56. Le roi des ombres
(1000 mots)
Une convulsion parcourut le ciel et la terre, qui roulèrent l'un sur l'autre tels deux lutteurs en peine. Othon et Néa mirent pied sur un sol rocailleux. Les amoncellements de squelettes s'étaient tous levés avant leur approche, comme si leur seule présence mettait l'armée des morts en déroute.
Le gouffre traversait toujours cette terre au loin, l'œil unique de Naglfar, contempteur ultime des forces de la vie, dont il moquait la volatilité. Des croûtes minérales boursouflées se soulevaient autour de lui, formant une série de ponts entre la terre et le vide.
Les squelettes s'accumulaient sur ces abords, une horde impatiente de se jeter dans les abîmes.
Qu'essayait-il de leur signifier avec cette nouvelle vision ?
Depuis quelques temps, Néa observait les alentours, tremblante, craignant de voir surgir parmi ces ombres un squelette cornu qui serait celui de Lilith, le dernier vestige de sa fille adoptive, la preuve de sa disparition ou de sa sauvegarde dans l'œil de cette tempête grondante. Elle redoutait de la voir rejoindre la horde et sauter dans le vide, sans pouvoir l'empêcher !
« Où es-tu ? s'impatienta Othon.
— Appelle-moi par mon nom. »
Le roi des ombres était tout près d'eux, une forme creusée dans l'air en négatif, attendant de se révéler.
« Lilith ?
— Elle n'est pas ici. Nous la verrons bientôt.
— Ceto ?
— Bel essai. J'aurais pu être Ceto, si Aton avait ramassé ce qui restait du deuxième Fléau lors de votre sortie de Stella Medius. Mais il ne l'a pas fait.
— Le Collecteur ?
— J'aurais pu être une copie du Collecteur. Un deuxième Collecteur. Le frère du Collecteur. Mais il n'existait aucun des trois. Tu as tué l'unique Collecteur, Othon. Sois-en fier, car si ce demi-dieu n'appartenait pas au cercle des immortels, c'était uniquement par fierté personnelle.
— Naglfar ?
— Oh, ce n'est pas mon nom originel, tout comme Aton n'est ni le nom d'Ikar, ni celui de Hela.
— Shani ? Catius ? Justitia ?
— Tu sais bien qu'elle n'est pas ici. Justitia se trouve dans les bras de Kaldor, comme s'il revenait à lui de calmer tous les maux du monde.
— Je sais qui tu es, intervint Néa. La somme de nos doutes.
— Vous n'êtes plus sur Stella Medius. Pour diriger une arme de cette envergure, il fallait bien un esprit, une volonté conforme aux plans d'Aton. Je vous offre un indice. Je suis mort peu avant l'éveil de Naglfar.
— Tu étais un humain ?
— Qui, mieux qu'un humain, peut devenir le roi des ombres ? »
L'homme révéla alors son image comme un déroule une toile. Une curieuse histoire se lisait sur son visage. De jeune homme, il était devenu vieillard ; rajeuni, il était revenu à une illusion de jeunesse retrouvée, conforme à ses attentes mais affreuse à voir. L'œil alerte et retors, plein de traîtrise et de fourberie, il était aussi plus haut qu'Othon. Ses muscles puissants, accrus par le désir de force physique, saillaient sur son torse nu, couvert d'une toison animale. Deux énormes cornes noires, bien plus épaisses que celles d'un solain, alourdissaient son crâne.
« Thaddeus, constata Néa. Le grand prêtre d'Aton.
— J'ai bien servi mon dieu, il me l'a bien rendu.
— Où est Lilith ?
— Comment voulez-vous que je le sache ? Je suis le roi, elle est la reine ; nous vivons ensemble, mais nous nous parlons peu. »
Satisfait, Thaddeus reposa sa main sur un sceptre blanchâtre fait d'un tibia de mammouth.
« Toi, Néa, tu es venue ici délivrer ta fille Lilith. Toi, Othon, tu es venu la libérer de ses souffrances, y compris s'il faut la tuer pour cela. Or vous vous trompez tous les deux. Lilith ne souffre plus. Elle a maintenant accepté son rôle.
— Mensonge !
— Est-ce si difficile à croire ? Vous avez tant vécu, vous autres les solains. Vous avez tant perdu. Il devait arriver un moment comme celui-ci, où nous parviendrions à produire un solain parfaitement vide, qui n'aurait plus rien à perdre – ni le bien, ni l'honneur, ni la fierté, ni la vie. Lilith a été prête à temps. Elle a joué son rôle. »
Thaddeus, les surplombant d'une ombre grandissante, les moquait, les accusait et les condamnait tout à la fois.
« Comment avez-vous pu vivre aussi longtemps et rester innocents des maux de l'univers ? Comment avez-vous pu croire que vos espoirs vous resteraient fidèles ?
Kaldor, né après le déclin des Dragons, est rongé par sa solitude. Pour s'en protéger, il se raconte une histoire. Il cherche partout l'ordre dans le chaos. La séparation d'entre le bien et le mal. La morale qui prévaut, la sagesse universelle, le droit et le juste.
Comment avez-vous pu aussi facilement le suivre dans ses lubies ?
Aton et le Collecteur n'avaient aucun a priori. Ils ont englouti des millénaires d'histoire de l'Omnimonde. Ils ont étudié cette histoire et ce qu'il en est ressorti est devant vous. »
Un lac minéral, une terre d'ossements brisés et en toile de fond, la horde des vivants portée sans cesse vers le crépuscule.
« Vous êtes encore des enfants, jugea Thaddeus.
— Aton te manipule, humain, tout comme il manipule Lilith. Son grand projet ne peut pas réussir ; il ne changera pas la nature de cet univers, il ne fera que détruire. Car l'étoile en lui est un soleil emprisonné depuis des millénaires, qui réclame vengeance.
— Qu'Aton réussisse ou non, qu'il change d'avis ou pas, cela ne m'intéresse pas. Cela n'intéresse pas non plus ma douce Lilith. Peut-être même que nous le trahirons comme elle vous a trahis ; s'il ne fait rien pour nous en empêcher, c'est qu'il s'agissait d'un piètre dieu.
— Partons, proposa Othon en attrapant la main de Néa. Elle n'est pas ici.
— Non, ne partez pas, asséna Thaddeus. J'ai promis à Lilith de vous sauvegarder ; il restera trois membres de la race solaine, vous formerez comme une famille. »
Le grand prêtre d'Aton brisa le sommet de son sceptre contre le sol, révélant une lame enchâssée dans l'os.
« Je lui ai menti, évidemment. En ce jour de traîtrises de tous ordres, elle devait s'y attendre. Autrement, c'est qu'elle faisait une bien piètre reine des ombres. »
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