Chapitre 26 - "Princesse" disparue
— On ne change pas une méthode qui fonctionne, n'est-ce pas ?
Eleanor acquiesça. Clark et elle s'approchaient du port, où de nombreux bateliers et marchands s'affolaient déjà. Les deux loups avaient quitté leur auberge aux alentours de sept heures du matin, ce qui était un peu tôt pour la jeune fille. Cependant, elle comprenait que chaque minute passée loin de son fils était un supplice pour le Grand Alpha. Elle s'était levée et préparée sans rechigner, puis ils avaient de nouveau arpenté les rues d'Oxland.
— Racontez... Raconte-leur que nous avons été détroussés par des brigands, et rajoute que je suis enceinte si besoin. Un capitaine finira bien par nous prendre en pitié.
Se montrer plus familière avec lui ne lui était pas encore tout à fait naturel, mais cela ne la perturbait pas outre mesure. Quand il s'était présenté devant sa porte et l'avait saluée, elle avait été ravie de constater qu'il n'avait pas oublié leurs paroles de la veille.
— Je l'espère, approuva-t-il. Sinon, nous nous débrouillerons pour jouer les passagers clandestins.
Eleanor tourna la tête vers lui, un petit sourire aux lèvres.
— Monsieur le Grand Alpha aime de plus en plus friser l'illégalité. Voilà qui devient intéressant.
Il afficha lui aussi une mine amusée, mais retrouva son sérieux dès qu'ils atteignirent les bateaux. La louve repéra une première embarcation similaire à celle qu'ils avaient loupée. Deux femmes se tenaient sur le quai, occupées à détacher des amarres. Clark et Eleanor vinrent à leur niveau et le jeune homme se lança dans son récit.
— Nous ne faisons pas de la charité, cracha l'une d'elles dès qu'il eut terminé. C'est à peine si notre bicoque arrive à se maintenir à flot, nous n'allons pas prendre deux passagers en plus pour des clopinettes !
Son ton était encore plus catégorique que celui de la réceptionniste qui avait voulu les refuser. Eleanor prit sur elle pour contenir une réplique acerbe. Clark jugea bon de ne pas s'énerver de bon matin et lui fit signe que ce n'était pas grave.
Ils s'éloignèrent en direction d'un deuxième bateau. Le Grand Alpha eut beau répéter son discours de pauvres voyageurs malheureux, cela ne fit aucun effet. La jeune fille sentit son agacement enfler. Avant qu'ils n'abordent une nouvelle péniche, elle retint Clark par le bras.
— S'ils s'obstinent à nous refuser, je vais sortir mon poignard, grinça-t-elle.
Elle s'attendit à ce qu'il tente de la calmer, or ses nerfs semblaient encore plus à vif que les siens.
— Les prochains vont nous prendre, affirma-t-il.
Il héla une jeune femme, déjà perchée sur son bateau. Dès qu'elle posa les yeux sur le Grand Alpha, ses lèvres se fendirent d'un sourire presque béat.
— Avec elle, il faut changer de version, murmura Eleanor. Invente que je suis ta cousine.
Perplexe, il fronça les sourcils.
— Elle est amoureuse de toi, l'éclaira-t-elle. Laisse-lui croire qu'elle a une chance.
L'idée qu'il lui plaise le laissa complètement incrédule. Il secoua la tête, mais suivit quand même son conseil :
— Ma cousine et moi sommes en chemin pour rejoindre son fiancé sur la Terre du Rubis. Des voyous nous ont attaqués hier soir et nous n'avons plus d'argent. Voudriez-vous bien nous prendre à bord jusqu'au prochain village, s'il vous plaît ?
À son intonation, on aurait dit qu'il s'attendait déjà à une réponse négative. Néanmoins, la jeune femme s'écria :
— Avec plaisir ! Montez vite, nous partons bientôt !
Elle leur désigna une petite passerelle. Eleanor et Clark échangèrent un regard et s'y précipitèrent, peu désireux qu'elle change d'avis.
— Je m'appelle Giulia, se présenta leur hôtesse dès qu'ils eurent posé un pied sur le pont. Ma mère et moi organisons des voyages touristiques sur ce bateau, nous allons presque jusqu'aux mers du sud ! Et vous, comment vous vous appelez ?
Sa question enthousiaste s'adressait surtout au jeune homme, qu'elle ne quittait pas des yeux. Avec ses épaisses boucles roux foncé et ses taches de rousseur, elle était plutôt jolie.
— Cl... Euh... Marc. Et ma fe... Ma cousine s'appelle Julia.
Heureusement, Giulia était trop occupée à le contempler pour faire attention à ses maladresses.
— Oh ! Julia et Giulia se ressemblent ! s'émerveilla-t-elle. C'est un signe !
— Un... Un signe ? répéta-t-il, perdu.
Eleanor retint un gloussement. Le "rentre-dedans" qu'elle lui faisait était si grotesque que le pauvre diable ne le comprenait même pas.
— Où devons-nous nous installer ? demanda la louve pour éviter une situation gênante.
— Vous pouvez profiter du pont si vous le voulez, mais l'air est un peu frais à cette heure-ci, indiqua Giulia en retrouvant un minimum son sérieux. Notre péniche comporte une salle intérieure où nos voyageurs peuvent manger et se reposer. Il y a plein de petits fauteuils, vous n'avez qu'à vous poser là-bas le temps que nous arrivions au prochain village !
Elle les guida à l'intérieur du bateau, où se trouvait effectivement une salle de petite taille, aux murs habillés de lambris. Des canapés en tissu coloré entouraient une table, sur laquelle était posée une lanterne et... des viennoiseries. Cette vision rappela à Eleanor qu'elle avait faim, n'ayant rien avalé depuis son morceau de pain et sa pomme de la veille.
— Vous pouvez manger un peu, si vous voulez, les encouragea Giulia en allumant d'autres lanternes. Ma mère vient juste de ramener ces gâteaux du village pour les voyageurs, mais ils ne sont pas encore levés.
Elle montra ensuite un petit corridor plongé dans le noir.
— Leurs cabines sont juste ici, essayez de ne pas parler trop fort, leur demanda-t-elle gentiment.
Les deux loups acquiescèrent et ne manquèrent pas de la remercier. Outre son béguin mal dissimulé pour Clark, elle était on ne peut plus agréable.
— Je vais aider ma mère à lever l'ancre, je reviendrai vous prévenir dès que nous aurons atteint le prochain village !
Elle s'éclipsa après avoir jeté un dernier coup d'oeil à Clark. Eleanor se jeta aussitôt sur un croissant. Elle croqua dedans telle la louve affamée qu'elle était, appréciant le délicieux goût de la pâte feuilletée.
— Je ne savais pas que les alphas possédaient un pouvoir de séduction ! s'impressionna-t-elle en mastiquant. Elle est complètement sous ton charme !
Sa taquinerie le fit lever les yeux au ciel.
— C'est faux, marmonna-t-il en prenant un gâteau. Je devais simplement être le premier garçon de son âge qu'elle voyait depuis des lustres. Autrement, elle ne m'aurait même pas regardé.
La jeune fille se demanda comment il pouvait avoir si peu confiance en lui. Quelques semaines plus tôt, elle se serait refusée à nourrir une telle pensée, mais... Il fallait bien avouer que son ancien fiancé était très séduisant. Le jour où elle l'avait rencontré, elle s'était forcée à le trouver simplement "assez mignon". Cela ne lui rendait que fort peu justice...
Le bateau se mit à bouger pile au moment où Eleanor se servait un verre de jus d'orange. Elle en renversa sur la petite table et dut se débrouiller pour nettoyer avec une serviette.
— Ma question va sans doute paraître stupide, mais... Est-ce qu'on peut avoir le mal de mer sur un fleuve ? demanda-t-il tandis qu'elle marmonnait des jurons.
— Qu'est-ce que j'en sais ? bougonna-t-elle en remarquant du jus d'orange sur sa robe.
Déjà que ses habits n'étaient pas très propres, elle allait finir par avoir l'air d'une truie...
— C'est la première fois que je monte dans un bateau, expliqua-t-il. Enfin, si l'on omet la barque de la tour et...
— Vraiment ? s'exclama Giulia, qui était déjà revenue. C'est votre premier voyage dans un bateau ? J'espère que vous n'allez pas être déçu alors !
Elle s'installa sur le même fauteuil que Clark, ce qui parut un peu le déconcerter.
— Ma mère et moi avons acheté cette péniche il y a trois ans. Au départ, elle était presque aussi moisie qu'une épave, mais nous avons réussi à la rénover et...
Elle leur relata le défi que représentait la rénovation d'un bateau, sans leur épargner le moindre détail. Eleanor avait beau être juste à côté de Clark et Giulia, cette dernière ne semblait même pas la voir. Elle n'avait d'yeux que pour le jeune homme, mais ne le laissait pas en placer une. Il se contentait donc de hocher la tête de temps à autre, ce qui ne semblait pas lui déplaire.
Eleanor suivait la scène avec amusement, en dégustant un petit gâteau très sucré. Ne pas engloutir tout ce qu'il y avait sur la table lui réclamait un effort colossal. Elle savait toutefois que ce petit-déjeuner ne lui était pas destiné, et que de véritables voyageurs – qui avaient payé pour être ici – allaient bientôt arriver.
Effectivement, quelques minutes plus tard, un couple émergea du petit couloir. Ils parurent assez surpris en voyant les deux nouveaux passagers, mais les saluèrent poliment. Ils s'installèrent sur un canapé assez éloigné du leur et commencèrent à manger. Giulia prit la peine de s'assurer qu'ils avaient passé une bonne nuit, puis les informa du programme de la journée.
Apparemment, ils atteindraient en fin de matinée le prochain village au bord du fleuve, puis y feraient une courte escale. L'après-midi serait ensuite l'occasion de voguer au milieu de la campagne, qui se ferait de moins en moins verdoyante. Ils n'atteindraient la Terre du Rubis que d'ici la fin de la semaine, mais les voyageurs paraissaient déjà impatients.
— Où en étais-je ? fit Giulia en revenant vers Clark. Ah oui ! Je vous parlais du nombre de pots de peinture qu'il avait fallu pour...
— Eleanor ?
Le sang de l'interpellée se glaça.
Elle savait qu'elle n'aurait pas dû tourner la tête, et pourtant... Elle pivota en direction du corridor sombre, d'où venait d'émerger une femme. Si elle n'était pas assise, Eleanor serait certainement tombée. Le malaise semblait aussi guetter la nouvelle venue, qui clignait des yeux comme si elle avait vu un fantôme. Ce qui dans l'absolu, ne devait pas tellement être éloigné de la vérité...
— C'est... C'est bien vous ? bégaya-t-elle en fixant la jeune fille. Qu'est-ce que...
Non, ce n'est pas moi, aurait-elle voulu répondre. On ne vous l'a jamais dit, mais j'ai une soeur jumelle cachée et... Eleanor regretta que les loups-garous n'aient pas la faculté de changer de visage à volonté. Ou pourquoi ne pouvaient-ils pas prendre leur forme animale à tout moment et fuir dès que les problèmes devenaient trop embarrassants ?
— Elle... Vous vous trompez, tenta d'intervenir Clark. Elle s'appelle Julia et...
Mais mentir ne servait à rien. La femme qui se tenait face à eux était une domestique du palais de l'alpha du Rubis.
Eleanor ne se rappelait plus de son prénom, car elle travaillait principalement pour sa soeur, Sandhya. Néanmoins, elles avaient souvent été amenées à se croiser dans les couloirs. La femme de chambre connaissait évidemment Eleanor, qui était à l'époque l'objet le plus précieux de tout le château : la future épouse du Grand Alpha.
— Je croyais que vous étiez morte ! s'exclama la femme en se prenant la tête entre les mains. Personne n'a jamais su ce que vous étiez devenue, tout le monde a raconté des centaines de rumeurs à votre sujet !
L'attention de toute la pièce était bien sûr concentrée sur Eleanor. Giulia avait coupé court à son récit, tandis que les deux autres voyageurs avaient cessé de manger. Leurs croissants étaient encore suspendus à quelques centimètres de leur bouche.
— Je... Euh... Vous pouvez venir ici ? demanda Eleanor à l'adresse de la domestique.
Elle tapota la place libre à côté d'elle, en espérant que la femme consente à ne pas se donner en spectacle. Celle-ci demeura perplexe encore quelques secondes, comme si elle ne s'était pas attendue à ce que le fantôme lui adresse la parole. Peut-être que tu peux jouer la carte du revenant surgi d'outre-tombe, songea Eleanor, en proie à une panique croissante.
Elle chassa cette idée stupide pour tenter de remettre de l'ordre dans ses pensées. Il fallait qu'elle trouve une histoire crédible à raconter, qui coïnciderait à peu près avec ce qu'ils avaient dit à Giulia. En effet, leur hôtesse la considérait avec curiosité, ayant presque oublié sa fascination pour Clark.
— Vous ne vous appelez pas Julia ? s'enquit-elle, les sourcils froncés.
Elle avait soudain l'air un peu méfiante, craignant sûrement d'avoir fait monter des hors-la-loi à bord de son bateau.
— Si, tenta d'affirmer Eleanor, enfin... Je vais vous expliquer.
D'un hochement de tête imperceptible, elle dissuada Clark d'intervenir. S'il racontait n'importe quoi devant la domestique, ils risqueraient de s'enfoncer.
— Qu'est-ce que vous faites ici ? interrogea-t-elle la femme de chambre, dans l'espoir de gagner du temps.
Elle força ses méninges – peu habituées à un tel effort d'invention – à préparer un récit cohérent. Ses pensées se bousculaient si fort dans son esprit qu'elle faillit ne pas entendre la réponse de la domestique :
— Je viens juste de prendre ma retraite, donc j'ai décidé de fêter ça en m'offrant un séjour sur la Terre du Diamant. J'ai ensuite entendu dire que des bateaux faisaient visiter les bords du fleuve, alors je me suis dit que je pourrais en prendre un pour mon voyage de retour jusqu'à la Terre du Rubis.
Eleanor nota une information de taille : la femme était à la retraite. Effectivement, quelques rides creusaient sa peau cuivrée. Ses cheveux noirs étaient aussi parsemés de mèches blanches et argentées.
— Vous... Vous ne travaillez donc plus pour ma soeur ?
— Oh non, cela fait bien longtemps que Sandhya ne voulait plus de moi ! fit l'ancienne domestique avec un petit geste de la main.
Eleanor pria pour que personne dans la pièce ne connaisse le prénom des enfants de l'alpha du Rubis... Même si les deux autres voyageurs faisaient semblant de manger et de discuter, elle sentait bien qu'ils épiaient leur conversation.
— J'ai terminé ma carrière en travaillant principalement pour votre mère, mais peu importe. Dites-moi plutôt ce que vous vous faites là ! Où étiez-vous pendant toutes ces années ?
L'interpellée prit une inspiration, puis débuta maladroitement :
— En fait, je... Mon père m'a confiée à la surveillance d'un lointain cousin.
Elle désigna Clark, qui esquissa un sourire un peu crispé.
— Il voulait que je me fasse oublier, ce que j'ai fait et... Maintenant, je suis un peu plus libre.
Ces informations ne parurent pas vraiment rassasier la femme.
— Oh ! s'exclama Giulia, toute méfiance envolée. Vous venez d'une famille riche, c'est ça ? C'est pour cette raison que vous vous connaissez ?
La jeune fille acquiesça vivement, dans l'espoir de devancer l'ancienne domestique. Si elle fournissait la moindre précision supplémentaire concernant la "famille riche" pour laquelle elle avait travaillé, c'en serait fini de leur couverture...
Avant que la situation ne lui échappe, Eleanor enchaîna :
— Comment vous appelez-vous ? Excusez-moi de ne pas m'en souvenir, comme vous étiez surtout au service de Sandhya, je...
— Devika, répondit-elle, pas offusquée pour un sou.
La louve entendit Giulia recommencer à parler à Clark, signe qu'elle ne s'intéressait plus à leur échange. Toutefois, elle demeura tendue, redoutant les prochaines questions de Devika.
— C'est pas vrai ! s'exclama cette dernière en baissant les yeux sur les mains d'Eleanor. Vous vous êtes mariée ?
Sa remarque n'avait pas échappé à Giulia, qui s'était tue aussitôt. Ses yeux marron fixaient les doigts de Clark, qui portait lui aussi une bague avec un diamant... et une autre sertie d'un rubis. Les deux loups ne s'étaient pas encore rendu leurs anneaux.
— Non, c'était juste... Nous avons eu du mal à trouver un hébergement hier soir, donc nous avons dû inventer une histoire pour les aubergistes.
Avouer ce mensonge aurait pu rendre Giulia suspicieuse, mais ils ne pouvaient pas non plus prétendre être mariés. Heureusement, elle poussa un soupir de soulagement à peine discret et poursuivit sa discussion – ou plutôt son monologue – avec Clark.
— Je suis rassurée de savoir que vous allez bien, reprit Devika, l'air sincère. On a tellement raconté tout et n'importe quoi à votre sujet...
Eleanor sentit une boule se former dans son ventre. Elle savait évidemment qu'après son départ de la Terre du Rubis, toutes sortes de sornettes étaient nées, cependant... Gretchen ne lui avait jamais trop rien dit.
— Par exemple ? demanda-t-elle avec appréhension.
Sans même s'en rendre compte, elle se mit à faire tourner la bague de Clark autour de son doigt.
— Oh, ces histoires étaient toutes plus horribles les unes que les autres ! s'émut Devika. Certains ont dit que vous aviez été bannie de la Terre des Loups. D'autres que vous étiez tombée enceinte et qu'on vous avait cachée quelque part avec l'enfant, ou alors qu'on vous avait forcée à avorter... Les proches de votre frère ont aussi lancé que vous aviez dû vous marier avec un sombre inconnu.
Cette énumération donna à la louve une impression insensée : celle d'avoir eu de la chance d'avoir été enfermée dans sa tour.
— J'espère que votre cousin n'a pas été trop terrible avec vous, ajouta l'ancienne domestique à voix basse. Il vient de la Terre du Diamant, n'est-ce pas ? Vous avez passé six ans là-bas ?
Eleanor acquiesça. Elle se surprit à mentir plutôt aisément :
— Il possède une maison à la campagne, assez loin de la capitale. Je n'avais pas le droit de m'éloigner de son domaine, mais... Ce n'était pas si déplaisant. Marc est très gentil. Cette petite excursion sur la Terre du Rubis est ma première véritable sortie.
Devika hocha la tête, impressionnée.
— Vous n'avez pas changé, en tout cas ! Même si vous êtes un peu pâlotte, vous êtes toujours la plus belle louve du Rubis !
La jeune fille grimaça un sourire. Avec ce genre de paroles prononcées à tort et à travers, il n'était pas étonnant que Sandhya se soit mise à détester sa propre soeur.
— Vous êtes devenue une véritable légende sur la Terre du Rubis ! ajouta-t-elle à voix basse. Notre "princesse" disparue ! Tout le monde voulait savoir ce qui était arrivé à l'ancienne fiancée du Grand Alpha. Peu de temps après votre départ, des gens se sont même attroupés devant le palais de votre père ! Ils réclamaient de savoir ce qui vous était arrivé, nous avions tellement peur que votre famille vous ait fait du mal !
Eleanor n'était pas certaine de comprendre.
— Vous voulez dire que... les loups du Rubis ne me détestent pas ?
L'ancienne femme de chambre laissa échapper un petit rire.
— Bien sûr que non ! Seuls quelques arriérés ont joué les mauvaises langues. Autrement, personne ne vous a blâmée pour ce que vous avez fait. Vous n'aviez que seize ans, le Grand Alpha s'est montré cruel en vous rejetant et votre famille n'a rien fait pour vous défendre.
Eleanor ne savait pas quoi dire. Elle s'était toujours imaginé que les loups du Rubis l'avaient prise pour une traînée, comme le lui avait laissé sous-entendre Gretchen. Elle croyait – et avait même espéré – que tout le monde l'ait oubliée. Or cela ne semblait pas vraiment être le cas.
— Malgré tout, ajouta Devika en baissant les yeux, aucun proche du palais n'a vraiment compris ce qui vous était passé par la tête...
La concernée se raidit, sentant venir une question qu'elle ne voulait surtout pas entendre.
— Vous étiez promise au futur Grand Alpha, vous alliez devenir la femme la plus importante de la Terre des Loups et... Pourquoi avoir tout gâché en vous offrant à ce bellâtre de Taresh ?
Eleanor eut la soudaine impression d'être plongée dans un bain d'eau brûlante, tout en étant glacée jusqu'aux os. Elle savait que même si ce n'était pas ses affaires, Devika n'avait sans doute aucune intention de lui nuire. Elle était simplement curieuse, ce que la jeune fille pouvait comprendre.
Elle savait aussi qu'elle aurait dû trouver une réplique, ou ne serait-ce qu'un semblant de réponse, toutefois... Sa langue était paralysée.
— Je... Euh...
— Puis-je savoir en quoi cela vous regarde ?
Cette voix surgie du néant la fit sursauter. Dans sa panique, elle avait presque oublié que Clark était juste à côté d'elle.
Même s'il faisait semblant d'écouter Giulia, quelques bribes de la conversation voisine n'avaient pu lui échapper.
— Elle n'a de comptes à rendre à personne, poursuivit-il. Et sans vouloir vous manquer de respect, Eleanor n'est pas un paquet cadeau que l'on "offre" à qui que ce soit. Ce qu'elle décide de faire ou non ne vous concerne pas.
Devika en resta bouchée bée. Le Grand Alpha avait parlé sans la moindre agressivité, or quelque chose dans son ton dissuadait de répliquer quoi que ce soit. Même si elle ignorait son véritable titre, l'ancienne domestique pouvait sentir l'autorité qui se dégageait de lui.
L'attention de Clark demeura concentrée sur Devika, jusqu'à ce qu'elle balbutie :
— Tou... Toutes mes excuses, je... Vous avez raison.
Le dirigeant lui accorda un léger hochement de tête, puis se retourna vers Giulia, sans croiser le regard d'Eleanor. Un long silence plana entre cette dernière et Devika, jusqu'à ce qu'elles se mettent à évoquer des banalités.
La jeune fille prit sur elle afin de dissimuler son malaise, se sentant à la fois gênée et reconnaissante. Qu'aurait-elle dit si le Grand Alpha n'était pas intervenu ?
Heureusement, l'ancienne femme de chambre ne s'aventura plus à poser des questions indiscrètes. Elles discutèrent de tout et de rien, tandis que Clark continuait d'écouter son admiratrice. Au bout de plusieurs minutes, Eleanor entendit Giulia éclater de rire. Celle-ci avait posé une main sur le genou du Grand Alpha, et s'était aussi significativement rapprochée de lui.
Cette vision provoqua une drôle de sensation à la louve, qui se surprit soudain à détester la pauvre Giulia. Cela était complètement méchant et irrationnel, étant donné que sans elle, ils seraient peut-être encore à Oxland. Toutefois, elle se surprenait à espérer qu'elle s'éloigne très loin d'eux et ne pose plus jamais les yeux sur Clark.
La folie te guette, songea-t-elle en se giflant intérieurement. L'air du fleuve ne lui réussissait pas du tout... Ou peut-être commençait-elle à étouffer à force d'être enfermée dans cette pièce.
— Pardonnez-moi, mais je vais aller prendre un peu l'air, fit-elle à l'adresse de Devika. C'était un plaisir de vous revoir.
Ce qui était entièrement faux. Cela n'avait rien de personnel contre l'ancienne domestique, mais elle aurait préféré ne pas être reconnue par qui que ce soit.
— Si vous saviez à quel point je suis ravie de savoir que vous allez bien ! Tellement de loups du Rubis se sont inquiétés pour vous !
Même si elle peinait encore à y croire, cela toucha Eleanor. Sa famille avait beau la détester, il restait au moins des gens qui ne souhaitaient pas son bannissement du territoire...
— Est-ce que cela vous embêterait de... ne rien dire à personne ? J'aimerais que mon voyage sur la Terre du Rubis reste aussi secret que possible. Je suis toujours un peu en conflit avec ma famille, donc je préférerais qu'ils ne sachent pas que je suis par ici.
Elle s'attendit à une promesse ne valant pas plus que du vent. Ou pire, à devoir essuyer un refus. Or Devika la surprit :
— Évidemment ! J'imagine que vous avez déjà dû avoir assez de problèmes comme ça, je ne veux pas vous en créer d'autres.
La jeune fille la remercia, puis se leva. Elle serra les poings en remarquant que Giulia semblait prête à s'assoir sur les genoux de Clark. Ce dernier ne faisait rien pour la repousser, ce qui était sûrement logique. Il devait soit vouloir se montrer poli, soit commencer à être intéressé. En temps normal, ce spectacle aurait amusé Eleanor, qui se serait réjouie de pouvoir le taquiner.
Néanmoins, elle se sentait inexplicablement sur les nerfs.
— Je vais prendre l'air sur le pont, informa-t-elle le Grand Alpha.
Et sans attendre de réponse, elle quitta les lieux.
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