Chapitre 1 : Winter Dreamland
Dream détestait Noël.
Il s'était même persuadé, au fil des années, que Noël lui en voulait personnellement. Si pour une grande majorité de la population du Royaume-Uni, en général n'ayant pas atteint la puberté, Noël était synonyme de cadeaux, de joie et de vacances, pour Dream – qui se trouvait présentement dans sa baignoire –, cette période maudite était avant tout faite de musique assourdissante, de repas familiaux qui se terminaient en bain de rancœurs, et de sociabilisation – l'affreux mot ! – et, pour un être tel que lui rien n'était plus terrible que ce besoin de rapprocher les cœurs en cette période soi-disant propice à l'éclosion des plus beaux sentiments.
Un coup s'abattit sur la porte de sa salle de bain, le tirant de ses pensées.
– Dream, sors d'ici ! Cela fait deux putains d'heures que tu es fourré là-dedans ! En tant qu'agent, et je te prie de croire que je te prends un sacré petit paquet d'oseille, j'exige de te voir, maintenant !
Le Dream en question qui, en dépit de son prénom onirique, était bel et bien constitué (d'un peu) de chair et d'os (en quantité raisonnable) replia ses genoux sous son menton. L'eau était froide, sa peau collante de savon et fripée, mais il se refusait à quitter ce dernier rempart le protégeant de ses responsabilités. Il actionna le robinet et l'eau jaillissante couvrit les cris de son agent. La paix, juste pour une fois... Il s'allongea dans la baignoire, frissonnant légèrement alors que ses épaules blêmes entraient en contact avec l'eau froide, bénissant l'architecte l'ayant faite à sa juste mesure, et, les mains posées sur son ventre, fixa le plafond en laissant l'eau qui se réchauffait peu à peu le bercer à nouveau. Il ferma les yeux et se mit à compter.
Quand il était enfant et qu'il croyait dur comme fer à la magie, Dream se livrait déjà à ce curieux rituel : Un pour se concentrer ; deux pour ne plus écouter ; trois pour s'effacer... dès qu'il atteignait le chiffre quatre, la réalité disparaissait pour de bon et les portes de son monde intérieur s'ouvraient. Un monde rien qu'à lui, où rien ne pouvait l'atteindre. Un monde qu'il avait façonné à son image, et qu'il pouvait transformer à sa guise, peuplé d'être merveilleux, sur lesquels il régnait avec sagesse.
Pourtant, comme depuis maintenant quelque temps, il eut beau essayer de toutes ses forces de s'évader, en demandant l'aide de tous ces êtres de fiction peuplant sa maudite cervelle, son tour de passe-passe échoua, le condamnant à rester poings et pieds liés à cette réalité qu'il ne supportait plus. Il n'était plus cet enfant capable de traverser les voiles du monde imaginaire, mais un adulte sans aucun pouvoir. Un être responsable, devant rendre des comptes à d'autres adultes, et notamment à ceux à la tête d'une maison d'édition pressée de publier le roman promis deux ans plus tôt...
***
La porte de la salle de bain s'ouvrit.
Johanna Constantine leva le nez de son portable et détailla l'auteur dont elle avait la charge depuis une petite dizaine d'années : elle qui s'était vantée à ses débuts d'avoir un écrivain simple « à gérer » – Dream n'avait jamais été impliqué dans le moindre scandale –, déchantait depuis plusieurs mois : son auteur ne cessait de lui échapper et surtout, se dérobait à certaines obligations, telle une ligne de sable vous glissant entre les doigts. Dès qu'il trouvait un moyen pour fuir les situations impliquant plus de trois êtres vivants, il s'engouffrait dans la brèche et disparaissait. Combien de fois avait-elle dû le traîner de force à diverses conférences et autres séances de dédicaces !
– Tu sais, marmotta Johanna en achevant la rédaction du message destinée à Rachel, sa nouvelle stagiaire, tu pourrais gagner en popularité si tu faisais quelques petits efforts.
Dream réajusta le col de son vêtement et s'éloigna à grandes enjambées, obligeant Jo à accélérer pour maintenir le rythme, faisant résonner ses talons sur le carrelage froid recouvrant l'appartement :
– Ton image, Dream ! Je te l'ai déjà dit des foutues de dizaines de fois ! Ouvre-toi un compte sur les réseaux pour rassembler ta communauté ! Poste des photos du chien que tu n'as pas ! Raconte une ou deux anecdotes sur le fils avec qui tu ne partages rien !
– Certainement pas, grogna-t-il en pressant le pas.
Johanna connaissait ses magouilles à la perfection et elle savait pertinemment qu'il cherchait, encore une fois, à trouver refuge dans l'une des innombrables pièces minimalistes de son appartement. Il ouvrit une porte, s'apprêta à la refermer sur son agent, mais celle-ci eut la présence d'esprit de se servir du bout de son petit escarpin pointu afin d'obliger son auteur à lui accorder un droit de passage. Dream tint bon quelques instants avant de s'avouer vaincu. Lui jetant un regard noir, il lui céda l'entrée de son antre et disparut, lui laissant le champ libre.
Elle l'observa un moment alors qu'il s'installait dans le fauteuil placé derrière son bureau et se tournait vers l'imposante baie vitrée offrant une vue imprenable sur Mayfair.
Johanna, bien décidée à faire plier l'entêtement de son auteur à gros tirage, prit place dans le sofa en cuir noir dont elle était devenue l'unique occupante. Dream ne tolérait en ces lieux d'autre présence que la sienne et celle de son assistant. Jo rangea son portable et laissa son regard se perdre sur cette pièce trop grande, à l'image de son propriétaire : vide et froide. L'immense baie n'offrait pas la lumière attendue et baignait le bureau d'une lueur blafarde, rappelant celle d'un hôpital aux néons grésillants ou d'un Paradis vacciné contre toute forme de joie et d'espérance. Johanna eut un frisson et, tout en relevant le col de son manteau d'une blancheur immaculée, observa la bibliothèque courant sur tout le mur lui faisant face : les livres qu'elle abritait étaient l'unique touche de couleur dans cet univers qui se déclinait en un camaïeu de noir et de gris . Elle frotta ses mains l'une contre l'autre pour les réchauffer. Aucun bibelot, aucun des prix reçus par Dream, ne décorait les rayonnages. Quant aux photographies, il n'y en avait pas. Pas une seule photo de son fils unique ne venait apporter une touche d'humanité à ce décor artificiel et impersonnel.
Jo reporta son attention sur la silhouette longiligne, aussi noire que le reste de son appartement : Dream n'avait jamais élevé la voix contre elle et s'était toujours montré poli, à défaut d'être cordial, maintenant une certaine distance entre les autres et lui. Elle ne lui connaissait aucune véritable relation amicale – elle imaginait mal Dream Endless assister à un match de rugby en compagnie d'amis, une bière à la main en hurlant le nom de son joueur favori – et savait qu'il avait des relations compliquées avec les différents êtres qui lui étaient liés par le sang et le nom. Son détachement au monde s'était aggravé depuis trois ans et ce masque d'impassibilité, déconcertant, commençait à le desservir dans un monde littéraire où la popularité des auteurs dépendait de plus en plus de leurs interactions sociales.
– Tu devrais reconsidérer la question de tes activités médiatiques, reprit Johanna en consultant le message paniqué envoyé par Rachel Soigner ton image... les gens comme toi sont de moins en moins appréciés de nos jours.
– Les gens comme moi ? demanda Dream sans daigner se retourner. Elle vit ses épaules osseuses se raidir.
– Tu sais, expliqua-t-elle en répondant au message par un laconique émoji invitant la stagiaire à aller se faire voir. Ceux qui n'ont pas eu à lutter pour s'imposer dans le monde de l'art. Tu n'as jamais eu à affronter les refus des maisons d'édition et à accepter des travaux d'écriture pour te nourrir... j'sais plus le mot exact qu'on leur donne à ces petits cons nés avec une toute argenterie dans la bouche, mais tu fais clairement partie de la clique.
Johanna effectua quelques recherches sur son téléphone et tomba sur un classement établi par un obscur site concernant les personnalités les plus détestables de ces dernières années. Dream Endless, qualifié de « tête à claques falote » figurait dans le Top 10, coincé entre un ambassadeur américain qui avait connu quelques déboires politiques suite à une sombre affaire impliquant un couvent dirigé par des nonnes satanistes, et un pasteur évangéliste qui avait crié des insanités lors d'un sermon télévisuel et qui avait tenté de se défendre en se prétendant possédé par un démon.
– De nombreux auteurs, reprit-elle tout en écrivant une note pour se souvenir d'envoyer un message au site en question, tout aussi talentueux, plus méritants et plus amènes pourraient très vite te dérober ta couronne, mon cher petit prince du fantastique. Il suffit d'un rien, votre Majesté, pour perdre son royaume.
N'obtenant aucune réponse, pas même un frémissement de cil de la part de cet homme qui semblait dénué de toute émotion , Johanna se leva et s'approcha du bureau, espérant le faire réagir par cette proximité qu'il n'avait pas choisie. Elle se pencha vers lui et lui ordonna de se reprendre en main, de finir le manuscrit promis et surtout de se rendre à la séance de dédicace qu'elle avait organisée chez Foyles. Il ne bougea pas, ne la regarda même pas, mais tout son corps semblait tendu à se rompre. Il finit par se racler la gorge.
– Je n'ai rien accepté du tout, murmura un Dream sortant enfin de son silence.
Voulant exprimer son mécontentement, Johanna tapa le bout de ses ongles d'un rouge éclatant contre la paroi en verre de son bureau.
Tac-tac-tac-tac-tac...
Les yeux de Dream se rivèrent sur ses mains, alors que les siennes se crispaient sur ses cuisses. Sentant qu'elle avait toute son attention, Johanna continua:
– Ma stagiaire t'a envoyé un mail à ce sujet, il y a de cela trois mois. Sans compter que tu as reçu un message de rappel, la semaine dernière. Cela fait combien de temps que tu n'as pas consulté ta messagerie, Dream ?!
Il eut un haussement d'épaules avant de s'emparer de l'unique stylo occupant son pot à crayon transparent. Il se mit à jouer avec, faisant rentrer et sortir la pointe dans un cliquetis tout à fait désagréable. Jo poussa un soupir d'exaspération et sur un ultime avertissement, quitta le bureau aussi chaleureux qu'un tombeau abandonné depuis trois siècles, dans un claquement de talons assassin.
Une fois la porte refermée, Dream reposa le stylo au millimètre près et se mit à pianoter le rebord de son bureau en verre du bout de ses ongles, à l'image de Jo, quelques instants plus tôt. L'écran de l'ordinateur le fixait d'un œil narquois et comprenant qu'il ne pourrait rien tirer de son imagination pour le moment, il s'en retourna à la contemplation de la ville.
Londres avait toujours été un point d'ancrage dans l'existence de Dream Endless : mis à part quelques rares escapades, notamment lors de sa lune de miel passée en Grèce, son horizon se limitait aux quelques quartiers de la capitale qu'il fréquentait déjà lorsqu'il se trouvait sous la bonne garde d'une armada de nourrices aux noms et aux visages interchangeables. Londres, cette ville tentaculaire et autant capable de vous faire sentir aussi moucheron que loup, avait été la source d'inspiration pour la création du Royaume de son double de papier, ce Marchand de sable à qui il avait prêté certains de ses traits physiques et de caractère les plus déplorables. Ce même personnage à qui il avait arraché le cœur – littéralement et figurativement parlant – à la fin du second tome de sa trilogie encore en cours d'écriture, avant de l'enfermer dans une bulle de verre, livré à la merci d'un ennemi impitoyable désireux de le déposséder de ses pouvoirs. Ce deuxième tome avait été achevé alors que son existence rythmée par la monotonie s'était brisée quand Calliope avait rompu le fil matrimonial, emportant son fils de sept ans avec elle.
Dream se détourna de la rue familière et alluma son ordinateur. Il entra son mot de passe d'un geste machinal et fit face à un fond d'écran impersonnel : il avait enlevé le précédent, représentant Calliope endormie, quelques heures après que leur divorce eut été prononcé, trois ans auparavant.
Il accéda au dossier qui l'occupait depuis plusieurs mois. Il avait placé toute sa colère et son désespoir dans le deuxième volume de sa série qui lui avait permis de tutoyer les sommets des ventes, bien qu'ayant divisé la critique. Et maintenant ?
Que pouvait-il faire de ce héros abandonné de tous ? Il ouvrit le fichier contenant son dernier écrit achevé et relut les dernières lignes de l'épilogue : quel sort attendait le marchand de sable, privé de sa magie et de son cœur ? Quelle fin lui accorder ? Lui insuffler de l'espoir ou le plonger un peu plus dans les ténèbres ? Le condamner et détruire son royaume ? Lui offrir une autre chance dans son éternité ?
Il se renversa contre le dossier de son fauteuil. Le carnet ouvert à côté du clavier, à la même page depuis la fin de l'été, était recouvert de post-it couverts de notes cinglantes rédigées par Jo. Les éditeurs souhaitaient une fin « acceptable » afin de pouvoir vendre la trilogie à une société de production voulant exploiter son univers...
– Une fin acceptable... soupira-t-il en quittant son poste de travail pour aller se perdre dans les méandres d'Internet.
Il lança quelques playlists, écouta quelques musiques sans parvenir jusqu'à la dernière note pour aucune d'elle, erra sur quelques vidéos, jeta un coup d'œil au compte Instagram de son adelphe qui avait posé dans une chambre du Ritz avec pour seule parure, les bagues étincelantes recouvrant des mains arachnéennes, ressemblant fortement aux siennes. Les yeux mordorés semblaient le narguer à travers l'écran : « on n'a plus d'inspiration, grand frère ? ».
De l'inspiration, Dream en disposait à foison, notamment lorsqu'un cauchemar venait le surprendre au milieu de ces nuits faites d'insomnies et de courts moments de répit, mais celle-ci ne parvenait plus à s'exprimer par les mots et les images restaient bloquées dans sa maudite cervelle, sans pouvoir s'en extraire.
Pour la première fois depuis qu'il avait commencé à inventer des histoires et à construire son monde imaginaire, il était à court de mots... À court d'images... Et vu le regard que lui lançait Constantine, bientôt à court de temps...
Il ouvrit une page de traitement de texte vierge, tapa quelques phrases pour se donner bonne conscience, les effaça et recommença son manège. Les lignes devinrent un enchaînement de mots incohérents qu'il fit disparaître... avant de se lancer dans une suite de voyelles insensées. Il les écrivit d'une main vive, comme s'il cherchait à conjurer le mauvais sort l'empêchant d'écrire mais ce rituel-ci ne fonctionna pas davantage. De rage, il supprima les lettres et s'en retourna à la seule activité occupant ses journées depuis plusieurs mois : la consultation de pages sans intérêt. Il engloutissait ainsi des articles Wikipédia sur divers sujets, passait ensuite à des vidéos de bricolage et de cuisine qu'il regardait d'un œil éteint, avant d'effectuer quelques recherches sur les plantes d'intérieur, alors qu'il n'en possédait aucune, lisait quelques annonces pour acquérir un cottage dans les South Downs – il n'avait pas l'intention de déménager et encore moins de vivre dans un cottage!
Plusieurs heures passèrent, lui, devant son écran, cherchant à s'oublier dans les abysses de la toile. Ses yeux se mirent à le picoter et il dut quitter son écran. Il porta la main à ses paupières rougies de larmes et les essuya du revers de sa manche. Il jeta un rapide regard à sa bibliothèque et se surprit à penser qu'il n'avait pas ouvert un livre depuis des semaines alors qu'auparavant, il pouvait consacrer de longs moments à son loisir favori. Il massa sa nuque endolorie, soupira d'un air las, et s'apprêtait à dévorer une nouvelle série de vidéos montrant les exploits d'un orchestre composé de canards, lorsque, saisi d'une impulsion, il se rendit sur sa messagerie. Il fit défiler quelques messages non lus, comme ceux de Calliope et de sa sœur, et se rendit sur celui envoyé par la pauvre stagiaire. Il ne sut pourquoi, mais ce message-là, il l'ouvrit : c'était un message d'un destinataire qui lui était inconnu, écrit d'une plume élégante, avec des tournures de phrase archaïques. Dream eut un froncement de sourcils : il avait déjà fait quelques séances de dédicaces chez Foyles et la personne chargée d'échanger avec lui, n'employait pas de mots aussi désuets !
Il prêta attention à l'adresse de l'auteur du message et comprit que la stagiaire s'était trompée et lui avait transféré un message provenant d'une autre librairie. Johanna, d'un commun accord, lui transmettait uniquement les messages pouvant l'intéresser ; le reste des sollicitations finissait directement dans la corbeille de son agent.
Il plissa des paupières sur ses yeux fatigués et relut pour la deuxième fois, le nom de la librairie : A.Z. Fell&Co. Pourquoi le nom de la librairie résonnait-il de façon aussi familière ? Il entra le nom de la boutique dans son moteur de recherche et découvrit l'emplacement de celle-ci : Tadfield. Ce simple nom suffit à réveiller sa mémoire assoupie.
Il se leva avec lenteur et pour la première fois depuis des semaines, se dirigea vers sa bibliothèque. Il parcourut les rayonnages du bout de son index, cherchant le livre dont le souvenir venait de lui revenir en tête. Dream avait un rangement tout à fait personnel et lui seul parvenait à se retrouver dans ce chaos. Ses longs doigts fins se posèrent enfin sur l'ouvrage convoité. Il le retira avec précaution et le retourna pour laisser apparaître le titre inscrit en belles lettres dorées : Le songe d'une nuit d'été, version illustrée par Matthew Endless. Il ouvrit la page de garde et lut la première dédicace, celle écrite d'une encre bleutée :
À mon cher petit-fils, Dream, que ce livre accompagne tes plus beaux rêves.
Une autre dédicace, imprimée, était placée au-dessus de celle qui lui était destinée :
À Aziraphale, le meilleur des libraires et des amis.
L'image, fugace, d'un petit homme au visage rond et aux boucles grisonnantes s'insinua dans l'esprit de Dream. Un homme qui lui avait offert un livre lors de son unique séjour dans la petite ville de Tadfield. Dream, oubliant ses obligations professionnelles, se laissa glisser contre la bibliothèque et entama la lecture de la pièce que son grand-père, lors de son exil loin de Londres, avait pris plaisir à lui faire découvrir...
Now, fair Hippolyta, our nuptial hour
Draws on apace ; four happy days bring in
Another moon...
***
Au bout de deux heures, Dream n'avait toujours pas accompli son devoir d'auteur, mais il s'était de nouveau laissé bercé par les mots et son imagination avait pu galoper vers d'agréables contrées. Il leva les yeux de son livre et à regret, dut céder à l'appel d'une faim grandissante. Regardant sa montre, il se rendit compte qu'il était déjà presque en milieu d'après midi. Il n'avait rien avalé depuis son café et son maigre toast de ce matin. Il se releva doucement d'un mouvement étonnamment souple pour son âge, , reposa l'ouvrage à sa place, se faufila dans le couloir silencieux et se rendit dans la cuisine, qui avait été le domaine de Calliope du temps de leur mariage. Elle en avait discuté chacun des plans, avait exigé d'y mettre les appareils les plus perfectionnés et avait même supplié Dream de lui offrir l'îlot central doté d'un nombre de tiroirs impressionnant et recouvert d'un marbre tellement brillant qu'il en devenait aveuglant.
Quelques notes d'une chanson de Noël lui parvinrent. Dream s'apprêtait à faire demi-tour pour échapper à cette mélodie trop joyeuse à son goût, mais les odeurs sucrées émanant des fourneaux surent vaincre toute tentative de résistance. Lorsqu'il pénétra dans la cuisine, il découvrit Eve, la seule nourrice qui avait capté son intérêt d'enfant solitaire, occupée à faire ronronner le four, tout en fredonnant les quelques paroles de la chanson diffusée par le poste de radio posé près d'elle, sur le plan de travail. L'îlot était jonché de récipients et un fouet était planté dans un saladier vidé de sa pâte, des petits tubes contenant de fines billes en sucre colorées étaient ouvertes et des tablettes de chocolat s'ébattaient avec des plaquettes de beurre et des barquettes de fruits frais. Dream prit silencieusement place sur l'un des hauts tabourets entourant l'îlot, alors que Eve lui jetait un regard tendre, un léger sourire aux lèvres. Il piqua un morceau de pain qu'il glissa dans sa poche et piocha dans la barquette de raisins. Une cuillère en bois s'abattit sur ses doigts, libérant le grain de raisin qu'il venait d'attraper.
– Pas touche à mes provisions, Dream Endless ! le menaça Eve en tentant de prendre une voix autoritaire. J'en ai besoin pour mes pâtisseries.
Dream souffla sur ses doigts, puis, fixant Eve droit dans les yeux, piocha à nouveau dans la barquette avant de porter un grain de raisin à ses lèvres, arborant le regard insolent d'un chenapan devinant qu'il ne serait pas puni pour ce méfait. Eve ne put réprimer un sourire attendri alors qu'elle continuait sa besogne : de tous les enfants Endless, enfin de ceux dont elle avait eu la garde, Dream avait toujours été son préféré et c'est pourquoi elle avait accepté de travailler pour lui, lorsque tout jeune auteur à l'aube de la vingtaine, il avait pris son indépendance et s'était éloigné de son clan.
Le minuteur émit un son aigu, indiquant que la cuisson était terminée. Eve ouvrit la porte du four, laissant se répandre des odeurs épicées. Le nez de Dream se fronça à ce contact olfactif, alors qu'il profitait du dos tourné de Eve pour piocher un nouveau grain de raisin, le faisant éclater sur sa langue..
– Pourquoi as-tu fait ces gâteaux ? Je n'aime pas la cannelle !
– Je sais, répliqua Eve en tirant le plateau du four pour le déposer sur l'îlot, mais Orpheus les aime, lui.
Dream jeta un regard aux petits bonhommes épicés. Eve se saisit de quelques pépites de chocolat afin de donner un sourire gourmand et un regard amical à ses créations. Dream se mit à manger les raisins en silence, comprenant qu'il venait de heurter la sensibilité de son ancienne nourrice en ignorant tout des goûts culinaires de son propre fils. Il aurait beau se défendre en lui disant qu'il n'avait pas la garde de ce dernier et qu'ils se voyaient épisodiquement, son plaidoyer serait bien pathétique. Calliope lui avait pratiquement forcé la main pour qu'il accepte de garder Orpheus pendant les vacances de Noël. Elle devait travailler sur un nouveau projet artistique en Grèce et n'aurait pas de temps à consacrer à leur fils. Dream avait tenté d'argumenter en prétextant avoir lui aussi du travail, mais comme à son habitude, il avait fini par céder par peur des conflits. Orpheus devait arriver le lendemain et rester chez lui jusqu'au Nouvel An, ce qui n'était jamais arrivé depuis leur divorce, et Dream n'avait rien prévu pour leurs retrouvailles. Eve, chargée de préparer la chambre d'Orpheus, potassait depuis des jours ses livres de cuisine pour lui préparer de bons petits plats, tout au bonheur de retrouver l'enfant qu'elle ne voyait que trop peu, et s'était lancé ce matin-là dans la confection de ses douceurs favorites. Dream, lui, redoutait ces deux semaines en tête-à-tête.
– Au fait, s'enquit Eve en cassant quelques œufs dans un saladier propre. Que vas-tu offrir à notre petit oiseau ?
Dream manqua de s'étouffer avec le grain de raisin qu'il avait en bouche. En voyant l'air horrifié de son protégé, la vieille femme comprit qu'il avait oublié ce « petit » détail. Elle perdit son air affable et s'apprêtait à lui rappeler ses responsabilités parentales, lorsque l'assistant de l'écrivain, qui était chargé de lui épargner les corvées de la vie quotidienne pour lesquelles il n'avait jamais été doué, fit irruption dans la cuisine.
– Hey l'patron, je vous cherchais ! fit Mervyn Pumpkinhead en sortant une enveloppe crème de la poche de sa salopette. C'est arrivé pour vous.
Il lui remit la missive et tenta de dérober un bonhomme à la cannelle. Eve, veillant au grain, lui asséna un petit coup de cuillère et lui recommanda vivement de s'éloigner de sa cuisine s'il ne voulait pas finir en soupe de potiron ! Mervyn poussa un juron, se plaignant de ses conditions de travail tout en observant son employeur lisant la missive. Une fois sa lecture achevée, Dream abandonna la lettre.
– Z'êtes sûr que ça va, Patron ? demanda Mervyn en voyant un Dream, blême, se lever de son tabouret. J'vous trouve quand même bien pâlot.... Bon, vous z'avez toujours eu cette face de cul d'aspirine, mais là, ça d'vient vraiment inquiétant !
– Te ferais-tu du souci pour moi, Mervyn Pumpkinhead ? ne put s'empêcher de demander le patron en question en esquissant un début de sourire, pour tenter de dissimuler son embarras. Il serra l'enveloppe dans sa main, froissant le papier, avant de la laisser machinalement tomber sur le plan de travail.
– J'suis payé pour vous garder en vie, répliqua le rouquin à la dentition irrégulière. J'fais juste mon job !
– Je t'en remercie. À propos, pourrais-tu aller acheter un cadeau pour Orpheus ?
Cette demande lui attira un regard désapprobateur de la part d'Eve mais Dream n'en tint pas compte : il ne s'était jamais occupé d'acheter les cadeaux de son fils, c'était le rôle de Calliope, et depuis leur divorce, il s'était toujours épargné cette besogne en lui envoyant quelques billets et un petit mot gribouillé à la hâte sur le coin d'une carte de visite. C'était triste à dire, mais depuis son départ, son fils était devenu un étranger. Il ne connaissait pas ses goûts, ses passions... Pas même sa couleur préférée. Il préférait ne pas prendre de risque...
Mervyn accepta à contre-coeur la mission confiée, mais une fois le patron hors de vue, il se retourna vers la cuisinière :
– Sûr que l'Boss, il gagnera jamais le prix de père de l'année.
Eve se contenta de lancer un triste regard à la porte par laquelle Dream avait disparu, avant de revenir sur les petits bonhommes qui avaient perdu leur bonne humeur. Dream relâcha la poignée de la porte et s'engouffra dans le couloir afin de ne pas entendre la suite de cette discussion concernant ses piètres aptitudes en tant que géniteur. Mervyn qui avait été finalement autorisé à prendre une pâtisserie, avisa la lettre laissée par Dream et en dépit des protestations d'Eve, qui se doutait bien du contenu de l'enveloppe, l'ouvrit et découvrit une simple carte achetée à une œuvre de charité qui n'existait plus et souhaitant un joyeux réveillon 1999. Mervyn retourna la carte, représentant un cottage sous la neige aux couleurs estompées et lu les mots lapidaires :
« Cher Morpheus,
Je te souhaite d'agréables fêtes de fin d'année. Tu trouveras dans cette enveloppe, un billet pour le cadeau d'Arviragus.
Nyx Underworld. »
– C'est qui ce Morpheus ?
Eve soupira d'un air triste.
– C'est le deuxième prénom de Dream, l'informa-t-elle en dépliant sa pâte sur l'îlot avant de la travailler à coups de rouleau à pâtisserie. Madame Nyx n'a jamais aimé le prénom « Dream ».
– Et c'te Arviragus ?
– Madame Nyx n'a jamais su retenir le prénom d'Orpheus.
Mervyn Pumpkinhead laissa retomber la carte dans la farine et songea à sa propre famille : il avait beau envier le train de vie de son patron, qui n'avait jamais à se soucier des affres du quotidien, à cet instant, il n'aurait pas troqué son existence contre la sienne.
Certes, les membres de sa famille pouvaient être parfois très intrusifs, comme ses tantes qui s'interrogeaient sur son célibat à durée indéterminée, mais il ne s'était jamais senti rejeté par sa famille. Il ouvrit la bouche et bombarda Eve de questions sur la famille Endless mais celle-ci, tenue par sa loyauté envers son « petit » refusa de répondre à ses nombreuses interrogations. Elle eut alors une pensée pour le petit garçon qu'elle avait rencontré pour la première fois, à l'aube de ses six ans. Elle suspendit son geste et sourit en songeant à cet oisillon assis dans l'escalier, relevant le nez d'un livre trop grand pour lui. Il lui avait souri et elle avait été de suite conquise par ses grands yeux bleus qui, jadis, pétillaient de malice et n'avaient rien de la bougie éteinte qu'ils étaient devenus. Elle reprit sa pâtisserie, mais le cœur n'y était plus. Une nouvelle chanson de Noël emplit la cuisine à l'ambiance devenue mélancolique.
Elle avait pour habitude d'adresser une prière au Ciel afin qu'il accorde un peu de bonheur à son petit protégé et cette année, plus que jamais, Eve espérait que sa prière soit enfin entendue...
***
Dès qu'il posait le pied à l'extérieur, Dream faisait toujours en sorte de se protéger du monde. Voulant échapper à son appartement-cellule, il avait opté pour une petite promenade afin de se dégourdir les jambes et se rafraîchir les idées, mais la frénésie des derniers préparatifs des fêtes de fin d'année le rattrapa dès qu'il s'approcha de New Bond Street. Bien décidé à ne pas se laisser submerger par cette cascade de bruits, il s'empressa de prendre son chemin de secours, composé d'une multitude de petites rues et de nombreux chemins de traverse . Il augmenta le volume de son vieil iPod noir, une antiquité dont il n'arrivait pas à se séparer, et mit ses écouteurs afin de se couper de la foule parasite et oppressante. Son esprit tranquillisé par ce cérémonial, il put se détendre et ralentit sa marche ; les mains enfoncées dans les poches de son caban noir, il se mit à fredonner doucement quelques notes de musique, sans se préoccuper des regards un brin étonnés de certains passants. Arrivé devant un passage piéton, il se tint à l'écart du petit groupe de touristes attendant de pouvoir le franchir. Lorsque le feu devint vert, Dream traversa tout en prenant garde à bien respecter un autre de ses rituels : celui l'obligeant à n'emprunter que les lignes blanches afin d'éviter toute mauvaise fortune. Arrivé face à St James, il accéléra le pas et franchit les grilles du parc pris d'assaut en cette fin de matinée. Il emprunta le même chemin qu'à l'accoutumée, dans le sens inverse des aiguilles d'une montre, pour rejoindre son banc favori.
Les habitudes rythmaient l'existence de Dream depuis son enfance. Ces curieuses « fantaisies », comme les surnommait affectueusement Calliope au début de leur histoire d'amour, le rassuraient, mais avaient fini par lasser son épouse, fatiguée de devoir constamment lutter contre un mari redoutant les flashs des appareils photos lorsqu'ils étaient invités à un événement mondain. L'une de leur plus terrible dispute avait eu lieu après un gala, auquel Calliope avait finalement été conviée après plusieurs années d'une longue attente. Elle avait passé des semaines à dénicher la tenue idéale, avait convoqué tout une armada de couturières et de couturiers à sa rescousse, et après d'innombrables crises de larmes, avait finalement trouvé LA robe idéale : une simple toge blanche, rappelant l'antiquité, mettant en valeur son corps divin. Dream, par amour, avait accepté de l'accompagner, vêtu d'une tenue inconfortable mais résolument branchée, qui lui avait valu les taquineries de sa sœur aînée. Dream augmenta le volume de la musique alors que malgré lui, il se replongeait dans ce souvenir.
Dans la voiture les conduisant au pied du tapis rouge, Calliope, extatique, avait serré sa main avec force, lui rappelant qu'ils formaient un couple parfait et que tous les regards seraient braqués sur eux. Cette simple phrase avait suffi à déconcerter Dream. Pris d'une soudaine et incontrôlable panique, il avait alors plongé la main dans la poche de son veston et au grand désarroi de son épouse, y avait déniché sa paire de lunettes de soleil qu'il avait déposée sur le bout de son nez. Calliope avait tenté de lui faire entendre raison, mais Dream n'avait pas cédé : cette paire de lunettes de soleil était le seul rempart qu'il avait trouvé pour se protéger des appareils photos qui ne manqueraient pas de foudroyer son corps exposé par la tenue choisie par Calliope, révélant une bonne partie de son torse glabre à la peau si blanche aux yeux du monde.
Elle n'avait plus rien dit de la soirée, et avait explosé à leur retour, le traitant d'ingrat et d'égoïste, lui hurlant au visage que pour UNE fois, c'était SA soirée, et qu'il avait tout gâché, avant d'aller s'enfermer dans leur chambre, le laissant se contenter de la chambre d'amis.
Elle ne lui avait plus adressé la parole pendant toute une semaine.
Dream ressassait toujours ces mêmes souvenirs depuis leur séparation, son cerveau prenant apparemment un plaisir vicieux à replonger la lame empoisonnée au plus profond de son cœur, savourant presque l'exquise douleur provoquée par cette auto-flagellation. L'image de Calliope le coupa à nouveau du monde l'entourant : Calliope attirait à elle nombre d'admirateurs, elle se nourrissait au contact d'autrui et répandait autour d'elle cette chaleur qui avait toujours fait défaut à son époux. Dream, au fil du temps, avait accepté de devenir son ombre, espérant capter un peu de sa lumière. Elle ne supportait plus son égoïsme, son désir de se dissimuler aux yeux du monde, attirant l'attention sur ses curieuses manies et devenant, de fait, l'objet de critiques et de commentaires désobligeants dont elle souffrait par ricochet. La roue d'une poussette frôla sa cheville. La mère exténuée s'excusa tandis que son nourrisson braillant à pleins poumons, jeta un regard à Dream et, au grand soulagement de sa mère, s'endormit instantanément. Dream baissa les yeux et se mit à fixer ses Doc Martens noires : il n'était que l'Étranger sans qualité, dont le seul don était de créer des histoires aptes à remuer les entrailles et la cervelle des lecteurs inconscients acceptant de se perdre dans les méandres de son imagination tordue.
Dream poussa un soupir soulagé en découvrant que son banc favori était libre. Son banc était malheureusement devenu une attraction touristique depuis son apparition dans une série iconique. L'écrivain avait été même outré d'y découvrir des gribouillis fanatiques, avant de s'en accommoder. Il s'y installa et sortit le quignon de pain dérobé dans la cuisine. Un trio de femmes passa devant lui et s'assit sur le banc voisin. La plus jeune se pencha pour tirer une pelote de laine du panier en osier posé à ses pieds et commença à la dérouler; la femme d'âge moyen assise au milieu s'en saisit avant de l'étendre à son tour jusqu'à la vieille femme qui l'attrapa entre ses doigts ridés. Elles se mirent à dévider la pelote de laine, tout en bavardant, observant les promeneurs déambulant parmi les oies et les canards, les véritables maîtres des lieux. Une oie s'approcha de Dream et d'un claquement de bec impatient, lui ordonna de lui offrir un peu de sa maigre pitance. Dream détacha un morceau de pain et le lui tendit. L'oie battit des ailes et s'empara de l'offrande du bout de son bec.
– Que fais-tu ? s'enquit une voix au-dessus de sa tête.
– Je nourris les oies, répondit-il en arrachant un nouveau morceau de pain qu'il lança à l'oiseau. Celle- ci l'attrapa au vol et l'avala tout aussi sec.
– Il paraît qu'il vaut mieux leur donner des petits pois surgelés, répliqua son interlocutrice en se glissant à ses côtés.
La jeune femme étira ses bras au-dessus de sa tête tout en dépliant ses jambes fuselées devant elle. Malgré la froideur de cette après midi de mi-décembre, elle ne portait qu'une légère veste en cuir noire, qu'elle avait laissé ouverte. Elle remua la pointe de ses lourdes bottes cloutées avant de se tourner vers Dream. L'Ânkh niché au creux de sa poitrine renvoyait de petits éclats argentés.
– Comment va mon petit frère préféré ? demanda-t-elle en lui offrant son plus beau sourire, lui donnant un léger coup d'épaule.
– Comme un artiste raté qui n'a pas écrit une ligne depuis des mois... soupira Dream d'un air las.
À cet instant, une balle fonça droit sur eux. L'oie furieuse quitta le champ de tir. La jeune femme tendit la main et rattrapa la balle au vol, s'attirant un sifflement admiratif de la part du lanceur maladroit.
– Joli coup, murmura-t-il, épaté, en détaillant la femme vêtue de noir.
Elle lui remit son bien. L'homme resserra ses doigts autour de la balle.
– Dites, ça vous dirait de boire un café quelque part ? demanda-t-il en coulant un regard inquisiteur à Dream. Votre ami pourrait venir lui aussi.
– Cet idiot n'est pas mon ami mais mon frère, répondit la jeune femme avec amusement.
Le visage de Franklin prit une expression de pur ravissement : à quelques jours du réveillon, ne venait-il pas de rencontrer la petite amie commandée sur sa liste de Noël ? La réponse de celle qu'il imaginait déjà embrasser sous les illuminations d'Oxford, le refroidit :
– Je pourrais être votre mère, le gourmanda-t-elle avec gentillesse.
Franklin s'apprêtait à lui répondre que l'âge n'était pas un problème mais Dream, exaspéré par cette parade amoureuse digne d'un mauvais téléfilm de Noël, lui décocha un regard prompt à tuer un immortel. Le jeune homme déglutit et fila sans demander son reste. Death, car tel était le prénom de sa sœur aînée, le réprimanda pour son manque de courtoisie, remarque à laquelle Dream répondit en levant les yeux au ciel.
– Comment m'as-tu trouvé ? l'apostropha-t-il en rangeant le reste de son pain dans la poche de son manteau.
– Quelle façon tout à fait charmante de me signifier que ma compagnie te dérange, Dream Endless ! répliqua sa sœur dans un sourire. Je suis passée chez toi et la tête de citrouille te faisant office d'assistant m'a dit que tu étais sorti... et comme ton univers se limite tristement à ton appartement et à ce parc, ça n'a pas été bien compliqué de te débusquer.
– Bien vu, Sherlock.
Le visage de Death devint plus sérieux. Elle tendit la main et la déposa sur le genou de son insupportable et insaisissable petit frère. Il tressaillit à son contact, mais ne se déroba pas.
– Que me veux-tu ? soupira Dream.
Sa sœur le scruta avec attention, relevant une nouvelle fois, la pâleur de sa peau et les cernes creusant son regard. Elle savait par Eve, dont elle était le deuxième enfant Endless favori, que les jours et les nuits se ressemblaient tous pour Dream et que, tel un funambule titubant, il ne parvenait plus à garder l'équilibre sur le fil de son existence fragile.
– Dream, tu es mon frère, répondit-elle en lui pressant la main avec affection. Je sais que le concept de liens familiaux t'échappe, mais moi, j'ai besoin de savoir que tu es encore en vie. Elle entrelaça ses doigts aux siens. Cela fait des jours que tu n'as pas répondu à mes messages !
– J'étais occupé... bougonna-t-il en retirant sa main de la sienne.
– A quoi donc ? A réfléchir à la grande question sur la vie, l'univers et le reste ? La réponse a déjà été trouvée : c'est 42 ! fit Death en se redressant d'un bond.
Elle déploya ses bras en l'air et s'étira avec lenteur. Puis elle se planta devant lui, les mains sur les hanches, et le dévisagea.
– C'est pas tout ça, petit frère, mais je ne compte pas moisir ici ! Alors soit tu restes à te morfondre comme le gothique attardé que tu es, soit tu m'accompagnes !
– Ai-je vraiment le choix ? soupira Dream en se levant à son tour avec grâce, malgré sa nonchalance.
Sa sœur aînée se hissa sur la pointe de ses bottes et lui donna une pichenette amicale, comme elle le faisait lorsque petit garçon, il devenait trop sérieux à son goût.
– Nous avons toujours le choix, répliqua-t-elle en l'attrapant par le bras avant de l'entraîner à sa suite, en dépit de ses protestations.
Dream, vaincu par le tourbillon d'exubérance qu'était sa sœur, renonça à prendre le chemin du retour habituel et se laissa entraîner dans la masse des promeneurs se pressant autour du palais. Ils prirent les petites rues qu'ils connaissaient bien tous les deux : Death aimait sa ville natale et la fréquentait non pas pour obéir à une routine, mais par amour envers cette capitale à laquelle elle revenait toujours, malgré ses nombreux vagabondages. Death pouvait partir durant des mois dans un pays étranger, notamment pour y dénicher de nouvelles inspirations musicales, mais Londres restait à ses yeux, la ville de son âme. Elle appuya sa tête contre l'épaule contractée de son frère et le guida à travers la cohorte grouillante de Piccadilly Circus. Ils s'engouffrèrent dans une petite rue étroite et pour le plus grand bonheur de Death, tombèrent face à un marché de Noël sauvage installé à la va-vite. La jeune femme poussa un cri de ravissement et désigna les guirlandes lumineuses se dessinant au-dessus de leurs têtes.
– Tu as vu Dream, on dirait de vraies étoiles !
Son frère suivit son regard et ne vit rien d'autre dans ces décorations, que de vulgaires illuminations de piètre qualité. Il fit un commentaire acerbe à ce sujet, ce qui lui valut un petit pincement de la part de son aînée.
– Pourrais-tu pour une fois, arrêter de faire ta mauvaise tête ! Tu vas finir par devenir aussi pénible que Desire !
Ils passèrent devant une échoppe imitant un chalet suisse de carte postale. Une jeune vendeuse à tresses faussement blondes plongea un bâtonnet recouvert de viande dans une marmite bouillonnante, diffusant de fortes odeurs fromagères, la touilla avec force avant de l'offrir à Death. Celle-ci s'en saisit bien volontiers et, sous les yeux quelque peu dégoûtés de son frère, croqua à pleines dents dans ce qui s'avérait être un morceau de poulet grillé tendre et juteux à souhait. Elle émit un petit grognement de plaisir alors qu'elle mâchait le tout avec délice. Un peu de fromage coula le long de ses lèvres, et Death s'empressa de le laper d'un coup de langue enfantin.
– Comment fais-tu cela ? marmonna Dream en détournant les yeux de sa sœur achevant sa brochette fromagère avec une délectation non dissimulée.
– Quoi donc ? répondit-elle la bouche pleine.
– Pour aimer cette vie.
Death retira la brochette de ses lèvres et demeura silencieuse quelques instants, fixant son frère d'un air triste. Elle n'avait pas toujours été cette personne enjouée goûtant aux petits bonheurs futiles de l'existence : comme Dream, elle s'était longtemps interrogée sur la place qu'elle devait occuper en ce monde dont certains codes lui échappaient mais, plus douée que lui, elle était parvenue à s'en accommoder. Elle brisa la brochette de bois entre ses doigts et la lança dans une poubelle se trouvant à sa portée. Elle avait mis du temps à comprendre comment fonctionnaient les gens ne faisant pas partie de son cosmos, en vérité fort peu étendu, et avait cru pouvoir trouver un refuge éternel dans la musique, avant d'ouvrir une brèche, par lassitude et peur de la solitude, dans ce refuge, pour laisser pénétrer un peu de cette humanité qu'elle avait jadis écartée.
Elle leva le nez en l'air et se mit à humer les odeurs de nourriture les enveloppant l'un et l'autre.
– J'essaye de voir le bon côté des choses. Tu sais, avoua-t-elle en raffermissant sa prise autour du bras de son frère. J'ai longtemps été en colère contre notre famille, et un tas de choses qui me révoltaient ou que je ne comprenais pas. J'ai finalement appris que cela ne servait rien d'exécrer l'humanité, elle le fait très bien elle-même... Tu ne crois pas ?
Dream eut un haussement d'épaules. L'un et l'autre reprirent leur déambulation à travers les échoppes proposant de multiples douceurs salées, sucrées et quelques confections artisanales que des acheteurs sans idées payaient à un prix dérisoire, afin d'avoir quelque chose à déposer au pied du sapin, le moment venu.
Death ferma les yeux et se mit à fredonner les quelques notes de musique s'échappant des hauts-parleurs grésillant installés pour les fêtes de fin d'année. Ils passèrent devant l'un d'eux et Death ne put réprimer un sourire malicieux lorsque la voix de Frank Sinatra remplaça la pop sucrée. Dream laissa échapper un semblant de rictus quand il entendit la voix de sa sœur se mêler à celle du crooner : Death le taquinait bien souvent sur sa passion musicale pour Sinatra.
Gone away is the bluebird
Here to stay is a new bird
As we go along
Walking in a winter wonderland
Guidés par la chansonnette poussée par Death, ils passèrent devant une nouvelle échoppe où, cette fois- ci, elle se vit offrir du vin chaud. Elle l'accepta, trempa ses lèvres dans le liquide épicé, avant de tendre le gobelet à son frère qui déclina dans une grimace éloquente. La foule redevint dense et Dream sentit ses tempes se mettre à bourdonner, prémices d'une crise d'angoisse qui ne tarderait pas à survenir... Death ne lui laissa pas le temps de fuir et le serra contre elle. Il savait qu'elle essayait de l'ancrer dans la réalité, mais il sentait qu'il commençait à se laisser submerger...
– N'est-ce pas la plus belle période de l'année, petit frère ! Oh, regarde ! s'écria-t-elle en pointant son index vers le personnage vêtu d'un long manteau rouge trop serré venant de s'installer sur un trône de pacotille. Le Père Noël !
Ledit Père Noël fut soudain pris d'assaut par une horde de gamins piaulant et hurlant, se battant à coups de pieds, de poings et de dents pour se frayer un chemin jusqu'à lui. Un garçon aux cheveux noirs bouscula Dream. Dream lui décocha un regard assassin mais le garçon, loin d'en être apeuré, répliqua par un fier doigt d'honneur avant de repousser les autres enfants pour parvenir en tête de ligne. Il tendit les mains, poussant un pauvre lutin aux jambes trop longues pour ses collants verts trop courts, et s'approcha du Père Noël fatigué en l'apostrophant comme un bon petit Diable sûr de son pouvoir. Le Père Noël se pencha et demanda le nom de l'enfant, celui-ci lui répondit qu'il se nommait Warlock, avant de se lancer dans une liste interminable de coûteux cadeaux.
– Toi aussi, tu pourrais t'asseoir sur les genoux du Père Noël pour lui demander une petite gâterie... susurra Death avec facétie en relâchant le bras de son frère. Un bon gros paquet à emballer et à déballer...
Une petite dame fort respectable toussota afin de marquer sa désapprobation quant à la teneur des propos tenus par la jeune femme. Death, remarquant la grimace outrée s'étant dessinée sur les lèvres de Miss de Bourgh, poursuivit de plus belle, tout en haussant le ton :
– Ça fait combien de temps que tu ne t'es pas envoyé en l'air, Dream ? A ce niveau d'abstinence, même le Père Noël doit te paraître à ton goût !
Un bruit de déglutition outragé lui parvint. Miss de Bourgh se redressa de toute sa petite taille respectablement emmitouflée dans son manteau de tweed.
– Viens Collins, fit-elle à l'intention de son petit chien saucisse vêtu d'un vêtement identique au sien.
Elle s'éloigna en tirant sur la laisse de son compagnon à quatre pattes, bien décidée à préserver la vertu de son petit teckel qu'elle pensait vierge de toute pensée impure et n'ayant point connu les délices de la chair. L'animal qui avait fréquenté, un temps, une jolie dalmatienne de son quartier, jeta un regard désolé à Dream dont il comprenait le malheur abstinent.
Soudain blême, Dream eut un petit rictus de dégoût
– Partager une quelconque intimité avec un homme prétendant être un vieillard à la barbe blanche n'a jamais fait partie de mes faiblesses, grande sœur. Maintenant, je te prie de bien vouloir m'excuser...
Sentant la nausée lui grignoter les entrailles, Dream s'enfuit à grandes enjambées avant que sa sœur ne puisse faire le moindre geste pour le retenir. Il joua des coudes, tout en plaquant sa main droite contre sa bouche, et trouva un chemin jusqu'à une poubelle où il put vomir de tout son saoul les restes du non-repas du matin et de la veille. Un couple passa derrière lui, émettant des petits sons consternés, assortis d'un couplet sur les ravages de l'éthylisme et sur la honte que devrait éprouver les ivrognes se livrant à pareil spectacle devant des enfants ! Dream se releva en essuyant ses yeux larmoyants et ses lèvres souillées. Il renifla, et son regard se posa sur son reflet se dessinant dans la vitrine d'une galerie d'art déserte. Il avait beau s'être remplumé depuis quelques mois, son apparence demeurait celle d'un fantôme. Il se recula d'un pas, prenant conscience pour la première fois depuis des lustres, de son apparence physique. Il porta la main à ses joues creusées, à ses yeux rougis de ces nuits sans sommeil, et, à la lumière des illuminations de Noël , parmi cette foule, son corps lui apparut dans toute cette fragilité que laissait deviner le manteau noir lui servant d'armure. Il était devenu une ombre, titubant dans ce monde éveillé auquel il ne parvenait plus à s'intégrer.
– Dream, commença Death qui venait de le rejoindre.
Il fixa sa sœur dont l'image se reflétait à côté de la sienne.
– Je ferais peur à un spectre... déclara-t-il d'un ton amer. Regarde-moi... qui voudrait d'un pauvre type qui semble avoir passé un siècle dans une cage en verre ?
– Dream, quand as-tu été heureux pour la dernière fois ?
Son cadet détourna les yeux pour masquer les sentiments l'animant à cet instant. Death était la seule personne de sa fratrie pour qui, il éprouvait une sincère affection. Elle le protégeait depuis toujours et leurs deux petites années de différence n'y changeaient rien : elle s'était fait un devoir de veiller sur lui. Elle avait toujours été son refuge lorsque son existence lui échappait ; pourtant, il s'était rarement confié à elle, car au sein de sa fratrie, les faiblesses de l'un pouvait servir les intérêts d'un autre. Il ne répondrait pas à cette interrogation, pas plus qu'il n'avait répondu à ses questions suite à son divorce avec Calliope ou sa rupture avec Nada, son premier amour.
Pas plus qu'il ne lui avait révélé ce secret qu'il cachait en lui depuis des années et qui, tel un cauchemar pourvu de dents acérées, revenait hanter ses pensées lorsqu'il sentait ce précipice émotionnel s'ouvrir sous ses pieds.
Une vague nauséeuse le saisit à nouveau.
Il prit une profonde inspiration, souffla doucement pour chasser la nausée et le souvenir d'un autre cruel Noël, et tenta de se rappeler d'un dernier instant de joie. La dernière fois qu'il avait été heureux ? Dream esquissa un sourire et sous le regard attendri de Death qui venait de retrouver le petit frère tant aimé, songea à cette période bénie et éphémère durant laquelle Calliope et lui ne se livraient pas encore à cette guerre des nerfs silencieuse.
À cette époque, ils goûtaient à de longues siestes crapuleuses dans l'atelier de Calliope et s'adonnaient à des ébats qui les laissaient toujours repus et comblés. Dans ces instants-là, ces moments perdus à jamais, lorsqu'il faisait courir ses doigts le long du ventre de sa femme, il était heureux ; lorsqu'il baisait ses bras souples et ses jambes fuselées, il se sentait vivant ; lorsqu'il laissait ses lèvres explorer ses fesses ou son sexe humide et accueillant, il était à sa place. Quand il lui faisait l'amour et discutait avec elle jusqu'aux lueurs de l'aube, il était prêt à conquérir le monde des lettres pour la rendre fière de lui.
Il baissa la tête pour examiner ses doigts rougis par le froid. Il n'avait pas seulement perdu sa femme trois ans plus tôt, il avait également laissé s'échapper sa Muse...
– Il est grand temps pour toi de regagner le monde des vivants, Dream. Tu ne peux pas rester à pourrir dans ton royaume jusqu'à la fin de tes jours !
– En quoi cela serait-il dérangeant ? répondit-il en haussant les épaules
– Dream ! le réprimanda Death avec sévérité. Tu as un fils ! Orpheus a besoin d'autre chose qu'un fantôme en guise de père !
– Un père, ricana-t-il avec aigreur. Un père qu'il ne voit que quelques semaines dans l'année et qui n'a pas même pas l'honneur de porter ce titre à ses yeux !
– Viens à la maison, reprit alors Death en s'accrochant de nouveau à lui. Nous sommes tous là-bas !
– Je te rappelle que la dernière réunion familiale s'est achevée sur un fiasco!
– Tu es un Endless que tu le veuilles ou non, nous sommes ta famille. Cela te changerait les idées, viens, Dream. Ne m'oblige pas à te supplier.
Une famille... Dream secoua la tête. Il n'avait jamais considéré les siens comme une véritable famille. Ils formaient plutôt un clan composé de différentes entités plus ou moins conciliables qui n'étaient jamais parvenues à se comprendre et encore, moins à s'entendre. Leurs dissensions s'étaient accentuées au fil des années et, devenus adultes, leurs retrouvailles étaient toujours sources d'échanges houleux, mêlant les vieilles rancœurs enfantines et les jalousies pour des bagatelles. Death pressa sa joue contre son épaule. Dream fut sur le point de décliner à l'invitation, mais sa sœur insista de cette voix rassurante qui savait si bien ébranler sa volonté. Il consentit, du bout des lèvres, et contre la promesse de ne plus être harcelé de messages jusqu'au Nouvel An, à participer à cette comédie fraternelle.
***
Le cab déposa Dream et sa sœur devant la demeure Endless. Abandonnant Death et son sourire qui lui permettrait d'obtenir une petite ristourne sur le prix de la course, Dream pressa l'interphone du portillon. Une caméra accrochée sur la façade se tourna vers lui et après quelques minutes d'attente, le portillon émit un bruit sourd, autorisant Dream et Death à pénétrer dans la petite allée bordée de haies taillées au centimètre près. Ils montèrent les quatre marches d'un perron parfaitement lustré et ce fut Death, cette fois-ci, qui actionna la sonnette de la porte d'entrée. Le même manège se reproduisit et ils durent encore patienter avant d'être autorisés à entrer dans le vestibule.
Death se tourna vers lui avec un petit sourire qu'elle voulut rassurant, mais une boule d'angoisse avait commencé à se former dans l'estomac de Dream, le lestant comme du plomb.
– Bienvenue à la maison, Dream, fit Death dont la voix se perdit dans l'immensité de la pièce déserte.
Il ne répondit pas.
Un domestique s'approcha d'eux, Dream ne fut guère surpris de découvrir que ce membre du personnel n'était pas le même que la dernière fois : dans la demeure Endless, les domestiques faisaient rarement long feu. Le petit homme leur demanda s'il devait les débarrasser de leurs manteaux. Death accepta de lui donner sa veste, contrairement à Dream qui garda son caban, ne pouvant réfréner un geste pour le resserrer autour de sa frêle silhouette.
Il s'avança jusqu'à l'escalier s'élevant sur les trois étages que comptait la maison. Il leva la tête et laissa les rayons de la lune traversant le verre de la coupole caresser son visage. Death lui tapota l'épaule et tous deux entamèrent la longue ascension menant jusqu'au deuxième étage. Ils traversèrent un long couloir où flottait une désagréable odeur de lavande synthétique, quelques miroirs aux murs reflétaient leurs deux silhouettes longilignes. Des enceintes diffusaient en boucle, les musiques de leur père. Un portrait à l'huile le représentant en tenue d'apparat – Chronos Endless caressait toujours l'espoir d'être anobli pour services musicaux rendus à la couronne –, mais avec trois décennies de moins, trônait fièrement près de la grande porte blanche qu'ils s'apprêtaient à franchir.
– Prêt à entrer dans l'arène ? demanda Death à son frère.
Dream acquiesça lentement. Elle poussa la porte et une vague vocale déferla sur Dream. Il fit un pas de recul, mais Death le saisit par le poignet, l'obligeant à la suivre. La porte donnant sur l'enfer familial se referma derrière lui. Il prit une profonde inspiration avant de plonger au cœur du cirque Endless.
La première à s'apercevoir de sa présence fut sa plus jeune sœur qui était en train d'exécuter un poirier sur l'un des canapés en cuir blanc encerclant le gigantesque globe terrestre en cristal servant à ranger les bouteilles d'alcool.
– C'est Dream ! s'écria la jeune fille en ramenant ses chaussettes colorées et dépareillées sur le sol.
D'une cabriole, elle se retrouva sur la pointe des orteils et s'approcha de lui d'un pas de cabri désarticulé. Elle se planta face à Dream et se mit à le fixer de ses grands yeux vairons : son œil bleu pétillait de malice tandis que son œil vert étincelait de ruse. La dernière fois qu'il s'était retrouvé en présence de Delirium, elle arborait une crête rose ; ce jour-ci, elle était coiffée de deux couettes mal attachées aux couleurs de l'arc-en-ciel.
– Dream ! Dream ! commença-t-elle à chantonner en l'attrapant par les mains pour l'entraîner dans une petite danse de son cru. Dream ! Dream !
Il parvint à se dégager de son étreinte, mais cela n'arrêta pas l'élan de la petite dernière des Endless. Elle s'élança dans une série d'entrechats à travers la pièce. Son intermède avait suffi à interrompre les échanges houleux entre les jumeaux. Despair, vêtue d'une longue robe de soirée grise, se leva d'un bond, son éventail recouvert de plumes pressé contre sa poitrine:
– Est-ce un rêve? Est-ce bien vous, mon frère que nous croyions perdu, emporté par les flots amers d'un amour disparu?
Death s'inclina vers un Dream fort peu déconcerté par les airs tragiques de leur cadette et lui chuchota à l'oreille :
– Despair a échoué au casting du dernier Macbeth, lui apprit-elle, tandis que leur soeur s'était lancée dans une longue tirade sur les amours perdues tout en jouant de son éventail.
Desire scrutait son frère aîné de ce regard mordoré qui avait charmé nombre de pauvres âmes innocentes. Un sourire s'esquissa sur ses lèvres carmin, révélant de séduisantes incisives. Dream frissonna. Il ne savait jamais ce qui se tramait dans l'esprit tortueux de son adelphe...
– Regardez qui voilà, ronronna Desire en ramenant ses jambes sur le canapé. Booker Prize daigne enfin descendre de son royaume pour se mêler au cénacle des demi-dieux.
Iel porta son verre à ses lèvres, en retira la cerise posée sur le bord qu'iel déchiqueta d'un coup de dents.
– Je suis ravi de te voir en pleine forme, Desire, déclara Dream en redressant le menton, ne relevant pas le surnom que Desire avait utilisé
– Toujours aussi dégoulinant de cette courtoisie hypocrite, l'attaqua Desire en crachant le noyau contre le globe en cristal. Pas étonnant que Calliope ait pris les jambes à son cou.
Dream refusa de se laisser toucher par le coup de poignard vicieux que venait de lui asséner Desire.
– Parce qu'elle était contorsionniste en plus ?! s'exclama Delirium qui se jeta au travers du sofa qu'elle occupait précédemment. Dream, reprit-elle en battant des jambes en l'air. J'ai écrit un poème, tu veux l'entendre ?
Avant que Dream n'ait eu le temps de décliner l'aimable proposition, Delirium se racla la gorge et prenant une voix plus aiguë qu'à l'accoutumée, se mit à brailler à pleins poumons :
C'EsT un AnGe À BoUcLeTtEs
Et Un DéMoN à TêTe OrAnGe
Un JoUr L'eNcOrNé PrEnD cOuRaGe
Et À l'AnGe MoNtRe Sa....
Elle hurla le dernier mot rimé avec toute la force que lui permettaient ses poumons de personne n'ayant pas la taille d'une adolescente de quatorze ans, avant de s'écrouler, hilare, ravie d'avoir pu lâcher une insanité en public. Desire ne put réprimer un sourire amusé et s'apprêtait à trouver la réplique qui permettrait à sa petite sœur de faire fonctionner de nouveau sa créativité oratoire lorsqu'une voix grave s'éleva dans la pièce, devançant ses intentions :
– Delirium, veux-tu bien cesser et te tenir correctement.
Dream aperçut alors la haute silhouette, dissimulée sous un long manteau d'un vert élimé, de l'aîné de la fratrie Endless. Le visage caché sous sa capuche, Destiny se tenait dans un coin de la pièce et consultait la tablette enchaînée à son poignet. Personne ne savait quel métier exerçait Destiny, ils savaient juste que celui-ci pouvait, d'un simple clic, impacter sur l'existence même de dizaine de milliers de personnes.
Destiny lui accorda un vague petit signe de tête avant de se replonger dans ses multiples tableaux Excel débordant de chiffres à plusieurs zéros. Destiny n'était pas le plus loquace des Endless et ne prenait jamais part à leurs discussions. Nul ne lui connaissait de relation et aucun Endless n'avait franchi le seuil de sa maison qu'ils étaient tous bien incapables de situer.
– Je t'offre quelque chose, Dream ? demanda Death en ouvrant la réserve d'alcool de leur père.
Il refusa, ce qui lui valut un nouveau regard dédaigneux de la part de Desire.
– Sobre comme un moineau, chaste comme une nonne...
– Lennon s'est fait tuer par un fan ! intervint Delirium qui venait d'adopter une nouvelle position décontractée, une jambe en l'air et l'autre jouant des orteils. Tu vas te faire tuer par un fan, Dream ?
– Vu la proportion de tarés qui l'admirent, ricana Desire en se servant un nouveau verre, c'est tout à fait possible.
Dream s'apprêtait à remercier son adelphe de s'inquiéter pour son sort, lorsque Delirium sortit un livre de la poche détricotée du gilet bariolé qu'elle portait. L'ouvrage en question, écorné et recouvert de gribouillis ne la quittait jamais. Elle le sortait toujours à un moment donné afin de citer son auteur favori.
– Richard Madoc est beaucoup plus connu que toi, Dream ! Il a plus de chance de se faire tuer ! Richard, Richard, commença-t-elle à chantonner en pressant le livre contre sa joue. Tu sais que l'un de ses romans va être adapté en film ? Et un autre, en série ? Pourquoi tu n'as pas de série, toi ?
Dream dédaigna répondre et saisi par de nouvelles crampes d'estomac, s'assit à côté de Despair. Sa sœur ramena contre elle la longue traîne de sa robe de soirée maculée de taches et, le bras appuyé contre l'accoudoir, se lança dans un nouvelle tirade désespérée d'une pièce qu'elle ne jouerait jamais .
– Dream ! Dream ! s'entêtait la plus jeune des Endless. Tu n'as pas répondu à ma question ! Est-ce que tu connais Richard Madoc ?!
L'image, fugace, d'une paire d'yeux bleus traversa le champ de vision de son frère. Il réprima un rictus amer avant de détourner la tête, tout en laissant échapper, d'un ton coupant, qu'il n'avait pas l'honneur de connaître « cet homme ». Desire avala les dernières gouttes de son breuvage avant de reporter son regard fauve sur son frère aîné. Leurs yeux se croisèrent et Dream n'eut pas besoin de parole pour comprendre les mots se formant sur la bouche aux lèvres écarlates : « tu mens ».
Delirium ignorant cet échange muet, ouvrit une page du livre et, sans s'apercevoir du pouvoir dévastateur que pouvaient parfois avoir les mots, entreprit à haute voix la lecture de l'une de ses nouvelles de Richard Madoc. La lecture jeta un froid étrange entre les Endless plus âgés. Indifférente à ce changement, tout en continuant de faire des moulinets à l'aide de ses jambes, Delirium poursuivit sa lecture, laissant chaque mot proféré s'enfoncer un peu plus dans le cœur de son frère aîné.
Cette nouvelle, intitulée L'Étranger était l'une qui avait valu à Madoc de nombreux prix littéraires et les compliments de nombre de ses pairs.
– Certaines choses sont trop grandes pour être vues, certaines émotions sont trop grandes pour être ressenties, lut Delirium avec dévotion.
Dream savait qu'il n'y avait nulle trace de cruauté dans cette lecture exécutée – Delirium s'était prise de passion pour Madoc au cours de l'été et avait dévoré tous ses ouvrages en à peine deux semaines –, mais celle-ci résonnait comme un couperet contre la nuque de Dream. Ces mots, ces simples mots écrits quinze ans plus tôt, étaient une lame à la pointe aiguisée dont il ne pouvait supporter davantage la morsure.
Il se leva d'un bond, bousculant Despair au passage. Cette dernière émit un petit cri strident tout en lui donnant un petit coup d'éventail.
Dream savait qu'il n'aurait jamais dû venir ici ! Que sa présence en ces lieux réveillait des souvenirs bien plus anciens que ceux, déjà douloureux, de sa rupture avec Calliope. Dans cette maison qui l'avait vu passer d'état d'enfant solitaire à étrange adolescent puis à jeune adulte perclus d'angoisse, les réminiscences l'attaquaient de tous les côtés.
– Dream, fit Death en lui décochant un regard inquiet. Tu ne peux pas déjà partir !
– Ça serait très impoli de ta part, renchérit Desire en se servant un nouveau verre, d'autant plus que notre petite sœur n'a pas terminé sa lecture, et elle a très envie de te lire cette nouvelle jusqu'au bout, pas vrai, ma douce sœurette ?
Dream s'apprêtait à quitter le salon lorsque la porte s'ouvrit sur une longue silhouette familière. Delirium cessa de lire et s'empressa de cacher son livre sous elle. Comme tous les autres, elle se figea soudainement et fixa l'homme qui, accompagné d'une petite femme blonde, s'avançait vers eux de sa démarche de serpent. Il s'écroula sur le fauteuil fermant le cercle, posant ses pieds sur la table basse et se mit à toiser l'assemblée avec mépris.
– Booker Prize, susurra-t-il en jouant avec la lourde chaîne en or, agrémentée d'un pendentif représentant un sablier, se nichant au creux de sa poitrine pourvue d'une épaisse toison rousse dévoilée par une absence de chemise sous sa veste. J'te croyais mort !
Il se tourna vers la jeune femme perchée sur l'accoudoir. Un petit ventre de femme enceinte pointait sous l'étoffe de sa robe en cuir. L'homme aux yeux sombres porta la main à son oreille droite et en nettoya le conduit auditif à l'aide de son auriculaire.
– Diana va me chercher un cognac !
– C'est Rhéa, le reprit sa jeune épouse avant de se relever pour aller se servir dans le globe terrestre en cristal.
Chronos Endless attrapa le verre tendu et se lova, tel un roi sûr de son pouvoir, au creux de son fauteuil. Il était fier de cette carrière de pop star bâtie sur un malentendu, entretenue au fil des ans grâce à son opportunisme et sa façon, toute personnelle, de se servir du scandale. Chronos Endless n'était pas avare en provocations verbales et sa dernière saillie lui avait valu la colère d'une bonne partie du pays.
Il porta le verre à ses lèvres et le but d'un trait. Son clan, celui qu'il avait construit au gré de ses nombreux mariages, faisait aussi le bonheur des tabloïds et était une part non négligeable de sa célébrité! Il observa ses enfants qui se tenaient tous assis et qui n'avaient pas proféré un mot depuis son entrée. Seul Dream, le fils de Nyx, se tenait debout. Impassible. Arborant cet air de défi qu'il exécrait. Ce petit rat arrogant qui introduisait des livres à son nez et à sa barbe alors que Chronos les avait en horreur, ces fichus bouquins !
– Tu t'es enfin souvenu de ton héritage, Booker Prize ?
Il était à l'origine de ce surnom dérisoire, repris par Desire, depuis la parution du tout premier livre de son fils. Il ne savait toujours pas comment celui-ci s'était débrouillé pour parvenir jusqu'à la publication, Chronos Endless n'ayant aucun lien, et ne cherchant pas à en avoir avec le monde littéraire, – le dernier prête-plume qui avait tenté de le convaincre de rédiger sa biographie s'était fait chasser manu militari –, il n'était pas intervenu pour favoriser la carrière de ce petit merdeux à la cervelle farcie par toute cette foutue littérature !
– Et ton morpion là, comment il s'appelle déjà ? Detritus, il n'est pas avec toi ? attaqua-t-il de nouveau, espérant décontenancer son fils.
Celui-ci restait résolument muet, le fixant de son air prétentieux et arrogant, ce qui avait le don de le foutre pas mal en pétard.
– C'est Orpheus, papa ! s'exclama Delirium dans un gloussement, ravie de servir d'aide-mémoire.
– Oh, la ferme, Dementia ! Detritus, Titus ou Andronicus, c'est la même fiente intellectuelle ! J't'en foutrais moi, des prénoms à la con ! Vénus, va me chercher un autre verre !
– C'est Rhéa, rectifia de nouveau son épouse tout en exécutant l'ordre demandé.
Les enfants Endless demeuraient silencieux: Desire contemplait ses ongles, Despair mordillait son éventail, Destiny poursuivait ses activités sur sa tablette, Delirium avait adopté une posture assise, les doigts crispés sur le bas de sa jupe en patchwork recouvrant ses jupons rayés. Death quant à elle, assumant son rôle de grande sœur bienveillante, surveillait l'échange entre son père et son frère, redoutant une nouvelle confrontation.
Rhéa tendit son verre à son époux. Chronos s'en empara et en lapa une profonde gorgée.
Ses enfants ne l'aimaient pas, pas plus qu'ils ne l'admiraient ou le respectaient, ils avaient appris à se taire en sa présence et à dissimuler le mépris qu'ils éprouvaient à son égard. Il ne cherchait pas à en être aimé non plus, mais leur présence lui avait toujours été utile, notamment lorsqu'il les exhibait, enfants, sur le tapis rouge, parfaitement rangés par années de naissance, offrant l'image d'une fratrie unie, noyée sous le feu des projecteurs.
Chronos tourna le verre entre ses doigts, comme cherchant à se noyer dans cet alcool réconfortant. Ils n'étaient pas assez bons comédiens... Destruction, celui qui lui ressemblait le plus avec ses cheveux roux, avait été le plus doué à cette petite mascarade. Chronos était même tombé dans le panneau et lui avait donné une grosse d'argent pour le récompenser de cette piété familiale. Mal lui en a pris : le fils prodigue s'était volatilisé avec son argent et ne donnait plus aucun signe de vie.
– Regardez-moi ça, rugit-il avec morgue, en tendant son verre tremblant vers sa progéniture. Six femmes différentes et pas une pour me pondre un mioche correct !
Son regard s'attarda tout particulièrement sur Dream : l'orgueilleux Dream et ses immenses foutus yeux bleus qui ne cessaient de le juger ! Tout petit déjà, il ne supportait pas de voir ce regard posé sur lui le lendemain d'une beuverie ou lorsqu'il ramenait une de ses nombreuses conquêtes dans la demeure Endless. Dream ne lui avait jamais craché son mépris à la figure, mais Chronos n'avait pas besoin que les mots soient dits pour les entendre.
Il acheva son verre avec rage, sentant tout le poids de cette hostilité renvoyée par ses propres enfants. Pas un pour rattraper l'autre, mais Dream était le pire de tous. Ce Dream qui ne l'appelait plus « père » depuis des années. Ce Dream qui s'était bâti un royaume de ses propres mains et dont la notoriété commençait à surpasser la sienne. Ses doigts se resserrèrent autour de son verre. Sa seule consolation était de savoir que le propre fils de Dream n'avait aucune affection pour lui.
Un sourire cruel tenta de s'étirer sur ses lèvres figées par un abus d'injections. Chronos ne redoutait que deux choses : la course inexorable du temps et la pensée que Dream pourrait obtenir de son fils, ce que lui n'avait jamais obtenu : son amour.
– Et toi, toi, balbutia-t-il les yeux brillants, toi, Dream Endless, tu n'es qu'un ingrat ! Pas une visite depuis des mois ! Pas un coup de fil pour t'inquiéter du sort de ton vieux père ! Qui a payé les nourrices chargées de torcher ton précieux petit cul ? Qui t'a payé tes écoles de snobinards ? Moi ! J'ai... j'en ai fait bien plus pour toi, que toi, tu en fais pour ton putain de mioche !
– Père, commença Death. Je crois...
– Je suis bien meilleur père que toi... oui, bien meilleur... murmura Chronos en fixant le fond de son verre.
Dream ne réagit pas. Les mots une nouvelle fois cependant, s'imprimèrent dans son esprit, distillant leur venin. Chronos avait sans nul doute raison, mais il ne laisserait pas transparaître son émotion. Il redressa le menton, adoptant cette posture de froide indifférence lui permettant de dissimuler ce qu'il ressentait. Dream avait su, au fil du temps, se façonner un masque pour cacher les cicatrices invisibles infligées par les paroles assénées par ceux qu'il avait aimés et qui avaient fini par le trahir. Il lança un dernier regard à son père, un regard dénué de tout sentiment et sans tenir compte des supplications de sa sœur aînée, tourna les talons et quitta la pièce. Son père ne chercha pas le retenir et lorsqu'il claqua la porte, un flot d'injures se déversa sur lui.
***
Dream s'apprêtait à emprunter le grand escalier lorsque trois silhouettes familières, celles des trois avocats de son père, apparurent dans son champ de vision. Les trois avocats, deux hommes et une femme, plongés en pleine discussion, ne le virent pas. L'écrivain, peu désireux d'amorcer un quelconque contact avec eux, ouvrit la première pièce se présentant à lui et s'y réfugia. La jeune femme, Miss Kleinschmidt, tourna alors la tête en fronçant les sourcils. Son comparse l'observa avec attention par-dessus ses petites lunettes cerclées.
– Un problème, Miss Greta ?
– Aucun, Mr Harmony, le rassura-t-elle d'un sourire.
Ils reprirent leur conversation portant sur la menace d'un procès contre leur célèbre client suite à des propos tenus à une heure de grande écoute à la radio.
Le trio en charge des affaires de Chronos Endless ne comptait plus le nombre de sommes versées et d'accords de confidentialité signés pour éviter les ennuis judiciaires à cet homme incapable de dompter son tempérament déplorable. Mr Harmony proposa alors de tirer à courte-paille afin de déterminer quel rôle chacun aurait à tenir au cours des semaines à venir : Miss Kleinschmidt fut chargée de régler cette histoire de procès ; Mr Glozier se retrouva avec un dossier particulièrement épineux impliquant un test de paternité et Mr Harmony quant à lui, dut s'occuper de la future vente d'une propriété appartenant aux Endless, afin de renflouer les caisses. Tous les trois savaient que leurs congés de fin d'année seraient dévolus à sauver, encore une fois, la tête de leur employeur.
Loin de toutes ces considérations financières et judiciaires, Dream savourait ces quelques minutes de silence.
Il poussa un profond soupir, évacuant toute la tension accumulée depuis son arrivée dans sa maison d'enfance. Il s'adossa contre la porte et se laissa glisser contre elle, les genoux repliés contre le menton, ses mains soutenant ses tempes. Il tenta de maîtriser sa crise d'angoisse, qui revenait en force. Il ferma les yeux, tentant de chasser les visages et les voix se confondant dans son esprit : celle de Nada, son premier amour, le suppliant de ne pas la quitter ; celle de Calliope lui criant, alors qu'il gardait un air stoïque, tout le mal qu'elle pensait de lui et celle de Richard Madoc.
Il replia ses doigts contre sa tête, enfonçant ses ongles dans sa peau pour chasser cet homme de ses pensées. S'il le pouvait, il extrairait à mains nues ces souvenirs douloureux de son cerveau. L'image de leur dernière entrevue, sous une pluie mêlée de neige, s'insinua entre lui et la réalité. Le visage de Madoc si proche du sien qu'il pouvait en percevoir chaque détail : les poils de sa barbe mal rasée, les cernes entourant ses yeux d'un bleu si sombre qu'ils en devenaient presque noirs et surtout, sa voix, sa voix lui soufflant au creux de l'oreille : « Les auteurs sont des menteurs, mon cher Dream, mais ça, tu le savais déjà... »
Un coup vif donné contre une vitre le fit sursauter, brisant le souvenir en mille éclats. Dream redressa la tête. Le bruit se répéta. Il se leva et franchit le bureau de Chronos Endless d'un pas titubant, une légère migraine commençant à le saisir.
Une corneille se tenait sur le rebord de la fenêtre et semblait réclamer son attention. Dream lui ouvrit, laissant l'air glacial de la nuit pénétrer dans la pièce. Le clair de lune régnait sur le ciel dépourvu de nuages et nimbait le bureau d'un halo lumineux.
L'oiseau se mit à voler à entre les étagères métalliques où étaient exposés les différents prix accumulés par Chronos au cours de sa carrière. Elle se posa sur le bureau, qu'il occupait rarement, et tourna la tête vers le tableau accroché au mur. Dream s'approcha de l'oiseau, se rappelant alors de l'enfant qu'il avait été, ce petit garçon à la tête pleine de rêves, croyant dur comme fer avoir le pouvoir de communiquer avec les corvidés avec lesquels il prenait plaisir à converser dans les nombreux parcs londoniens. Il tendit la main vers une des plumes tombées du corps de l'animal et la fit tourner entre ses doigts : c'était sans doute pour satisfaire ce vieux rêve d'enfance, qu'il avait donné à son Marchand de Sable un corbeau en guise de fidèle compagnon.
L'oiseau poussa un cri et se mit à battre des ailes dans un mouvement frénétique.
Dream leva les yeux et contempla le tableau oublié. Son père n'avait jamais aimé la peinture, son mépris pour cet art n'était cependant en rien comparable à la détestation qu'il vouait à la littérature, et ce tableau, mis à part son portrait, était le seul conservé dans la demeure Endless.
A la lumière de la lune, il pouvait distinguer les contours de la demeure aux murs blancs, perdue au milieu d'une forêt de sapins. La maison n'avait rien d'inquiétant, bien au contraire ! Dream ferma les yeux et laissa son esprit s'échapper en des contrées moins hostiles : celle d'une enfance aux contours s'estompant peu à peu. Un sourire s'étira sur ses lèvres. Une cavalcade dans un escalier, une odeur de nourriture réconfortante chatouillant ses narines.
L'image d'un enfant, qui n'était pas lui, rejaillit des limbes de sa mémoire : un petit garçon aux yeux bruns, doté d'un curieux menton, et celle d'une main à la peau mate attrapant la sienne pour lui montrer les traces de pas d'un renard dans la neige.
Les doigts du petit Dream s'entrelaçant à ceux de son nouvel ami...
– Rare image d'un Dream au repos ! fit une voix non loin de lui, le ramenant à la réalité.
La corneille prit son envol et disparut à travers la fenêtre entrouverte. Dream ouvrit les yeux. Desire, son téléphone dernier cri braqué vers lui, lui sourit avec malice.
– On parle aux corbeaux, frère aimé ? Et moi qui croyais que tu avais arrêté. Les tarés qui me suivent juste parce que nous partageons une moitié d'ADN vont être aux anges avec cette photo !
– Je t'interdis de la poster ! vociféra Dream, dents serrées, furieux de s'être laissé surprendre en position de faiblesse.
– Trop tard, mon frère chéri. J'ai bien le droit de trouver quelques avantages à notre parentage ! acheva Desire avant de ranger son portable dans la poche de son pantalon en cuir rouge.
Iel s'approcha de son frère de sa démarche féline, l'enveloppant dans son parfum provocant. Il contempla quelques instants la peinture, avant de reporter son attention sur son aîné qui semblait perdu dans un bien curieux rêve.
– Je me demande bien pourquoi le vioque a fait peindre cette croûte, s'interrogea Desire en jouant avec le collier de rubis niché au creux de sa poitrine. Il a toujours détesté ce trou paumé ! Tu es déjà allé là-bas, toi ?
– Une fois, laissa échapper Dream en fixant de nouveau la toile sans rentrer davantage dans les détails, n'ayant aucune envie d'échanger la moindre confidence avec son adelphe.
Dream, alors âgé de sept ans, avait été exilé loin de Londres suite à pneumonie. Le médecin de l'hôpital où il avait été transporté d'urgence, un homme débonnaire à la voix rassurante, avait alors conseillé à sa nourrice de le faire bénéficier de quelques jours de repos à la campagne. Sa mère ayant une conférence à assurer et son père se trouvant à l'étranger pour une série de concerts, le petit Dream avait été placé dans un train, le corps recouvert de nombreuses pelures de vêtements, et avait atterri à Tadfield.
Une femme rousse vêtue d'une tenue bariolée et travaillant pour son grand-père paternel l'avait de suite pris sous son aile et, tout en lui donnant du « mon petit oiseau », s'était assuré de le gaver de douceurs durant toute la durée de son séjour. Il avait également passé de longs moments dans la bibliothèque de son grand-père, qui lui avait fait découvrir quelques classiques dont les titres ravissaient encore son esprit.
C'était lors de ce séjour que Dream Endless avait compris le pouvoir des mots.
– Comment elle s'appelle déjà, cette maison ? le questionna Desire qui l'observait d'un regard intrigué, percevant les subtils changements s'opérant sur le visage de son aîné.
– Le Songe, répondit Dream dans un murmure.
Les traits de son visage s'étaient adoucis, le faisant davantage ressembler à cet adolescent qu'il avait été autrefois. Desire fut sur le point d'ajouter quelque chose, sans doute pour recueillir une précieuse confidence de cet aîné qui en était avare, mais constatant que celui-ci, s'était de nouveau perdu dans un royaume qui lui était inaccessible, iel se résigna à clore cette discussion. Desire le salua du bout des lèvres, Dream ne l'entendit pas.
Une fois dans le couloir, Desire sortit son téléphone et consulta la photo de son aîné qui, contrairement à ce qu'iel avait prétendu, n'avait pas encore été postée sur son compte Instagram. Iel agrandit la photographie et effleura du bout de ses longs ongles rouges, le visage de ce frère qui lui demeurait inconnu. Les dix ans les séparant les avaient peu à peu conduits à ce fossé d'incompréhension et Desire ne savait comment créer un lien avec ce frère qu'iel admirait.
Tout ce que Desire possédait de Dream était de vagues souvenirs d'enfance, des chicaneries et quelques photographies prises à son insu pour piquer son attention. Desire sélectionna un filtre pour rendre la photo de Dream un peu plus floue et la partagea à ses followers, sans aucune légende.
Dream sortit son téléphone de la poche de son manteau, une antiquité dont sa sœur se moquait bien souvent, et composa le numéro de son agent. Un bruit de fond lui parvint : celui de cris entremêlés de sanglots hystériques.
– Johanna...
– Dream ! Enfin ! hurla son agent au bout du fil. Tu sais que mon abrutie de stagiaire t'a transféré le mauvais mail ! Elle t'a envoyé l'invitation d'une librairie perdue au fin fond du trou du cul du Royaume-Uni !
– J'accepte la séance de dédicace.
– Tu vas voir, je vais lui faire un rapport salé ! Et... tu quoi ? s'écria Johanna d'un ton redevenu joyeux. Dream, je savais que tu m'écouterais ! Je vais prévenir Foyles.
– Non, corrigea-t-il, les yeux rivés à la peinture. J'accepte la séance de dédicace chez A.Z. Fell&Co.
***
À Tadfield, charmante petite bourgade située au cœur du Royaume-Uni, la façade A.Z. Fell&Co s'habillait de ses plus belles décorations. Un homme, grimpé sur une échelle, mettait une dernière touche lumineuse à la porte tout en fredonnant un chant de Noël. Un chien noir était allongé sur le porche et le surveillant d'un œil paresseux. La librairie était une institution vénérable dans la petite ville depuis sa création en 1800 et s'était transmise de génération en génération, de même que le prénom du fondateur de la lignée. La librairie avait survécu à une épidémie de choléra, aux deux guerres mondiales, à différentes récessions économiques et même à un incendie et se dressait encore fièrement sur ses fondations. Son actuel propriétaire quant à lui, mettait tout en œuvre pour faire prospérer l'héritage familial.
– Non, Mr Brown, soupira Aziraphale, non je ne possède pas cette réécriture « interdite » des Trois petits cochons, mais je peux vous en commander un exemplaire.
Il mit fin à cette discussion téléphonique avant que le marchand de tapis, dont la boutique poussiéreuse se situait à quelques encablures de la sienne, ne lui propose de prendre un thé en sa compagnie. Il raccrocha le combiné du téléphone datant sûrement du milieu du XXe siècle, et retira ses petites lunettes rondes pour se pincer l'arête du nez. Le libraire jeta un regard désespéré à sa messagerie s'affichant sur l'écran du vieil ordinateur blanc, pas aussi ancien que le téléphone, mais pas loin, posé sur son bureau encombré de livres : il avait beau rafraîchir la page depuis plusieurs jours, le courrier électronique tant attendu ne venait toujours pas...
Ses yeux se posèrent sur la lettre portant le logo de sa banque dépassant du tiroir. Il le referma d'un coup sec afin d'oublier la désagréable conversation qu'il avait eue plus tôt dans la journée. Un aboiement, suivi d'une voix grave le tira de ses moroses pensées : haut les cœurs ! C'était bientôt Noël, son moment préféré de l'année, et Aziraphale Fell croyait en Dieu et aux miracles, tout allait s'arranger ! Il replia ses lunettes et les rangea avec précaution dans leur étui avant de sortir de la réserve. L'homme qui venait de faire son apparition dans la librairie déserte, déposa un carton vide au pied du porte-manteaux.
– J'ai réussi à caser toutes les décorations, Aziraphale ! Tu n'as vraiment pas lésiné sur les moyens, cette année !
Les yeux d'un brun chocolat de l'homme aux cheveux retenus par un chignon en bataille et trempés de pluie balayèrent la boutique qui avait revêtu ses habits de fête : des guirlandes lumineuses pendaient entre chaque rayonnage de la librairie, un Père Noël ventru était posé près de la caisse et Aziraphale avait même aménagé un coin lecture avec des fauteuils recouverts de plaids écossais vert et rouge, autour d'un sapin chargé de boules et de guirlande en tartan. Son visiteur sentait même les effluves épicées diffusées par les bougies disposées un peu partout dans la librairie – ce qui ne lui paraissait guère judicieux dans une librairie, mais Aziraphale, têtu comme une mule, n'avait rien voulu savoir–. Le chien noir qui se tenait à ses côtés aperçut alors le chat endormi sur l'un des fauteuils. L'animal poussa un joyeux aboiement et, sans tenir compte des avertissements de son maître, s'élança vers ce qu'il croyait être son compagnon félin. Le chat se leva d'un bond et l'accueillit d'un feulement avant de se réfugier sur l'un des rayonnages.
– Si j'étais toi, j'éviterais, murmura Aziraphale à l'homme qui s'approcha du chat sifflant et crachant sur son chien. Puck est de très mauvaise humeur !
Il tendit la main vers le chat, faisant taire son chien d'un regard. Le félin émit un miaulement menaçant avant de lui asséner un coup de griffes.
– Foutu chat, grogna l'homme en massant sa main, tandis que le chat filait en direction de l'escalier menant à l'étage. Il ne m'a jamais aimé...
– Il ne m'aime pas davantage, tenta de le consoler Aziraphale. Seule Eleanor avait droit à son affection.
Voyant le visage de son ami s'assombrir, le libraire prit un air contrit :
– Pardon, Robert.
– Ce n'est rien, répondit le dénommé Robert – Aziraphale n'avait jamais réussi à l'appeler Hob, comme tout le reste de la ville – en détournant les yeux. C'est toujours difficile à cette période, pour nous tous.
Les deux hommes échangèrent un triste sourire. Soudainement, le carillon de la porte chassa l'image d'Eleanor qui s'était interposée entre eux, alors qu'une douce odeur de gâteau se répandait dans la librairie et vint faire saliver son propriétaire, qui ne résistait jamais aux douceurs, surtout lorsqu'elles étaient offertes par son pâtissier favori.
– Tiens, l'Angelot ! fit le nouvel arrivant en lui lançant un sachet d'un geste sûr, tout juste sortis du four ! Je suis arrivé avant que Muriel ne les fasse cramer !
Aziraphale ouvrit le sachet et se répandit en remerciements, ses yeux pétillants de gourmandise. Le rouquin rétorqua qu'il n'avait pas besoin de sa foutue gratitude. D'un geste ample, il ôta son manteau noir et son écharpe de laine rouge, que Hob reconnut comme étant celle qu'il lui avait tricoté Noël dernier, puis retira ses lunettes de soleil et les suspendit sur une statuette de Cupidon posée dans la librairie, avant de s'écrouler dans l'un des sofas entourant le sapin. Avec un petit sourire, Hob prit place à ses côtés, tandis qu'Aziraphale admirait les petits sablés en forme d'anges préparés spécialement pour lui. Le chien s'approcha du libraire, s'assit à ses pieds et le fixa de ses grands yeux implorants, quémandant un biscuit, mais la voix de son maître brisa tout espoir de succomber au péché de gourmandise :
– Gilbert doit faire attention à son poids, ordre des vétérinaires ! expliqua Hob de ce ton sévère qu'il prenait lorsque ses élèves de la petite école primaire devenaient un peu trop bruyants.
Aziraphale jeta un regard désolé à l'animal penaud ; Crowley leva les yeux au ciel en décrétant que les vétérinaires privaient le pauvre Gilbert des petits bonheurs simples d'une existence canine.
– Pas la peine d'insister Gilbert, reprit Hob à l'intention de son chien qui tentait d'implorer sa clémence en appuyant sa tête contre son genou. C'est régime sec jusqu'au Nouvel An !
– Pas de bol, mon vieux, fit Crowley en étirant son bras sur le dossier du sofa.
Sa main effleura l'épaule de Hob. Tout en grattant les oreilles de Gilbert, celui-ci se tourna vers son voisin et ils échangèrent quelques mots sur leurs journées respectives. Crowley se plaignait affectueusement d'Eric, son vendeur, Hob l'écoutait, son regard rivé à celui de son interlocuteur. L'instituteur était l'un des rares à connaître le secret des yeux de Crowley, que ce dernier dissimulait sous une paire de lunettes noires : la génétique avait joué un bien curieux tour au pâtissier en le dotant d'un regard doré à la pupille fendue, rappelant celui d'un serpent. Aziraphale avait été le premier à convaincre leur nouvel ami, débarqué à Tadfield trois ans plus tôt, de laisser tomber cette armure oculaire lorsqu'ils se trouvaient en petit comité.
– Au fait, s'enquit Crowley en reportant son attention vers Aziraphale venant de prendre place dans le fauteuil leur faisant face. Des nouvelles de l'autre trou du cul d'écrivain ?
– Pas à ma connaissance, murmura Aziraphale d'un ton plus triste qu'il ne l'aurait voulu, en croquant un bout de biscuit. Et ce n'est pas un... hum... bref... Lucienne, pourrais-tu aller vérifier la messagerie ?
Crowley haussa les épaules, certain de ses dires. Ils se tournèrent tous vers une femme vêtue d'un costume violet émergeant d'un rayonnage, les bras chargés des livres de l'auteur en question qu'Aziraphale lui avait demandé. Elle s'approcha du trio, déposa les livres sur la table basse et, reprenant la mission qui lui avait été confiée depuis quelques jours, s'en retourna à la réserve pour guetter une réponse à l'invitation lancée quelques mois plus tôt par son patron. Aziraphale frappa ses mains contre ses genoux et, afin de masquer sa déception et son anxiété à ses amis, prétexta devoir préparer le thé et alla se réfugier quelques instants à l'étage. Crowley regarda la silhouette replète disparaître dans l'escalier avant de reporter son attention sur Hob.
– On devrait peut-être lui dire que c'est sans espoir, soupira ce dernier tout en empêchant Gilbert de se saisir du sachet de biscuits laissé sur la table basse.
– Bien sûr, quelle excellente idée ! ironisa Crowley en s'emparant d'un sablé, laissant échapper un rictus dédaigneux. "Ton enfoiré d'auteur ne se pointera pas ! J'parie qu'il n'a même pas lu le message !"
– Ce n'est pas non plus un "enfoiré", rétorqua Aziraphale qui venait de réapparaître avec un plateau chargé de quatre tasses fumantes qu'il déposa sur la table basse. Dream Endless est l'un des meilleurs auteurs de sa génération. Ce n'est pas pour rien qu'il est surnommé « le prince du fantastique » !
Les lèvres de Crowley se pincèrent ironiquement
– Un prince, voyez-vous ça, marmonna-t-il en levant les yeux en l'air.
Hob se pencha vers la pile de livres et se saisit du seul ouvrage écrit par Dream Endless qu'il avait lu, dans une édition plus ancienne. Il se mit à le feuilleter ; profitant de sa distraction, Crowley cassa discrètement un bout de biscuit qu'il tendit à Gilbert, en glissant un regard en biais vers Hob, vérifiant qu'il ne le prenne pas en flagrant délit de recel de sucreries. Le chien engloutit l'offrande, lui exprimant toute sa gratitude de ses grands yeux expressifs, sous le regard désapprobateur d'Aziraphale. Crowley adressa un petit rictus insolent à son ami, qui n'eut pas la patience de le réprimander à voix haute.
– Je l'ai toujours trouvé macabre, avoua Hob en ouvrant une page au hasard.
Crowley prit à son tour un des livres et lut la couverture.
– Dream Endless. Avec un nom pareil, il doit déclamer des vers à poil dans les cimetières !
Il le relaissa retomber sur la pile posée devant lui et se cala à nouveau dans le sofa, alors que Hob laissait échapper un petit rire.
– Sa plume est de grande qualité ! s'empourpra le libraire, bien décidé à défendre le seul auteur qu'il admirait ne reposant pas six pieds sous terre depuis un bon siècle.
Hob tournait les pages avec précaution, afin de ne pas s'attirer les foudres vengeresses d'Aziraphale. Il avait lu et vite oublié ce recueil de nouvelles dont Eleanor, qui s'était piquée de passion pour ce Dream Endless, lui avait vanté la qualité d'écriture. Il avait détesté chaque moment de sa lecture, remarquant les talents évidents de narration de l'écrivain, mais ne parvenant pas à comprendre la noirceur transpirant à chaque ligne et ce regard, cruel et désabusé, sur un monde que lui, Hob Gadling, persistait à trouver beau en dépit des coups du sort. Pour lui, les nouvelles se ressemblaient toutes et n'étaient nullement des histoires destinées aux enfants.
Hob releva la tête vers son ami qui s'était lancé dans une nouvelle discussion enflammée avec Crowley au sujet de son auteur. Pourquoi avait-il décidé d'innover en invitant cet écrivain à l'esprit nébuleux plutôt que le vieux Job, auteur de contes pour enfants et de romances champêtres, qu'il conviait pourtant chaque année depuis plus de quinze ans ? Crowley, bien décidé à titiller les nerfs d'Aziraphale au sujet de son « Dream », nicha sa tête contre l'épaule de Hob et déchiffra un des paragraphes s'offrant à lui.
– Eh bien, murmura-t-il d'un ton amusé, c'est sûr que les mômes, ça les changerait du conte de la Chèvre et du Lézard !
– La salamandre, rectifia Aziraphale en portant sa tasse de thé à sa bouche. Et je ne compte pas convier des enfants à cette séance de dédicaces ! s'indigna-t-il tandis que son visage prenait une teinte écarlate.
– Simplement les vieux cochons de cette ville... le taquina Crowley.
– Les gens de goût, répliqua Aziraphale d'un air outré. Ce n'est pas de la pornographie, c'est de la littérature !
– Oh, mais y a pas de mal à se faire du bien, l'Angelot! En attendant, dans son récit, c'est son personnage qui a de drôles de goûts !
– Il... Il n'est pas question que de ça ! s'écria Aziraphale en manquant de s'étouffer avec son thé, les joues en feu.
Afin de s'épargner une nouvelle querelle animée, Hob s'empressa de changer de nouvelle... et, pour le plus grand plaisir de Crowley qui éclata de rire au-dessus de son épaule, tomba sur un autre récit encore plus cru que le précédent ! Une histoire racontant en détails, sans en épargner aucun au lecteur, une rencontre entre un homme anonyme et une étrange créature qui finissait par le dévorer pendant des ébats passionnés.
– Il a de la suite dans les idées, en tout cas ! mugit Crowley en pinçant le genou de Hob. Ça te dirait pas d'essayer ?
– Sans façon, répliqua l'intéressé, un petit sourire en coin, en s'aventurant au début du recueil.
Ses yeux tombèrent alors sur la photographie en noir et blanc de l'écrivain.
Hob s'était attendu à un homme plus âgé que lui, au regard libidineux et à la lippe tombante. Dream Endless n'était rien de tout cela. L'homme devait avoir à peu près son âge. Le regard de Hob s'accrocha à ses lèvres plissées en une moue boudeuse, remonta le long de sa mâchoire, de son nez aquilin doté de deux curieuses petites fossettes, avant de se plonger dans des yeux qu'il devinait clairs et qui semblaient fuir l'objectif de l'appareil photo. Il n'entendit pas Crowley l'interpeller, pas plus qu'il ne vit Gilbert se servir dans le sachet de biscuits. Dream Endless l'hypnotisait et Hob, à cet instant, fut bien incapable de dire ce qui, en cet inconnu à l'allure surnaturelle, le fascinait autant.
Seul, le cri de Lucienne parvint à l'arracher à ce sortilège. D'un seul geste, le trio quitta l'intimité de l'espace lecture, permettant à Gilbert de dévorer à cœur joie les derniers sablés, et se précipitèrent dans la réserve. La libraire extatique pointait du doigt, l'écran de l'ordinateur où une notification venait d'apparaître.
– L'agent de Dream Endless a répondu ! expliqua-t-elle aux deux amis d'Aziraphale tandis que celui-ci prenait place à son bureau. Il tient à assurer la séance de dédicaces !
Aziraphale, le cœur battant d'excitation, n'osant croire à sa bonne fortune, relut plusieurs fois le message laconique émanant d'une certaine Johanna Constantine, se présentant comme l'agent de Dream Endless. Elle lui confirmait en quelques lignes, la venue de l'auteur et indiquait son numéro de téléphone afin qu'ils puissent régler les quelques détails pour l'accueil de l'écrivain.
Aziraphale fit un effort considérable pour contenir des sanglots de joie : il n'aurait pas à subir pour la quinzième année consécutive le récit de l'amitié d'une chèvre et d'une salamandre lue d'une voix monocorde par le vieux Job. Il pourrait même espérer accueillir plus de clients que les trois fidèles venant chaque année assister à la lecture publique du vieil auteur. Crowley laissa échapper un juron et déclara à voix haute qu'Aziraphale était un « cul-bénit de Dieu ». Le libraire lui adressa un sourire triomphal avant de reporter son attention sur le tiroir fermé.
Son sourire devint déterminé : Dream Endless était sa première lueur d'espoir depuis des semaines... Aziraphale était prêt à tout, même à bousculer certaines habitudes, pour sauver sa chère librairie.
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