61. Le meilleur chemin
Qu'est-il arrivé à Aton ? Pas clair. Qu'est-il arrivé à Lilith ? Pas clair. Qu'est-il arrivé à Kaldor ? Pas clair. Qu'est-il arrivé à Shani ? Pas clair. Qu'est-il arrivé à Aarto ? Pas clair.
Qu'est-il arrivé à ma moustache ? On a évité le pire.
Barfol, La fois où je portais la moustache
L'arrivée des légions impériales permit à l'Armada Magna de tenir ses positions. Les canonnières de l'Imperator ne disposaient pas de bons canons thermo-cinétiques, mais une telle puissance était inutile contre les loups de Naglfar. Pour frapper cette multitude, comme des bancs de poissons portés par le courant, les tirs de barrage se révélaient plus efficaces.
Gardant toujours son cap dans la mêlée, Barfol allumait la radio toutes les trente secondes pour complimenter Catius, que ce soit sur le nombre de ses vaisseaux, la bonne tenue des formations de la légion, la diligence avec laquelle il avait rejoint leur champ de bataille, ou bien sur son apparence, ses beaux cheveux, son regard vif, ses sandales de qualité.
« Concentrez-vous sur la bataille, dit l'Imperator.
— C'est quand je n'ai pas l'air concentré que je suis le plus concentré » expliqua Barfol.
Pour montrer à quel point il était concentré, le capitaine risqua un coup d'œil sur l'écran de son radar.
« Mais qu'est-ce qu'ils font ? » lança-t-il.
Les loups noirs se regroupaient maintenant autour de Naglfar comme les mouches sur une charogne. Barfol passa au plus près de l'astre maudit, se fit un rapide plan de la situation et déversa quantité d'annonces dans leur canal de communication, sous forme de séries de chiffres.
« Cinquante-dix-vingt degrés, vingt kilomètres !
— Qu'est-ce que vous voulez ? intervint E'ptal, forcément intriguée par des informations aussi factuelles.
— Il bouge ! Poussez-vous de là ! »
En effet, Naglfar quittait le champ de bataille et se déplaçait en direction de la Terre – donc de Kaldor.
Malgré ses milliards de tonnes, sans mode de propulsion apparent, Naglfar fit un bond prodigieux, accélérant à une fraction non négligeable de la vitesse de la lumière. Sans doute cette croûte grise couverte de points noirs – comme une vieille pomme moisie, remarqua Barfol – cachait-elle des énergies considérables, dignes de celles qui animaient un omnisaure ou un Kaldor.
« Nous sommes complètement pris au dépourvu, analysa Barfol en laissant ses bras retomber mollement – pas trop longtemps, car il dut bifurquer pour éviter un débris. Même à pleine poussée, il nous faudra au moins une heure pour le rejoindre.
— Cela va donc se jouer entre Naglfar et Kaldor.
— Faut pas laisser Kaldor faire tout le boulot » protesta Barfol, pourtant forcé d'assister à l'acte final de trop loin, depuis ce banc de débris et de vaisseaux désœuvrés.
***
Lilith tenait fermement la main de Néa. Othon était prisonnier de sa gangue translucide. La reine des ombres leur sourit à tous les deux, comme si tout allait pouvoir s'arranger. Car dans son esprit, ce pouvait être le cas ; elle tuerait Kaldor et tous les autres solains ; ils seraient réunis tous les trois dans son royaume souterrain ; Naglfar voguerait sur les eaux paisibles de l'Omnimonde en se nourrissant des planètes rencontrées sur son chemin.
« Kaldor ? Es-tu là, Kaldor ? »
Elle avait dû laisser une porte ouverte spécialement à son intention, car l'avatar astral du dieu-sage apparut à l'endroit où s'était tenu Thaddeus, soulevant un petit nuage de cendres résiduelles de la combustion.
Bien que son masque, son drap gris et ses gants ne laissent aucun indice d'âge, Kaldor semblait écrasé par le poids des ans, dépassé par ses responsabilités comme un vieux général, anéanti de voir ce qu'était devenue Lilith. Il avait pris en charge les solains et n'avait pas pu tous les protéger !
« Dis-leur, ordonna-t-elle. Dis-leur que ce monde que tu leur a promis ne verra pas le jour. La lutte contre Aton est finie, mais tu es affaibli et tu as déjà tant à faire. L'Omnimonde se cherche un dieu, la place est libre pour celui qui rêve de répandre la sagesse parmi les conscients. Mais c'est un travail de titan, qui s'étalera sur mille ans. Et puis, Aton n'est pas mort ! Il reviendra bientôt, et tu dois planter les graines qui permettront de le vaincre une deuxième fois. N'est-ce pas ?
— Vrai, murmura Kaldor.
— Vous voyez ? s'exclama Lilith. Vous êtes partis il y a longtemps de Sol Finis. Vous êtes arrivés au bout du chemin ; il n'y a rien.
— Ce que tu vois comme « rien » nous est préférable à ton empire des ombres, dit Othon.
— Je te crois. Tu dis et tu penses cela parce que vous êtes encore naïfs, car Kaldor n'a rien fait pour changer cette naïveté. Il est naïf lui-même. Cet univers n'est pas comme il le voit, comme il le dit ; il est comme le voit Aton. Un gigantesque jeu de massacre dont le dernier gagnant, celui qui compte les points, sera le Temps lui-même. N'est-ce pas, Kaldor ?
— L'univers... »
Elle attendit qu'il termine avant de renvoyer sa forme astrale à l'extérieur. Lilith ne voulait pas s'encombrer de Kaldor plus longtemps.
« L'univers est incompris, dit le dieu-sage.
La vérité est fixe dans le mouvement.
Sur ces eaux mouvantes, la connaissance doit encore accomplir de grands voyages...
— Tu n'as jamais rien dit d'intéressant. Va-t-en » ordonna-t-elle.
Kaldor ne put résister à la vague qui accompagnait cet ordre ; son avatar se rompit et se brisa en de multiples éclats.
Othon et Néa échangèrent un regard.
« Vous ne pouvez pas me tuer, asséna Lilith, comme si elle lisait dans leurs pensées avec facilité. Pour deux raisons. Parce qu'Othon est trop gentil ; parce que je suis ton enfant, Néa. Aucun de vous n'a la force de me tuer. Kaldor n'aurait pas eu la force de me tuer. C'était le plan d'Aton. »
Elle fut traversée par un éclat de rire, secouant la main de Néa comme s'il s'agissait d'un objet.
« Dire que si cet incapable avait appris de Shani... s'il avait appris la valeur du Temps... il lui aurait suffi d'attendre que je vienne tuer Kaldor. Et il aurait gagné la guerre ! C'est donc qu'Aton, malgré son intelligence, ne pouvait pas gagner.
— Lilith, mon enfant...
— Oui, mère ?
— Je peux encore t'aider. »
Néa referma ses bras autour de sa fille. Ce ne fut pas seulement un geste spontané ; elle l'empêcha de fuir de cet étau.
« Tu es retombée dans les cauchemars. Tu es seule au milieu des ombres, qui prétendent t'avoir fait reine, mais qui t'étouffent et te tourmentent. Tu ne devrais pas avoir à lutter seule contre elles. Laisse-moi lutter avec toi. C'est mon rôle, d'apaiser tes rêves, comme je l'ai toujours fait. »
Lilith n'aurait répondu que pour se rire d'elle, moquer cet élan d'amour maternel et cette intervention trop tardive. Elle n'en eut pas le temps ; leurs deux formes astrales implosèrent, s'intégrant dans la matrice sous-jacente du rêve. Elles descendaient toutes deux dans les profondeurs de Naglfar, affronter les racines des démons.
Othon avait compris le sens de leur présence ! Même en se prétendant reine, Lilith demeurait la première victime de son armée d'ombres. Cette horde agressive rongeait son esprit comme un acide. Malgré ses dires, une partie d'elle espérait encore ; elle avait tendu la main, non vers Kaldor, mais vers Néa, pour que celle-ci vienne la secourir.
C'était la meilleure issue. Le meilleur chemin.
Ce ne serait pas l'œuvre de quelques heures, de quelques jours ! Elles se battraient des années parmi les enfers de Naglfar, des siècles peut-être. Victorieuses contre les spectres, elles remonteraient de ces profondeurs, elles-mêmes fantômes, mais apaisées, encore libre de s'envoler parmi les rêves de la Terre.
Des grandes fractures parcoururent le ciel ; le monde intérieur de Naglfar s'effondrait. Le disque azuré de la troisième planète du système, autour de laquelle orbitait l'armée des morts, creva la surface de l'horizon sépia comme un vainqueur inattendu.
« Veille sur elles ! » ordonna le solain à l'astre glorieux.
Il ne reçut aucune réponse, sinon un écho déformé par la Noosphère terrestre.
Ballotté par une gravité devenue fluctuante, Othon chuta sur une pente invisible, retombant au milieu des solains en lutte contre l'armée des morts. Les montagnes d'ossements vivants s'effondraient autour d'eux en avalanches grondantes.
« Othon ! l'appela Seryn. Où est-elle ?
— Là où elle devait être. Sortons d'ici. »
Au-dehors, toute la matière de Naglfar se contracta, comme une supernova proche de l'explosion. Sa masse diminua ; des marées de neutrinos affolés s'en échappèrent, particules fantômes capables de traverser presque toute matière. Les loups noirs implosaient ; leurs cris retentirent longtemps, tandis que l'astre maudit se réduisait à une sphère de dix lieues, puis d'un pouce de diamètre, jusqu'à devenir plus fin qu'un fil de soie.
Naglfar avait disparu. Physiquement, du moins.
Les solains libérés virent alors se lever devant eux un astre sombre ; une sœur invisible de la Lune, issue de cet agglomérat d'âmes en peine, de ces guerriers encore prisonniers de leurs regrets.
Lilith se trouvait au cœur de cette ombre ; elle était cet astre, et cet astre, cette lune noire était son rêve. Néa se trouvait avec elle et, comme elle l'avait fait avec le fils de Catius, elle apprendrait à Lilith à se libérer de ses cauchemars – et à libérer ses guerriers fantômes. Avec les millénaires, elle finirait par disparaître.
Quant à Kaldor, il les avait déjà quittés pour déposer Aton en sa nouvelle prison.
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro