'ai adopté depuis l'hiver dernier. Cela rend peut être l'aspect de mes ongles déplorables, mais ce tic nerveux me permet néanmoins de contrôler mes nerfs.
— Trent, Heaven, c'est à vous !
Je suis au bord de la crise de panique lorsque Maria me fourre des assiettes de force dans les bras. Non, non, non, non !
— Ma-Maria je... , bafouillai-je.
Avant que je n'ai pu formuler correctement ma phrase, elle me vire de la cuisine comme une indésirable. Cette fois c'est véridique, je panique. Mon cœur palpite à une vitesse anormale et ma trachée, compressée par la boule au creux de ma gorge, m'oblige à inspirer de grandes goulées d'airs de plus en plus rapprochées. Mes pieds sont fermement encrés au sol par mon corps ainsi que mon subconscient, qui d'un commun accord refusent obstinément de me faire bouger.
Trent empoigne ma manche et doit presque me tirer de force jusqu'au salon.
— Faire ta poule mouillée n'arrangera rien, râle t-il à bout de nerf, alors que nous arrivons devant la table du dîner.
« Respire Heaven, tout va bien se passer. Et puis s'ils osent poser leur sales pattes sur toi, je leur arracherais les tripes ! »
Même les promesses sanguinaires d'Euphaïda, me promettant une véritable boucherie ne parviennent pas à me détendre. D'autant plus que je sais que ma louve ne plaisante pas le moins du monde, ce qu'y n'est pas pour me rassurer.
Tel un vautour perpétuellement à l'affut, l'homme est le premier à se rendre compte de notre présence. Il dépose ses couverts, s'essuie lentement le bord des lèvres sur sa serviette immaculée et tout ceci sans jamais me quitter des yeux.
Je déglutis péniblement mal à l'aise. Des frissons désagréables dévalent le long de mon échine et mes jambes flageolent. Son sourire de Cheshire s'accentue. Ma peau me brûle, je m'enflamme, il me réduit en cendre. Son regard pervers me met à nue, me déshabille l'âme aussi simplement que s'il ouvrait la couverture d'un livre vierge.Il me couve du regard comme le ferait un chat devant une appétissante souris, se lèche les babines en prévision du festin qui l'attend. Un déclic. Rapide, d'un instant mais destructeur. Ce regard... je le connais, je l'ai déjà vu. Il hante mes nuits les plus noirs, me suit dans chacun de mes pas.
Vermeille, telle est la sombre couleur du liquide s'écoulant de mes mains.
J'ai mal, j'ai si mal.
Mes doigts en sont recouverts, ma tunique lacérée en est souillée.
Pas le mien, pas le mien !
Des hurlements atroces.
Aidez moi, à l'aide...
Ces pantins désarticulés, la bouche entrouverte dans un cri silencieux, les yeux vitreux. Partout, partout, partout.
Écorché, évidé
Pitié, sauvez moi...
Le sang qui coule, les cris qui redoublent.
Ta faute, ta faute
Tout n'est que chaos, souffrance et mort.
Je ne suis que larme, larme, larme.
Et ses pupilles, vitrines d'une âme démente rongée par la folie
Sa bouche gourmande s'étirant en un sourire a faire pâlir Lucifer
« Je te retrouverai, ma douce »
J'inspire. De l'air, de l'air, de l'air. Je m'étouffe. Je ne sais plus où je me trouve.
Rouge abysse, noir corruption.
Où suis-je ? Qui suis-je ?
Je papillonne des yeux sans que ma vision ne s'éclaircisse pour autant. Les formes autour sont indistinctes, leur contours indéfinis. Tout est nappé d'une teinte opaque, vaporeuse, qui me donne une migraine affreuse.
Tout ce sang... Pourquoi... Comment ?
Je tangue dangereusement vers l'arrière, menaçant de faire tomber les assiettes. Trent s'en aperçoit à temps, les rattrapent, puis m'écrase par la même occasion vigoureusement le pied droit de son talon, tout en souriant faussement à Madame Annie qui nous observe d'un air soupçonneux.
Brutal retour à la réalité.
Je sursaute, décrochant par la même occasion mon regard de celui de l'homme. Que vient-il de ce passer ?
Je secoue la tête avec incompréhension, blême comme un linge, puis lance un coup d'oeil reconnaissant à Trent, auquel il répond par un haussement d'épaule.
Ma gorge est si sèche qu'à chaque déglutition, j'ai l'impression qu'une feuille de fer me râpe la trachée. Mais cette douce souffrance n'est rien en comparaison au tumulte qui fait rage en moi. Le rêve ou plutôt le cauchemar dans lequel j'étais émergée, je le ressens encore partout en moi. La texture du sang au creux de mes mains, visqueuse et humide, son odeur âcre, nauséabonde. Les cris de souffrance si atroce qu'ils me déchirent les tympans et menacent de me faire perdre la raison.
Mais tout ceci... N'étais-ce vraiment qu'une illusion ?
J'avance en direction de la table en prenant garde à ne pas que ma peur transparaisse sur mon visage, bien que je suis certaine qu'elle suinte par tous les pores de ma peau. Sans relever la tête, je dépose une assiette devant Madame Annie et la jeune femme, alors que Trent s'occupe de Jessica et de l'homme.
En parlant de notre rousse, celle-ci sourit avec suffisance à Trent lorsqu'il passe à côté d'elle, jubilant sûrement qu'il la serve comme si elle était son supérieur. Le subtile rictus de dégoût que Trent affiche en retour à sa provocation, ne lui échappe pas et elle le fusille du regard. Je ne la comprendrais jamais...
– Bon appétit, leur souhaite poliment Trent avant de me faire discrètement signe de nous retirer.
« Étouffez-vous plutôt ! »
Je suis Trent en dehors de la salle, et bien que je sache que c'est une très mauvaise idée, je décoche un dernier coup d'œil à la tablée, où l'homme me fixe toujours un sourire en coin.
Nos regards se croisent à nouveau, et cette fois ce que j'y vois me fais amèrement regretter de mettre retourner. J'ai toujours entendu dire que les yeux sont le reflet de l'âme...
Alors pourquoi dans les siens ne vois-je qu'un abîme de noirceur ?
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