I - L'homme qu'on appelait Sombre-Lame (4/6)
Le sang ne tarda pas à recouvrir la neige. Son odeur avait fait frémir le nez de Sombre-Lame avant même qu'il ne le vît de visu. C'était une longue traînée qui la tâchait ainsi. Sombre-Lame la suivit, remarquant les morceaux de chair épars, les boyaux, les os et les vêtements qui les accompagnaient.
Plus loin, il vit le cadavre, ou plutôt ce qu'il en restait.
Les grands-loups n'y étaient pas aller de main morte. Par expérience, Sombre-Lame savait que deux loups s'étaient partagé cette pauvre chair. Cela expliquait le macabre spectacle qui restait offert aux yeux des aventureux dans la forêt. Il affirma sa conviction qu'il s'agissait bien d'une elfette en observant de plus près le reste d'une tête : la couleur smaragdine comme les prairies printanières de l'iris était là un apanage du peuple sylvestre, mais c'était bel et bien l'oreille pointue, connue de toutes et de tous, qui trahissait aussitôt la race de la pauvre victime des loups. Un bijou restait encore crocheté au lob de l'oreille, un petit arbre qui rappelait un orme dont le cœur était ornementé d'un lapis-lazuli. Il savait reconnaître au premier coup d'œil le travail d'orfèvre des elfes, lesquels n'avaient bien pour égaux en le domaine que les humains s'étant spécialisés dans le domaine. Il ramassa l'oreille, l'en déposséda du bijou en tirant dessus d'un coup sec. C'était bien là un crime que de dépouiller un cadavre de ses biens, mais il savait qu'il pourrait tirer un bon prix de ce bijou chez les humains ou les nains. Après tout, un mort n'a besoin ni d'argent ni de bijoux. Plaçant la boucle d'oreille dans une poche sous son manteau, il se débarrassa de la chair en la jetant au loin.
Il fit subitement volte-face lorsqu'il entendit une nouvelle série de pas lointaine, rapidement suivie d'un couple de voix, l'une masculine, l'autre féminine, résonnant entre les arbres.
— Silly ! Silly, où es-tu ? Réponds ma fille !
— Silly, je t'en prie ! C'est dangereux, ici !
C'était bien vrai : cette forêt recelait moult dangers au cœur desquels un enfant ne saurait jamais survivre. Il poussa un long souffle : quelle bêtise des parents que de laisser une elfette sans surveillance se balader dans la forêt.
Ce n'est pas mon problème, se dit-il. Après tout, les deux parents verraient bientôt les restes de leur fille et sauraient sans le moindre doute possible ce qu'il était advenu en ce territoire hostile.
De fait, il quitta la scène de carnage et se dirigea d'un pas précipité vers le village à l'orée de la forêt. Son ventre criait de plus en plus famine, et sa gorge quémandait à boire. Il s'empressa donc de pénétrer dans le bourg, sans que les gardes l'arrêtassent cette fois-ci. C'était un village qui ne payait pas de mine, bien plus petit en réalité qu'il ne l'avait évalué en l'observant depuis un promontoire lointain la veille. Une fine palissade en guise d'enceinte protégeait la centaine d'habitants et leurs commerces. Loin d'être inexpugnable, la force seule des bras des trolls de la montagne au nord la détruirait assurément. En passant par la rue principale, il vit une ferme, où cancanaient quelques poules, glougloutaient trois dindons, hennissait un cheval bai et râlait une grosse truie blanche recouverte de taches brunes. Plus loin, c'était une taverne, La baraque de Dinuz, dont l'emblème était une chope de bière sur fond noir. L'endroit n'avait pas l'air aussi miteux que le laissait supposer l'état général du village, avec ces cul-terreux aux visages lourds de rides et de poches bleues sous les yeux. Quelques enfants jouaient en courant après une balle de cuivre, sans doute forgée par le seul artisan forgeron du bourg dont il vit l'atelier quelques toises plus loin. Dans ce groupe juvénile, il nota que des humains et des elfes se mélangeaient. C'était là une association commune dans les temps jadis non loin des forêts, mais Sombre-Lame trouva cela étonnant compte tenu de la Grande Guerre qui embrasait chaque continent connu de la Pangée, jusqu'aux îles les plus limitrophes. Après tout, chaque race se vouait une haine inextinguible à l'égard d'une autre, qu'elle fût de descendance humanoïde ou non. En ayant vu le cadavre de l'elfette dans la forêt, il s'était attendu à tomber sur un village sylvestre, d'autant que les deux gardes à l'entrée avaient des oreilles parfaitement pointus dépassant de leur casque à cimier en fer et des iris smaragdins derrière leur cache-nez. Restait maintenant à savoir si les adultes dans la forêt étaient des elfes ou des humains partis à la recherche de l'enfant perdue.
Peu importe. Tu ne resteras pas ici plus d'une nuit, tout au plus. C'était là une règle d'or que Sombre-Lame s'imposait depuis des années qu'il ne comptait plus. Véritable vagabond toujours en quête de contrats divers et variés, il pouvait se targuer d'avoir foulé chaque terre connue des Pangéens, mais sans jamais posséder son propre foyer. Ainsi, il ne restait jamais plus de quelques heures en un même lieu, afin qu'on ne remarquât pas plus que de raison sa silhouette ombrageuse et menaçante. L'un des gamins, un elfeau qui ne devait pas avoir plus de cinq ans, cessa justement de suivre ses camarades pour l'observer. Il ouvrit de grands yeux en mirant la pointe de la lance qui dépassait de la tête encapuchonnée, ainsi que la courbe supérieure de l'arbalète au-dessus de l'épaule protégée de cuir noir. Il ne fit aucun commentaire, sourit et repartit de plus belle. Sombre-Lame soupira silencieusement : par cette simple curiosité d'apparence des plus innocentes et bénignes, il savait qu'une poignée d'heures de repos au sein de ce village venait de lui être arraché. Bientôt l'on saurait que le Prince de la Mort était parmi eux...
Serrant la boucle d'oreille elfique dans sa main gauche, il se mit aussitôt en quête d'un marchand, afin de tirer un bon prix du bijou sylvestre qu'il venait d'acquérir. Il en trouva rapidement un qui lui semblait connaître son métier, pratiquement à l'opposé de l'entrée unique du village. Sur son établi étaient offerts aux yeux une multitude de bijoux, certains fantaisistes, d'autres authentiques mais en bien petits nombres. Sombre-Lame songea qu'il s'agissait d'un charlatan ou d'un escroqueur parmi les siens. Peu importait, il avait toujours été le meilleur pour tromper les voleurs.
Il vint au marchand, un humain bedonnant et chauve, et lui présenta, sans un mot, le bijou elfique.
— Ça pour sûr, c'est du bel ouvrage ! fit l'homme en zieutant la marchandise avec un œil avare. Où l'as-tu trouvé, étranger ?
L'étranger ne répondit pas. Cela n'avait aucune importance.
— Bah, peu m'importe, affirma le vendeur. Je suppose que si tu es ici et que tu me le montres, c'est que tu veux le vendre. As-tu un prix de départ ?
— Une didrachme, argent comptant.
— Oh là, oh là ! C'est un peu cher, pour sûr, même pour de l'ouvrage elfique, étranger. Je ne suis pas richissime comme un seigneur, loin de là. Jamais personne ne le prendrait pour autant, il ne les vaut pas. Pas ici, en tout cas. Pas au milieu de tous ces... elfes !
Sombre-Lame le savait fort bien, mais il avait appris depuis des années que faussement gonflé un prix permettait toujours de tirer le change désiré dès le départ.
— Une drachme, proposa-t-il.
Le marchand sembla hésiter.
— Hum, non, non, un peu trop cher. C'est du bel ouvrage, pour sûr, mais c'est une pièce bien petite. D'autant que tu ne possèdes pas la paire. Si tu l'avais, je t'en aurais volontiers pris une drachme et demie. (Il se tut un instant, saisissant son double menton entre ses doigts.) Dis-moi, étranger, que dis-tu de cinq oboles ?
Sous sa capuche, l'étranger sourit.
— Je suis dans mon bon jour, mon ami, alors je vais accepter ton offre.
Le marchand sourit à son tour et sortit de la bourse à sa ceinture les cinq pièces en argent frappées de l'effigie de Celui-qui-voyage-à-travers-les-voiles, le dieu psychopompe du commerce.
— Les bons comptes font les bons amis, comme on dit. As-tu d'autres merveilles dans ce genre ? Un bracelet, un collier, une bague ?
L'étranger ne répondit pas et s'occupa plutôt de récupérer les oboles avant de les placer dans sa propre escarcelle. Sans un mot ou un regard en arrière, quand bien même le marchand l'interpela plusieurs fois, il rebroussa chemin pour la taverne, d'une lancée plus vive, sans prêter attention aux quelques commérages et aux regards que les villageois – surtout les humains – manifestaient à son égard.
Poussant la porte de La baraque de Duniz, il contracta la mâchoire lorsque la cloche sur le linteau sonna, annonçant son arrivée à tous les occupants. Comme d'un seul homme, tous les regards convergèrent vers lui, dans un parfait silence digne d'un temple lors d'une cérémonie funèbre. Sombre-Lame ne se laissa pas démonter et s'installa à la table la plus proche de la porte, comme toujours. Les conversations reprirent et il s'enfonça plus encore dans son manteau et sous sa capuche. Le tavernier vint à lui, un broc dans les mains qu'il s'échinait à essuyer avec un torchon usagé et effiloché, et s'enquit :
— Ça veut boire quoi, étranger ?
Sombre-Lame commanda, comme à son habitude, une pinte de bière la plus fraîche possible.
— Et avec ça ? Du pain, du potage ? Ma mie vient tout juste de les préparer. Ils sont encore chauds.
Sombre-Lame songea que la chaleur des deux lui ferait le plus grand bien. Non qu'il craignît particulièrement le froid de l'hiver, même parmi les plus rudes qu'il avait connus dans les lointaines montagnes du nord de la Pangée, mais son ventre criait trop famine pour qu'il refusât.
— Une bonne part des deux, je vous prie.
— Ça fera deux oboles, payés d'avance pour les types dans votre genre.
Sombre-Lame ignorait bien ce que cela signifiait exactement, mais il ne fit aucun esclandre et donna les deux pièces de cuivre sans un son. Le tavernier eut l'outrecuidance d'en tester leur authenticité en mordant dedans avec les quelques dents qui lui restaient, puis salua son client avant de retourner en cuisine.
À son grand bonheur, Sombre-Lame n'eut pas à attendre trop longtemps pour que la bière et la nourriture lui fussent servies. Il trempa en premier lieu les lèvres dans la bière, s'assurant de sa fraîcheur et de son amertume – elle n'était pas parmi les meilleures qu'il eût goûtées, mais elle était loin de la pisse de gobelin qu'on osait appelée « bière » dans le nord –, puis trempa un morceau de pain et sa cuiller dans le potage avant d'en avaler une bouchée, le tout sous les yeux inquisiteurs du tavernier.
— Vous ferez mes compliments à la dame pour le potage et le pain, et mes compliments à vous pour le brassage de la bière.
Sombre-Lame était un meurtrier, un voleur et un menteur, l'un des plus doués de ces derniers temps, même, il n'en était pas moins dépourvu de déférence et d'éloge lorsque les circonstances l'exigeaient.
— Martine vous en saura gré, étranger.
Le tavernier, heureusement, s'en fut et ne le dérangea plus. Sombre-Lame termina calmement son repas et sa bière, profitant de la chaleur que diffusait le foyer enflammé de la cheminée non loin. Lui vint l'idée de rester ici plus longtemps, et pourquoi pas demander une chambre pour la nuit. Il n'était pas rare que les tavernes fassent aussi office d'auberge pour les étrangers.
Mais c'était une mauvaise idée. Et il n'en eut de toute façon pas le temps.
Son regard perça aussitôt l'intégralité de la salle pour se poser sur le groupe de gaillards, franchement bruyants, attablés sur une table à son opposé. Leurs visages étaient tournés vers lui, et plusieurs doigts se levèrent pour le désigner. Il soupira, sachant pertinemment ce qui allait arriver.
Les soiffards, tous humains, se levèrent alors et se dirigèrent vers lui. Sombre-Lame ne se leva pas, ni ne les considéra. Il ne le fut contraint que lorsque le plus grand, le plus gros et le plus poilu de la bande donna un coup de pied dans sa table, laquelle se renversa.
— On aime pas trop les étrangers, par ici, l'étranger ! Ça fait trop longtemps qu't'es là ! J'crois qu'il est temps pour toi de décamper !
— Je vous prierai de me laisser en paix, messieurs. Je ne tiens pas à vous tuer. Je suis fatigué.
— Nous « tuer » ? R'gardez-le causer, çui-là, comme un gras seigneur de mes deux ! Tu crois que tu nous fais peur avec ta capuche et ta lance ? Mon poing dans ta gueule, tu l'veux tout d'suite ? Peut-être que ça t'inculquera le respect et le silence, par les couilles d'Ouranos !
Sombre-Lame soupira. Décidément, cette journée n'était pas aussi bonne qu'il ne l'avait pensé ce matin. Sa main se posa sur le manche de sa dague cachée sous son manteau. Il pourrait faire ça vite, les tuer en quatre simples gestes, sans même trop faire couler le sang s'il prêtait attention aux détails. Ou bien il pourrait simplement les assommer, et partir comme il aurait dû dès le potron-minet.
Mais l'un des hommes sembla retrouver la raison.
— Eh, les gars ! On ne devrait peut-être pas l'emmerder, celui-là. Cette capuche, ce manteau, ces armes... Et ces yeux argentés ! Bordel, j'crois qu'c'est Som...
Il ne put jamais terminer sa phrase. Sombre-Lame avait bondi, dégainant son poignard dans le même élan, frappant aussitôt le grand costaud à la gorge. La lame déchira la chair, et dansa pour s'enfoncer sous la trachée du suivant. Le troisième homme n'agit guère plus lorsque la dague lui trancha la carotide ; il tomba, éclaboussé par son propre sang. Le dernier homme, celui qui l'avait reconnu, recula et trébucha, une main tremblante devant lui.
— Pi-pitié... ! J'suis désolé.
Il se mit à pleurer, jusqu'à se pisser dessus.
Sombre-Lame le toisa derrière le voile d'ombre qu'offrait sa capuche à son visage. La pitié lui vint. C'était un gamin, à peine dix-sept ans. Pas tout à fait un homme, pas tout à fait capable de faire preuve de discernement, suivant plutôt le plus fort et la facilité sans trop réfléchir.
— Je sais qui vous êtes ! Je vous connais ! La Légende, le Prince de la Mort, l'Assassin, l'Égorgeur. Sombre-Lame ! Ayez pitié !
L'homme aux multiples surnoms balaya la salle d'un œil vif. Les clients, terrifiés, s'étaient planqués sous les tables, à l'instar du tavernier derrière son comptoir. Nul n'osait bouger, terrassée par l'effroi que provoquait simplement l'homme qui venait de tuer trois villageois en un instant.
Tu n'es pas le bienvenu. Tu ne le seras nulle part. Jamais. La solitude sera à jamais ton fardeau. Peut-être aurais-tu dû mourir, ce jour-là. Les peines et les tragédies ne te poursuivraient alors plus.
Sombre-Lame se mordit l'intérieur des joues. Le souvenir, le dernier souvenir qu'il gardait d'elle, le harcelait une fois encore.
Il porta derechef son regard sur le gamin à ses pieds, qui continuait de pleurer dans sa pisse.
— Je suis désolé, dit Sombre-Lame.
Dans le balayement de sa cape, il rengaina sa dague et jeta une bourse pleine sur la chaise qu'il occupait un instant auparavant, avant de quitter la taverne. Dehors, le soleil atteignait son zénith. Sombre-Lame maugréa : d'ordinaire, c'était au crépuscule venu qu'il quittait une ville ou un village.
Il courut jusqu'aux portes du bourg, passa entre les deux gardes sans leur prêter la moindre attention et fonça vers la forêt. En s'y enfonçant, il ne risquait pas d'être suivi par les sentinelles chargées de la police, ni de verser de nouveau le sang. Décidément, jamais il ne parviendrait à passer une journée sans jouer de sa lame, de sa lance, de son arbalète ou même de ses poings.
Assuré d'avoir pris une distance certaine avec le bourg pendant l'heure qui suivit, il positionna le soleil devant lui, de façon à rejoindre l'ouest.
(partie 5 en suivant...)
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro