60. Naïfs
(1500 mots)
Leur bataille contre Thaddeus ne dura qu'une fraction de seconde. Un bâton de combat dans les mains, quatre autres autour de lui, dotés de vie propre, Othon donna plusieurs coups décisifs. Percé dé toutes parts, Thaddeus se mit à rire, alors qu'un sang noir dégoulinait de ses plaies béantes.
« Vous ne pouvez pas me tuer. Je suis la mort. »
Une déflagration traversa soudain leur ciel. Seul un événement grandiose pouvait avoir porté jusqu'ici, au cœur de Naglfar, dans son monde intérieur. Néa et Othon pensèrent ensemble à la même chose : la bataille entre Aton et Kaldor venait de prendre fin.
Qui était vainqueur ?
Surplombant les plaines arides et le gouffre sans fond où se jetait la horde des morts, un disque rouge prit rapidement forme, comme une commotion après un impact. Aton lui-même avait gratté à la porte de ses deux servants, espérant glaner auprès d'eux un quelconque secours !
C'est donc qu'il avait perdu !
Porté par cette réalisation, Othon bondit dans les airs, feinta une attaque à la jambe et traça deux torsions de biais. Se baissant pour parer un coup qui ne viendrait jamais, Thaddeus perdit sa tête ; elle roula à ses pieds. Mais le corps monstrueux demeura en place. Il saisit son chef par les cheveux pour le ramasser et le tint à bout de bras.
« Voyez-vous cela ! rugit-il d'une voix qui semblait encore remonter de ses poumons. Je vous l'ai dit, je ne peux pas être battu, pas en mon domaine.
— Aton a été vaincu. Tu l'as vu comme nous. Cette lutte n'a plus d'objet, Thaddeus. Mettons-y fin.
— Je l'ai vu, en effet. Kaldor a jeté toutes ses forces dans la bataille ; il a joué de ruse et de malice, et le dieu-soleil a dû ravaler son appétit. Mais je suis encore là, ainsi que ma reine Lilith. Nous n'avalerons peut-être pas les étoiles, mais nous commencerons par les planètes. Cet univers est à nous ! L'armée des morts, tu le vois, est invincible ; chaque fois que nous tuerons, nous recruterons davantage ; Naglfar est immense et votre Armada Magna n'a pas réussi à en percer la surface. »
Le géant céphalophore remit sa tête en place et fit un geste. Le sol se mit à bouillonner autour d'eux. De la terre agitée émergèrent des phalanges, des colonnes vertébrales ; l'armée engloutie remontait maintenant de son domaine chthonien, à l'instar des loups noirs qui se déversaient hors de Naglfar.
« Arrête, Thaddeus, commanda une voix subtile, forte et envoûteuse.
— Oh, mon épouse, ce n'est que toi.
— C'est moi-même » dit Lilith en avançant vers eux.
Néa laissa s'envoler ses armes. Son amour pour sa fille lui commandait de courir dans sa direction, de se réunir avec elle et de prendre pour elle le poids de ses péchés. Mais elle ne fit pas plus d'un pas. Othon l'arrêta d'un geste de la main, d'une barrière d'Arcs.
« Pourquoi...
— Parfois, dit la reine des ombres, il n'y a pas de « pourquoi ». Parfois il n'y a pas de grande raison. Les choses avancent petit à petit. Nous roulons sur la pente et nous finissons dans le ravin. Voilà pourquoi. Ô, mère, je regrette que tu aies à voir ce que je suis devenue. Mais il est encore temps de tous nous réunir. »
Thaddeus pivota vers elle.
« Je suis content que tu sois revenue » gronda-t-il.
Forme fluette en regard de sa stature imposante, Lilith concentrait pourtant une plus grande puissance, une force ondulante, tantôt lascive comme une courtisane, tantôt furieuse comme une meute de loups sanguinaires. Elle leva le bras et caressa le torse du colosse. Une flamme apparut sous son doigt, qui s'étendit à sa fourrure, puis à toute sa peau. Devant l'ironie de cette trahison, Thaddeus se mit à rire furieusement. Ses hoquets se mêlèrent bientôt à des hurlements bestiaux.
« Je suis contente d'être revenue » ironisa Lilith alors qu'il se consumait sur place sans espoir de rédemption.
Réduit à un squelette carbonisé, il tenait encore debout ; les braises rougeoyantes brillaient au creux de ses orbites. Elles continuaient de creuser la moelle de ses os.
« Voilà, annonça Lilith alors que les cendres de son roi s'écoulaient en fins ruisseaux. Aton est vaincu. Thaddeus est enfin mort. Il n'y a plus que moi.
— Dans ce cas, nous n'avons plus de raison de nous battre. Si tu n'es pas l'esclave de Naglfar, mais sa tête pensante, alors tu peux mettre fin à tout ceci. Reviens vers nous.
— Ah, Othon, tu as toujours été le plus naïf des solains. Ta gentillesse pourrait m'insulter, mais je la trouve rafraîchissante. »
Lilith fit un pas vers lui.
« N'approche pas, commanda-t-il, inquiet.
— Tu vois. Je suis allée trop loin. Nos chemins se sont séparés. Ils se sont réunis de nouveau, mais nous sommes l'un en face de l'autre. Il est impossible de revenir en arrière. Il faut que l'un de nous rende sa place. Il faut que l'un de nous disparaisse. »
Trop concentré sur elle, Othon ne vit pas Néa écarter les mailles de sa barrière d'Arcs pour rejoindre sa fille.
« Ne fais pas cela, la supplia-t-elle.
— Veux-tu rester avec moi ?
— Je veux que tu reviennes parmi nous... je veux que tu viennes avec nous sur notre monde futur... »
Lilith rejeta la tête en arrière et rit aux éclats, les faisant tressaillir tous deux.
« Vous ne comprenez pas ? Naïfs, naïfs, tous les deux, vous êtes naïfs. Nous étions naïfs du temps de Sol Finis, nous étions naïfs en montant vers les étoiles, nous étions naïfs en faisant confiance à Kaldor, et vous êtes encore naïfs ! Il n'y aura pas de monde futur. Kaldor est parvenu à battre Aton, mais personne ne l'en remerciera. L'Omnimonde n'a aucun chef ; ici c'est chacun pour soi, et nul n'acceptera la présence des solains. Vous ne sentiez pas la crainte des humains et des vampires de cette Armada fantoche ? Ce n'était pas Aton qui occupait leurs cauchemars, mais nous. Dans leurs yeux nous sommes des êtres monstrueux, trop puissants ; des mages capables de traverser les rêves ! Ils se disent que les épreuves que nous avons endurées nous ont peut-être rendus fous. Les alliances ne durent que le temps d'une bataille ; parfois moins. J'ai trahi Kaldor. Les Lazaréens ont trahi Kaldor aujourd'hui. Aton avait prédit qu'il serait trahi une troisième fois. De qui s'agira-t-il ? L'Imperator Catius, qui craint de voir son grand empire partir en ruines ? L'amirale E'ptal, stratège de guerre et esprit analytique ? Ou le capitaine Barfol ? Tous sont capables de se retourner contre leur allié d'un jour.
— Ne dis pas cela, Lilith.
— Pourquoi ?
— Après tout ce que nous avons traversé, ce n'est pas maintenant que tu vas perdre l'espoir...
— J'ai déjà perdu tous mes espoirs. Quand j'étais enchaînée à Naglfar et que je me débattais dans son monde intérieur. Ce qui nous entoure, ce que vous avez vécu, je l'ai vécu un milliard de fois ; à chaque fois que l'armée des morts me dévorait vivante, j'appelais Kaldor à l'aide, et il ne venait pas. »
Lilith sourit. Elle s'était rapprochée de Néa. Othon, qui aurait voulu l'en empêcher, se découvrit prisonnier de la structure d'Arcs du rêve, comme si l'atmosphère s'était gélifiée autour de lui, le privant de tout mouvement.
« Mais je ne lui en veux pas. Lorsque vous avez su où je me trouvais, il était déjà trop tard. De même, je ne regrette pas d'être devenue la reine des ombres, d'être passée de l'autre côté du miroir. Arrivée ici, j'ai le sentiment que les choses ne pouvaient pas être différentes. Même quand j'aurai tué le dernier d'entre vous, et que je demeurerai la dernière solaine, je ne le regretterai pas. »
Elle referma ses bras sur Néa. Leur étreinte dura une éternité ; la solaine pleurait.
« Veux-tu voir mon monde, mère ? Veux-tu faire partie de ce monde ? Ici, c'est mon Walhalla, la demeure de mes millions de guerriers vaincus. Ce ne sont pas les cœurs valeureux de la légende, oh non, car les vrais héros sont morts en accomplissant leur destinée ; ils sont morts heureux et sans regret. Les miens sont les couards, les parjures, les hypocrites, ceux qui couraient dans l'autre sens lorsque sonnait le cor de la charge, ceux qui faisaient semblant d'être morts pour échapper au massacre, ceux qui détroussaient les cadavres trouvés dans les ruines. Ceux-là sont beaucoup plus nombreux. »
Elle souriait encore en s'écartant de Néa.
« Je t'en prie, murmura celle-ci.
— Tu devrais savoir, pourtant, qu'aucune prière n'a jamais été suivie d'effet. Et toi, Othon ? Pourquoi ne dis-tu rien ?
— Arrête, Lilith. »
La jeune solaine aux cornes noires glissa jusqu'à lui.
« Veux-tu rester avec moi ? proposa-t-elle.
— Tout ce que tu voudras, si tu arrêtes cette folie et si tu renvoies ton armée aux ombres.
— Vous ne me croyez peut-être pas capable de détruire Kaldor ? Alors allons le voir. Il se trouve tout près de la Terre.
— Ne menace pas Kaldor ! s'exclama Othon, peinant contre les entraves qui le maintenaient.
— Pourquoi ? La bataille contre Aton est finie. Kaldor ne peut plus rien vous apporter. Il vous abandonnera, comme il m'a abandonnée. Je le savais déjà en m'éveillant de la transmigration. Nous n'avions qu'une mère, Néa ; Kaldor n'a jamais compté. »
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