- Et n'oubliez pas votre dossier sur « une histoire de la ville » à me rendre pour demain ! C'est important, ça comptera pour la fin du trimestre.

- Oui Monsieur !

Le professeur remonta ses lunettes sur son nez. Il savait pertinemment que ce « oui » sonnait faux chez une partie des élèves. Malgré la neige qui tombait à gros flocons, c'était la fête ce soir à Yellow-Wood. La fête du solstice d'hiver, personne en ville ne l'a raté. Les adultes l'appréciaient pour son vin chaud, les enfants plutôt pour son chocolat. Quant aux adolescents de ce lycée, c'étaient surtout les quelques manèges et la parfaite occasion de sortir entre amis qui attiraient. Toutes ces guirlandes, ces sucreries et ces peluches, à gagner attiraient plus que son devoir d'histoire. Bien que ce fait l'attristât, il n'y pouvait pas grand-chose et devait faire avec. Lui avait fait son rôle de professeur, le reste ne tenait qu'à eux.

- Vous pouvez y aller !

D'une synchronisation parfaite, comme s'ils répétaient un pas de danse, les élèves se levèrent. Sac à la main, ou sur le dos, ils commençaient déjà à quitter la salle. C'était le dernier cours de la journée, ils n'allaient pas traîner sur ses vieilles chaises, devant ces bureaux qui avaient vu passer bien trop d'élève. Pour beaucoup, ce énième cours avec Monsieur Jackson, était déjà « de l'histoire ancienne ». Tous ces jeunes esprits ne pensaient qu'à la fête à venir.

- Jeskary, je peux vous voir un instant ?

Le lycéen, un poil agacé de ne pas pouvoir quitter la salle comme tout le monde, se déplaça jusqu'au bureau du professeur. L'homme aux cheveux grisonnants et sa tenue datant de la même époque que celle des sujets de ses cours, le regarda de haut en bas avant de poursuivre.

- Je sais que comme tous les autres vous serez à la fête ce soir.

- Je ne sais pas encore monsieur...

Monsieur Jackson fit un geste de la main pour le couper dans sa phrase. Un léger sourire s'afficha même sur son visage. Jeskary ignorait comment il devait réellement interpréter ce sourire. De l'amusement ? De la sympathie ? Ou de la lassitude ?

- Je sais parfaitement que vous êtes du genre à toujours répondre présent à une fête. Vous n'allez certainement pas rater celle du solstice d'hiver !

Le jeune homme ne trouva rien à répondre. Pourquoi cette leçon de morale ? De la part de son professeur d'histoire ? À lui et seulement lui ? En réalité, il ne s'en étonna pas vraiment. Ce n'était pas la première fois et cela ne serait sans doute pas la dernière.

- Comme je disais, je sais que vous serez à la fête, reprit l'homme en grattant sa barbe de trois jours. Mais il serait judicieux pour vous de ne pas négliger ce devoir que je vous ai donné ! Votre moyenne n'est pas au beau fixe et j'aimerais bien la voir remonter un petit peu avant les prochaines vacances.

Jeskary pencha légèrement la tête sur le côté. D'un geste de la main, il dégagea une mèche brune qui lui tombait devant les yeux. À cet instant précis, il se demandait bien en quoi sa moyenne d'histoire était vraiment importante. Son professeur n'avait pas tort : il avait bien mieux à penser.

- Je vais faire de mon mieux professeur, répondit-il tout de même.

Il n'en pensait pas un mot. Il savait parfaitement que c'était la meilleure réponse à donner pour satisfaire Monsieur Jackson.

- Bien. Vous pouvez y aller.

- Merci Monsieur.

Jeskary quitta rapidement la salle. Il rejoignit directement ses amis l'attendant dans le couloir. Avant même de prononcer le moindre mot, il prit sa copine dans les bras. Emy ne s'en plaignit pas. La petite rouquine aimait cette preuve d'affection et tout le monde y était habitué. Jeskary était ainsi, il n'aimait pas rester longtemps loin des bras de sa copine et cela durait depuis presque deux ans.

- Il te voulait quoi M'sieur Jackson ? Demanda Will, une sucette à la bouche.

Tous se demandaient comment ce geek invétéré faisait pour manger autant de sucreries, sans jamais prendre le moindre kilo. Beaucoup le jalousaient pour cela, pas Jeskary. Lui non plus n'était pas du genre à beaucoup grossir. Mais à l'inverse de son meilleur ami, qui passait plus de temps vissé sur une chaise qu'à utiliser ses pieds, Jeskary passait du temps à courir. Depuis tout petit, il courait plus qu'il ne marchait. Son plus grand plaisir ? Courir à travers les bois ! Ses parents s'amusaient souvent à dire que cela lui venait de ses vieilles origines amérindiennes. Pour ce qu'il en connaissait de ses origines... Laissé au pas de la porte d'un orphelinat, alors que le seul son qu'il savait sortir était celui des pleurs. Adopté à ses trois ans par les Saint-Clair, une famille aussi charmante qu'accueillante. Ses « parents » n'étaient même pas certains qu'il avait des origines amérindiennes. Ils ne se basaient que sur son physique pour dire cela : Une peau naturellement bronzée, des yeux noisette légèrement en amande, des cheveux longs, lisses, aussi noir qu'une nuit sans lune.

Plutôt que les origines, Jeskary préférât se dire qu'il était simplement sportif.

- Allô Jessy ? Tu nous reçois ? Ne t'endors pas dans le coup d'Emy. Tu es trop lourd pour qu'elle te porte.

- Je t'ai parfaitement entendu Will. Monsieur Jackson ne voulait rien de spécial. Il m'a juste conseillé de ne pas aller à la fête ce soir et de plutôt bûcher sur mon devoir, histoire de remonter ma moyenne.

Will ne put s'empêcher de lâcher un rire. Il faillit en perdre sa sucette. Une lait fraise, son goût préféré, il aurait été dommage de la gâcher.

- Très drôle, comme si tu allais l'écouter.

- Pourquoi il t'a pris en privé pour te dire ça ? Il aurait pu le dire à toute la classe en même temps, s'interrogea Emy.

Jessy se réfugia un peu plus dans le coup de sa copine. Ils se seraient retrouvés ailleurs que dans le couloir de ce lycée, il aurait embrassé ce petit cou un nombre déraisonnable de fois. En public, il savait tout de même se retenir.

- Je ne sais pas, murmura presque Jeskary. Il est bizarre ce prof.

- Ça, tu peux le dire ! Bref, je dois filer, j'ai ma petite sœur à récupérer à l'école. On se rejoint à la fête ?

- Bien sûr !

Jetant son sac sur le dos, Will s'éloigna, laissant le couple seul. Emy se tourna vers lui, sans le lâcher, lui lançant son plus beau sourire.

- Tu as l'air fatigué. Ce sont les cours qui t'épuisent autant ? S'inquiéta la rouquine.

- Non. Un simple mal de tête qui me poursuit depuis ce matin.

- Tu as pris quelque chose ?

- Non. Ça passera bien tout seul.

Emy leva les yeux au ciel. Son copain savait se montrer insupportable quand il le voulait. Notamment, lorsqu'il souffrait d'un quelconque mal. Il refusait toujours de prendre quoi que ce soit, attendant que cela passe tout seul. Cette attitude l'avait déjà cloué au lit une semaine entière.

- Si tu le dis. Au fait, tu as prévu quoi pour ton anniversaire demain ?

- Je ne sais pas encore. Je n'y ai pas réfléchi.

- Et si on le passait rien que tous les deux ?

- Tu n'as pas envie d'entendre Will brailler toute la soirée ?

- J'ai surtout envie d'être seule avec mon copain !

La jeune fille parvint avec difficulté à dissimuler le sourire à la fois gêné et coquin qui lui vint en lui répondant. Jeskary comprit très bien le sous-entendu et ne cacha pas le plaisir qu'il en ressentit. Il embrassa doucement les lèvres de sa copine, avant de lui répondre.

- Si tu veux. On restera que tous les deux. Mes parents avaient déjà prévu de me laisser la maison de toute façon.

- Trop gentil de leur part !

- On bouge de là ? Sinon on ne sera jamais près pour ce soir et Will nous reprochera encore d'être en retard.

- Même si on est en avance, il nous dira qu'on a été trop long ! Mais tu as raison, allons-y. J'ai assez vu le lycée pour aujourd'hui !

***

Il faisait nuit, pourtant, on y voyait comme en plein jour. Il y avait tellement de guirlandes lumineuses, de lampadaires et de petits feux allumaient, qu'il était difficile de se perdre dans le noir. La foule était au rendez-vous elle aussi. Adultes et enfants, en famille, entre amis, entre collègues : tout le monde était au rendez-vous. En ville, peu de personnes rataient la fête du solstice d'hiver. C'était le plus grand événement. D'aussi loin qu'il se souvienne, Jeskary y était toujours allé. D'abord avec ses parents puis avec Will, meilleur ami et voisin de trottoir. Et depuis deux ans, Emy s'était ajouté à leur petit duo. Tous les trois aimaient y aller. Rire, amusement, bonbons en tout genre pour Will : tout était au rendez-vous. S'il devait avoir une préférence entre la fête du solstice de Yellow-Wood et Noël, c'était la fête du solstice, sans hésiter. Il n'était pas très cadeau et préférait passer du temps à s'amuser avec ses amis, le choix était donc plutôt aisé.

- On commence par quoi ? S'excita Will.

- L'année dernière, c'est moi qui ai choisi le premier manège, alors choisi à ton tour Will ! Proposa Emy.

- Le stand de bonbons !

- On a dit un manège Will, se plaignit la jeune fille.

- Rabat-joie !

Will regarda autour de lui, analysant la place et tout ce qui avait été installé.

- Alors allons au train ! C'est la meilleure attraction.

- Si tu veux.

Ils se dirigèrent tous vers le manège, prirent les billets, montèrent dans un wagon. Jeskary n'avait pas prononcé un mot. D'habitude ravi de pouvoir sortir, s'amuser, être avec sa copine, il n'était jamais le dernier à exprimer sa joie. Là, rien du tout, juste le silence. Même lorsqu'ils descendirent du manège, il n'en parla pas. Seule une grimace lui échappa. Emy sentit sa main se crisper dans la sienne.

- Tout va bien, Jessy ? S'inquiéta-t-elle.

- C'est le mal de tête. Il ne passe pas...

- Tu veux aller t'asseoir ?

Il secoua la tête.

- Non, profitons de la soirée...

- C'est ridicule Jessy ! Tu trembles !

Will s'intéressa un peu plus au couple.

- Elle n'a pas tort mec. On dirait une feuille-morte !

Jeskary se frotta le visage. Il n'aimait pas être malade. Qui aimait l'être ? Ce mal de tête tombait au plus mal. D'un autre côté, ses amis n'avaient pas tort. Il tremblait de tous ses membres. Plus ça allait, plus cela devenait incontrôlable. Il avait la tête qui tournait. Par moments, tout devenait flou autour de lui.

- Tu as raison Emy. Je... Je crois que je vais rentrer.

Il ferma un instant les yeux face à une nouvelle vague de douleur.

- Je suis désolé pour ce soir. Je me rattraperais.

- Tu veux que je te raccompagne ? Proposa Emy.

- Non, profite de la fête. Ça va aller ! Je t'envoie un message.

Il laissa son ami et sa copine en plan, sans rien ajouter de plus. En peu de temps, le mal avait pris le pas sur lui et il avait qu'une hâte : rejoindre son lit. Par chance, il n'habitait pas loin. Yellow-Wood, malgré ses petits commerces, son succès et sa célèbre fête, restait une petite ville perdue proche des montagnes du Canada.

Lorsqu'il arriva chez lui, il ne trouva qu'une maison vide. Bien sûr, ses parents aussi étaient à la fête avec leurs propres amis. Ils rentreraient bien plus tard dans la nuit et seraient en forme le lendemain matin, à son réveil, pour lui souhaiter son anniversaire. Pour rien au monde, ils rateraient cela.

Lorsqu'il s'écroula sur son lit, aussi frigorifié que s'il avait dormi dans un congélateur, il eut à peine le temps d'envoyer un petit message à sa copine pour la rassurer. Il s'endormit, d'un sommeil lourd et non sans douleur...