Jeskary se gratta encore une fois le cou. Il ne s'y faisait pas à cette puce qu'on lui avait implantée de force. Il avait l'impression de la sentir à chaque instant. Il ne saisissait pas bien l'étendue de cette petite chose présente dans son organisme. Il savait simplement que ça donnait sa position à chaque instant. Il ne pouvait pas se cacher, disparaître dans la nature. Les filles ne mentaient pas : d'une certaine manière, ils étaient tenus en laisse. Cette puce, avait-elle d'autres fonctionnalités ? Il l'ignorait.

- Arrête d'y toucher. Ton corps a déjà cicatrisé autour. N'y pense plus et tu verras, ça ne sera qu'un vague souvenir dans ton esprit, lui conseilla Deborah.

Il retira sa main, presque coupable d'avoir été pris sur le fait.

- Je ne suis pas sûr d'apprécier d'être traqué de la sorte.

- Ça aussi, on s'y fait. La meute a besoin de savoir où on se trouve, surtout pour savoir si on reste dans notre secteur, ou si on va au bon endroit accomplir nos petites tâches.

- Il y a quelque chose que je ne comprends pas.

- Quoi donc mon p'tit chou ?

- Jessy.

- Pardon ?

Jeskary lâcha un soupir las, presque agacé de la situation, ou fatigué des derniers événements. D'une certaine manière, il se sentait dépassé par tout ce qui lui arrivait.

- Mes amis m'appellent Jessy. Je préfère à « p'tit chou ».

- Très bien, c'est noté. Alors qu'est-ce que tu ne comprends pas, Jessy ?

Le jeune homme passa son regard de Déborah à Kassiopée, analysant s'il pouvait réellement poser sa question. Les femmes attendaient qu'il parle, sans rien dire. Déborah semblait même impatiente de l'entendre poser sa question.

- Pourquoi les loups comme... Nous, acceptent sans rien faire ? Pourquoi se laisser soumettre ainsi ?

- Tu as déjà oublié ? Ici, c'est obéir ou mourir, rappela Kassiopée.

- Oui, mais...

- Tu sais, on ne grandit pas au sein d'une meute. Quand notre loup se réveille, on ignore tout de ce monde et on se fait très vite remarquer. Il y a toujours une meute pour nous mettre rapidement la patte dessus. C'est fait ainsi, on y peut rien. Les purs sont à l'affût, autant pour cacher leur secret que pour avoir des sous-fifres sous leurs ordres. Dès qu'on est repéré, on nous met notre laisse.

Déborah toucha automatiquement son propre cou, appuyant ses paroles, rappelant une nouvelle fois de quelle « laisse » elle parlait.

- Pourquoi aucun Sombre Loup n'essaie de s'échapper.

- Ils savent toujours où nous sommes, à quoi bon fuir ?

- Il doit bien y avoir des solutions...

- Des loups ont essayé de fuir, ils ont été abattus. Fuis si c'est ce que tu cherches !

Pixel venait de passer à côté de lui, sans même le regarder, lâchant sa phrase comme si de rien n'était. Sans rien ajouter, il remit son casque sur les oreilles et alla directement s'asseoir sur un rocher proposant une belle vue sur l'endroit où ils étaient.

- Laisse tomber, c'est un sujet très sensible.

Kassiopée l'avait coupé avant même qu'il ne puisse poser la moindre nouvelle question. Et elle avait fortement insisté sur le mot « très », cherchant à le dissuader d'en savoir plus.

- Bon reprenons, on a du travail !

Jeskary regarda autour de lui. Des arbres à n'en plus finir, des buissons, quelques rochers, beaucoup de neige : la forêt en somme. Il avait été tiré tôt le matin même de son lit de fortune, pour se retrouver ici, sous le couvert des arbres. Le soleil était à peine levé, la brume dissimulée encore l'horizon. Il faisait froid, trop pour rester simplement en t-shirt à l'extérieur. Mais l'adolescent n'avait pas prévu de valise en fuyant l'hôpital. Les femmes lui avaient juste donné des vêtements qu'elles avaient trouvé.

Outre l'aspect pressant du moment, elles ne lui avaient donné aucune explication quant à leur présence tôt le matin au milieu des bois.

- Qu'est-ce qu'on fait là ?

- Ton entraînement !

- Mon quoi ?

Pixel leva les yeux au ciel en entendant la question. N'était-il pas censé écouter sa musique ? Son casque était sans doute qu'une manière de dire « je ne veux parler à personne, laissez-moi tranquille ».

- Les purs grandissent en attendant leur première transformation. Toute leur jeunesse, on leur dit comment ça va se passer et comment faire ensuite. La première n'est pas une surprise pour eux et ensuite, ils savent déjà tout faire. Nous, on a aucun manuel de formation qui nous aide. On doit tout apprendre nous-même et il faut le faire si on veut y arriver et survivre. Un loup qui ne se contrôle pas est bien trop dangereux pour la meute !

- Et sans manuel, les Sombres Loups s'entraident, ils s'entraînent. Chacun apporte ses propres connaissances, ses ressentis, son vécu. Le tout en version accéléré, parce que notre cher Alpha est loin d'être patient. Dans ton cas, tu dois être prêt, quasiment sous contrôle, avant la prochaine mission.

- Sinon ?

- Ne te concentre pas sur le « sinon » mais plutôt sur l'entraînement en accéléré que tu vas subir !

- Et vos méthodes fonctionnent ?

Kassiopée haussa les épaules, Déborah, elle, eut un vague sourire.

- La plupart du temps oui. Ça dépend de chacun en fait, conclue Déborah.

Déborah suivit l'exemple de Pixel et trouva un rocher assez confortable pour s'y asseoir. Sa comparse préféra rester debout, bras croisés sur la poitrine. Elle restait devant l'adolescent, le fixant comme s'il était la nouvelle curiosité arrivée en ville.

- Excuse-nous si on est de mauvais professeurs, ce n'est que la deuxième fois qu'on fait ça, s'excusa-t-elle.

- Le premier, c'était Pixel ?

Kassiopée tourna son regard clair vers la personne en question. Caché derrière ses mèches platines retombées pour une fois, Pixel faisait mine de ne rien suivre à la scène se déroulant devant lui.

- Non. Lui, il était là avant nous. C'était l'année dernière, une jeune fille s'est éveillée et elle s'est retrouvée avec nous.

- Et qu'est-elle devenue ?

- Disons qu'elle a raté sa première mission.

Jeskary eut une grimace. Il retint la nausée qui lui monta. Son estomac était noué et, à cet instant précis, il avait envie de se retrouver n'importe où ailleurs qu'ici.

- Mais on va tout faire pour que ça ne t'arrive pas ! Se rattrapa la jeune femme perchée sur son rocher.

L'adolescent ne se sentait pas tellement plus rassuré. Il sentait bien que les personnes qui l'entouraient ne lui voulaient aucun mal – bien qu'il ait des doutes concernant Pixel – mais il fallait avouer qu'ils n'avaient rien de rassurant. Ils étaient directs dans leurs paroles, ils ne prenaient aucun chemin pour adoucir les faits. Pour certains, c'était un bien, pour Jeskary, qui accumulait les informations négatives et improbables, cela commençait à faire beaucoup... Voir trop.

- Bon alors mon p'tit chou...

- Jessy.

- Oui. Jessy, avant de commencer faut que saches deux, trois petits trucs.

Il n'était pas sûr d'avoir envie d'en savoir plus. Il doutait aussi d'avoir le choix. S'il voulait que tout se passe « au mieux », il se devait d'écouter les deux louves chargées de le former.

- Maintenant, ton loup est réveillé, et il peut se manifester à n'importe quel moment. Que ce soit volontaire, ou totalement involontaire. Lors de sa première manifestation, c'était involontaire. C'est la raison pour laquelle il était totalement incontrôlable et que tu ne t'en souviennes pas, commença la femme devant lui.

- A présent, ton rôle à toi, ça va être de dompter ton loup, afin que toi, et toi seul est le contrôle sur lui. Il ne doit plus se manifester de son propre chef, tu dois être le seul à décider.

Jeskary écouta chaque mot. Il essayait de trouver cette conversation des plus normale. Il n'avait guère le choix après tout. Les faits étaient là, devant lui, il ne pouvait plus nier l'existence des loups-garous, ni qui il était. Il y avait bien trop d'éléments qui le prouvait. Malgré tout, cela restait étrange pour lui, presque improbable, comme s'il était toujours dans un long rêve. Long et désagréable.

Il secoua la tête, sortant de ses pensées. Il n'était pas dans un rêve et bien dans la réalité. Il se devait de l'accepter. Revenant sur les dernières paroles de ses instructeurs, un élément le fit tiquer.

- Vous avez dit que le loup, peut se manifester, ou que je pouvais... Le faire venir, à n'importe quel moment ?

- C'est exact !

- Les loups-garous ne sont pas censés se transformer qu'à la pleine lune normalement ?

Un rire sincèrement amusé et moqueur, les coupa dans leur conversation. L'adolescent tourna la tête vers le responsable. Pixel, du haut de son perchoir, son casque toujours vissé sur le crâne, ne les lâchait pas des yeux. Il donnait l'air de n'en avoir rien à faire, pourtant, il ne ratait rien.

- Ce que les humains peuvent être crédules ! Il ne faut pas croire tout ce que disent les livres ou les films !

- Tu ne nous aides pas Pixel ! Gronda Deborah.

Le blond se détourna, se concentrant sur un oiseau qui venait de passer, plutôt que sur ceux présents au pied de son rocher. Son intervention était déjà terminée. Pourquoi était-il venu, s'il n'avait aucune envie d'être là ? Ce garçon était un véritable mystère pour Jeskary.

- Pour répondre à ta question : la pleine lune agit bien sur notre personne. Une fois par mois, elle agite un peu plus notre loup que d'habitude. Elle le rend plus fort, elle lui donne envie de sortir. Une pleine lune est susceptible de rendre le loup plus incontrôlable, surtout pour nous, qui sommes des hybrides. Et la première transformation se fait toujours un jour de pleine lune, après le seizième anniversaire. Comme si la lune appelait le loup. En-dehors de cette nuit-là, tu peux te transformer normalement, ou ton loup peut se manifester si tu ne sais vraiment pas le contrôler. Mais tu n'as pas l'air du genre à perdre le contrôle, je ne pense pas que ton loup prendra le dessus sur toi. Du moins, pas souvent, expliqua clairement Kassiopée, en descendant de son fauteuil improvisé.

Pas du genre à perdre le contrôle ? Il doutait un peu de cette information. Ses parents aussi doutaient de cette information. La situation actuelle prouvait qu'il n'avait plus aucun contrôle.

- Qu'est-ce qui te fait croire que mon loup ne prendra pas le dessus sur moi ?

- C'est simple, depuis ta première transformation, ton loup ne sait pas de nouveau manifesté de lui-même.

- Et c'est bon signe ?

- A mes touts débuts en tant que loup, je n'avais aucun contrôle. Chaque jour, il voulait sortir. C'était tellement terrifiant qu'il a fallu m'attacher pour ne pas que je tue toutes personnes se trouvant à mes côtés. Il m'a fallu deux mois avant de parvenir à prendre le contrôle et à décider de mes transformations, prouva Kassiopée.

- Toi, tu sembles étrangement calme et c'est une très bonne chose, ajouta Déborah.

Le calme... Automatiquement, il repensa au loup. Cet animal d'un blanc pur et parfait. Ces derniers jours, il y avait souvent pensé. Il s'était tourné vers lui pour se rassurer, pour trouver un certain confort, pour faire fuir la peur et le froid. Il avait la sensation qu'il était à ses côtés, à chaque instant. L'animal était la source de son calme. S'agissait-il du loup qui sommeillait en lui ? Son propre loup ?

- Alors à présent que tu as certaines bases pour devenir le parfait loup-garou, parlons clairement des transformations. Tu peux faire appel à ton loup de plusieurs manières différentes.

- Mais encore ?

- Si tu es normalement constitué – pour un loup, j'entends – tu as dû remarquer que tous tes sens ont changé. Au quotidien, tu entends mieux, tu vois mieux, tu sens plus de choses, n'est-ce pas ?

Jeskary regarda autour de lui. Il n'avait jamais eu de problèmes de vues, mais il ne pouvait pas dire qu'il voyait aussi loin, de manière aussi nette. Là, cette pomme de pin tombé dans la neige, à plusieurs mètres de lui, lui apparaissait aussi clairement que si elle était devant lui. Il était habitué à la forêt pour y avoir passé de longues heures. Il n'avait jamais autant entendu le bruit de la nature : cette brindille qui craquait sous le pas d'un animal, cette rivière qui coulait paisiblement entre les rochers, cet oiseau bravant l'hiver. Il entendait tout. Chaque odeur était plus forte aussi. Cela expliquait pourquoi l'odeur de sang avait été aussi désagréable à son réveil ?

- Je n'avais pas fait... Attention.

- Ça, c'est la part de ton loup qui est toujours en éveil. Après, tu peux lui demander de se manifester totalement, ou partiellement. Comme ceci.

Joignant le geste à la parole, Kassiopée fit sortir ses griffes. Elle lui fit un sourire, dévoilant des crocs pointus qu'on ne voyait habituellement que dans la gueule d'un chien. Elle secoua la tête, rangea sa main et tout redevint normal.

- Pour ouvrir une conserve quand tu n'as rien sous la main, les griffes, c'est vraiment pratique, crois-moi ! Ajouta la louve.

- Et quand ton animal se manifeste totalement, tu deviens un loup de la tête au pied. En général, on est un loup un peu plus grand qu'un animal conventionnel, mais ça, cela dépend de chacun.

- D'accord. J'ai tout bien suivi, enfin, je crois. Comment on fait tout ça du coup ?

- Avec de la volonté, beaucoup de volonté et des sentiments !

- Des sentiments ?

Déborah hocha la tête, affirmant.

- La colère, la haine ou encore l'amour. Chaque sentiment peut pousser à la transformation. Chacun utilise celui qui lui convient le mieux. Pixel, par exemple, se transforme souvent par colère.

Kassiopée avait terminé sa phrase en chuchotant. Elle savait pertinemment que le blond n'avait aucune musique dans les oreilles et qu'il écoutait tout. En revanche, chuchoter était-il vraiment utile ? Après tout, les loups entendaient mieux !

- Alors essaie. Utilise le sentiment que tu veux, mêle-le à la volonté. Tu as envie de te transformer. Tu veux le faire pour défendre quelqu'un, pour te protéger, pour te venger, pour te sentir vivant. Choisi ce que tu veux, ce qui est vraiment efficace.

- Et comment je suis censé savoir quel sentiment fonctionne ?

- Tu es le seul à pouvoir le savoir. Tu dois le sentir au plus profond de toi-même. Essaie et tu verras, ça viendra tout seul. Enfin tout seul... Il te faudra sans doute plusieurs essaies. Mais vas-y, concentre-toi, appelle ton loup et surtout : garde le contrôle ! Conseilla Déborah.

Tout cela semblait bien plus facile à dire qu'à faire. Après tout ce qu'il venait de traverser, on lui demandait encore de garder le contrôle. S'il était bien un loup, qu'est-ce qui pouvait le pousser à se transformer ? La lune ne l'appelait pas. Il se sentait en danger ? Il avait envie de fuir ? Protéger quelqu'un ? Qui ? Comment pouvait-il savoir ?

Jeskary ferma les yeux et se concentra. Il devait chercher et trouver. Quelque chose pouvait bien le motiver à faire sortir son loup.

Plongé dans ses pensées, son esprit alla automatiquement vers ce loup blanc qui le rassurait tant. Plus il y pensait et plus il avait la sensation que ce loup, c'était... Lui. Il se l'imagina, se le rappela. L'animal arriva, plus clairement que dans un souvenir. Toujours aussi calme et apaisant. Le voir lui fit un bien fou. Il ignorait pourquoi, mais il sentait que personne d'autre ne pouvait autant le rassurer que cet animal. Oui, il pouvait l'aider, lui apporter les réponses, le pousser à se transformer, tout en gardant le contrôle. Il était si pur et parfait, que rien ne pouvait le perturber.

Mais... si son loup était ainsi, pourquoi avait-il massacré deux innocents lors de sa première sortie ? Ce n'était pas cohérent. Soudain, il douta. Voulait-il vraiment se transformer ? Faire sortir de nouveau son loup ? N'était-il pas dangereux sous cette forme ?

Le loup blanc s'approcha un peu plus de lui, comme s'il voulait quitter les frontières de l'esprit et se poser réellement devant lui. Il tendit le museau, cherchant à le toucher. Ce contact, même mentale, ramena le calme dans le flot de ses pensées. Il joua son rôle, toujours à la perfection.

- Ne crains rien mon fils. Tu peux contrôler le loup et ne plus être un danger... N'aie pas peur, je suis là !

Cette voix, douce et féminine, s'imposa dans son esprit. Elle résonna, se répéta, jusqu'à devenir un lointain murmure.

Puis le néant. Le loup disparu, les sons environnant aussi. Tout disparu et il sombre – encore une fois – dans un noir vide et terrifiant.