55. La reine des ombres
(2200 mots)
Elle a attendu la justice. La justice n'est jamais venue. Alors elle est restée du côté de la force.
Caelus, Histoire de l'Omnimonde
Dès le début de la bataille, Aarto avait compris que l'Armada Magna ne gagnerait pas.
Avec eux, avec les solains, Kaldor n'avait pas préparé les conditions d'une victoire à l'arrachée, mais d'une défaite grandiose.
Les drones de Naglfar se multipliaient sans cesse. Malgré le barrage des vaisseaux de Barfol, certains s'accrochaient déjà aux frégates. Ils ne disposaient d'aucune arme à distance ; ils s'écrasaient sur leur cible ou y entraient tels des parasites, provoquant des dépressurisations. On lui avait rapporté qu'un des vaisseaux lazaréens était déjà tout infesté de ces créatures, qui traversaient les murs, découpaient l'acier, dévoraient les équipages affolés.
Accablé par ces premiers rapports, Aarto se sentit mal. Il ordonna à son second de le remplacer dans la passerelle de son vaisseau-amiral et prétexta un rapport urgent à effectuer pour Sol Lazarus. Les vampires ne furent pas dupes. Ils estimèrent que le vieil officier était sur le point de faire une crise ou un malaise ; un médecin essaya de le suivre, qu'il réprimanda durement.
Aarto tituba jusqu'à une cellule de survie et s'y enferma. En cas de dépressurisation de l'appareil, ces petites cabines disposées dans chaque couloir pouvaient assurer l'oxygénation et l'alimentation de leurs occupants pendant plusieurs semaines, en espérant que des secours viendraient ensuite parcourir les marées de débris des flottes anéanties.
Une illusion de sécurité ; s'ils échouaient, jamais Sol Lazarus ne viendrait les chercher ici.
Aarto verrouilla la porte blindée, ferma le clapet du hublot et s'assit dans l'une des quatre places. Il ne voulait voir ni n'entendre personne. Pourtant le silence de l'habitacle le creusait déjà.
« Leur défaite est inévitable. »
Était-ce lui qui parlait ainsi ? Étouffé par l'inquiétude, Aarto ne se sentait pas libre de ses mouvements. Il laissa son regard tourner jusqu'à la solaine assise dans le coin opposé au sien, en face de lui.
Avec discrétion, les lazéreens avaient listé les solains, faisant un rapport détaillé de chacune de leurs apparitions. Mais Aarto ne les connaissait pas tous de nom ni de visage. Ce n'était ni Seryn, ni Néa ; ses cornes, ses yeux étaient d'un noir abstrus, bitumeux, insaisissable. Une jambe repliée, un sourire mutin, elle jouait de sensualité, une manière jamais rapportée chez ses semblables. Il pensa aux veuves noires de Lazarus, des vampires demeurant seules en leurs domaines, entourées d'une cour d'audacieux parmi lesquels elles choisissaient leurs proies. Un amant ne demeurait jamais en place très longtemps ; au milieu de la steppe, dans les brouillards de l'hiver, l'amour et la mort se confondaient pour elles en une délicieuse manière de vivre.
« Qui êtes-vous ? »
Elle approcha une main de son visage, le frôla sans le toucher ; il crut ressentir une caresse envoûtante et vénéneuse. Comme les vampires les plus sauvages, elle faisait naître chez ses proies l'attrait du danger, sublimant le contact d'une main capable de tuer. Aarto, citadin habitué des bourgs provinciaux, n'avait jamais été confronté à cette situation.
« Je suis Lilith, la reine des ombres. »
Reprenant sa place comme le serpent sur l'arbre, elle ajouta de cette voix désarmante, pourtant moqueuse :
« C'est touchant, Aarto. Je sais que tu m'aimes déjà.
— Que voulez-vous ?
— Je voulais te voir, sentir ta présence. Tu es un vampire important, Aarto.
— Votre bouche est pleine de mensonges.
— Mais ces mensonges sont agréables à l'oreille ; j'en ai encore de nombreux autres pour toi. »
Lilith passa la main sur la cloison de métal, comme si elle tirait un rideau. La bataille contre Naglfar frappa Aarto par sa vitesse et par ses dimensions. À chaque instant, une frégate vampire ou remsienne succombait aux assauts des loups noirs. Une fois leurs griffes refermées sur une proie sans défense, ils se faisaient plus nombreux, rongeant toutes les écoutilles, perçant les vaisseaux comme des outres gonflées d'air, se faufilant partout, affamés. À chaque instant, un chasseur de Barfol, pourchassé par une longue file de ces créatures, disparaissait dans une pluie scintillante de débris.
« Lilith. N'êtes-vous pas la solaine prisonnière de Naglfar ?
— Plus maintenant.
— Vous vous êtes échappée ? »
Elle approcha de nouveau un doigt de son visage ; traça, du bout de la griffe, un trait rouge sur sa tempe. Dans les steppes, ceux qui chassaient pour le plaisir marquaient ainsi leurs proies.
« Vous avez rejoint Aton ? s'exclama Aarto, la respiration saccadée.
— J'ai crié à l'aide. J'ai espéré qu'on viendrait me chercher. L'évidence m'est venue plus tard : puisque j'étais toujours seule, il fallait penser à moi seule. L'univers n'existait plus. La sagesse de Kaldor n'existait plus. Les rêves des solains avaient tous disparu. Il n'y avait plus que moi.
— Et... et maintenant ?
— J'ai changé de perspective, comme toi. J'ai abandonné une bataille que je ne pouvais pas gagner, je me suis recentrée sur l'essentiel. Que veux-tu ? Sauver Sol Lazarus ? Tu n'y parviendras pas de cette manière. La justice est du côté de Kaldor, assurément. Mais la force est du côté d'Aton. Je ne regrette rien, sinon d'avoir souffert aussi longtemps avant de comprendre cela. »
Dans un sursaut de lucidité, Aarto se jeta en arrière, chercha l'ouverture d'urgence de la cellule. Il sentait l'influence de Lilith cheminer en lui comme une infection ; un parasite capable d'endormir sa méfiance, de l'anesthésier dans des rêves doucereux.
« Vous ne parviendrez pas à m'influencer.
— Ce n'est pas ce que je compte faire. Je ne suis pas entrée dans ta tête. Je n'en ai pas besoin. Vampires, humains, solains, vous êtes tous des animaux d'espèces voisines ; pour vous tous, je suis une reine, c'est cela qui t'attire vers moi. Mais ce n'est pas moi qui te commande. Tes choix se sont restreints. Tu peux mourir pour Kaldor ou vivre pour Sol Lazarus. Tu peux nous livrer le dieu-sage ou trahir les tiens. Dans tous les cas, tu devras renier une promesse. »
Elle s'était glissée contre lui, son souffle froid semblable au vent d'automne de la steppe.
« J'ai été dans la même situation que toi, Aarto. Kaldor dit qu'il faut vivre sans regret. J'ai fait comme il recommandait ; j'ai trahi Kaldor, je ne le regrette pas. C'est à ton tour de franchir le pas. »
Lilith ferma les yeux et posa sa tête contre son épaule, comme pour le consoler de cette décision difficile.
« Que dois-je faire ? » siffla-t-il.
Elle sourit ; Aarto la crut prête à refermer ses crocs sur sa gorge découverte.
« Tu es au cœur de la bataille et entouré d'ennemis d'Aton.
— Je vais ordonner la retraite.
— Je ne veux pas te voir fuir, Aarto. Fuir fera de toi un faible. Cela ne te sauvera pas.
— Alors quoi ?
— Tue-les tous. »
Il crut avoir mal entendu. Lilith poursuivit une litanie douce-amère. L'estomac au bord des lèvres, Aarto se sentit pris au piège.
« Frappe les frégates avec tes bombes à fusion. Massacre-les et empêche-les de s'enfuir. Tue l'amirale E'ptal sur son fringant vaisseau et le petit Barfol sur son ordure volante. Anéantis-les ! Hors du système Lazarus, personne n'en saura jamais rien. Vous garderez le secret. Cela a toujours fonctionné ainsi, tu sais, Aarto. J'ai parcouru des millénaires d'histoire. Les guerres ne se déroulent pas comme Kaldor l'imagine. Ils disent que les grecs sont rentrés à Troie grâce au cheval de bois, mais j'étais là ; j'ai vu les traîtres ouvrir les portes de l'intérieur, comme cela s'est toujours fait. Dans l'épopée, les traîtres meurent toujours ; en vérité ils sont toujours récompensés ; sinon il n'y aurait plus de traîtres. Et tu seras récompensé, Aarto. Sol Lazarus sera épargné ; c'est là ta raison d'être. Mais je peux t'offrir bien plus que cela.
— J'ai une question, se reprit Aarto.
— Je t'écoute, mon beau vampire.
— Qu'arrivera-t-il aux solains ?
— La même chose. Personne n'en saura rien. »
Lilith s'effaça dans un écran de fumée.
Que venait-il de voir ? Divaguait-il ? Aarto passa une main sur son visage. L'estafilade qu'elle lui avait dessinée se trouvait toujours là.
Un pas après l'autre, il revint jusqu'à la passerelle. Les officiers vampires l'assaillirent aussitôt de questions. Les loups noirs avaient cessé d'attaquer leurs vaisseaux, mais la flotte de Lazarus était encore mal positionnée. Impossible de lancer les bombes en direction de Naglfar sans risquer de prendre plusieurs appareils remsiens dans le champ des impulsions électromagnétiques.
« Pourquoi sommes-nous ici ? demanda-t-il à la cantonade.
— Pour Lazarus ! répondit un chœur inégal, fatigué par deux heures de lutte avec un adversaire innombrable et sauvage.
— Vous avez raison. »
Il avança jusqu'au centre de la pièce ; les officiers croyaient qu'Aarto allait se livrer à quelque discours de morale ou de motivation. Il n'en fut rien. Le vampire lâcha un soupir, se tourna vers son second et déclara :
« À partir de maintenant, nous n'attaquons plus l'armée de Naglfar. Séparez-nous de la flotte remsienne. Armez les bombes à fusion pour un tir simultané sur leurs frégates les plus proches. Je veux un tir de barrage pour empêcher les chasseurs de Barfol de s'approcher de nous.
— Aarto ! l'interrompit le second. Vous n'y pensez pas... »
Il lui décocha un coup de poing en plein visage, lui écrasant le nez. Surpris, l'officier se laissa traîner en dehors de la pièce.
« Faites ce que je vous dis ! aboya Aarto. Ceci est la seule façon de nous en sortir. »
Les vampires reprirent leur travail sans protestation. C'est donc qu'ils sont d'accord avec moi, se convainquit Aarto. Car une partie de lui s'imaginait que ces soldats s'opposeraient naturellement à toute mauvaise décision, tel ce troupeau de brebis qui, dans l'intelligence collective, saurait exactement où se trouve le bon chemin pour traverser la rivière. Les ordres furent donnés. La flotte se regroupa.
Or, il est bien connu que le troupeau est prompt à se noyer alors que le gué se trouve à cent mètres à peine de lui.
La vague des loups noirs qui s'abattait sur eux jusqu'à présent pivota, bifurqua en de longues traînées luisantes, comme de l'encre s'écoulant sur une feuille de papier. Ils formaient une barrière de protection pour leurs propres frégates. Lilith n'avait pas menti.
Que suis-je devenu ? se demanda-t-il.
La reine des ombres ne lui répondit pas ; elle attendrait la fin de la bataille pour se manifester de nouveau, lui offrir ses récompenses et collecter ce qu'elle exigeait en retour.
« Ciblez en priorité le vaisseau d'E'ptal, ajouta Aarto dans la précipitation.
— Les remsiens essaient de nous contacter. Voulez-vous entendre ce qu'ils ont à nous dire ?
— C'est elle, dit Aarto. Passez-moi la radio. »
Dès ses premiers mots, la voix de l'amirale lui parut froide, intransigeante, sans rapport avec la douceur de Lilith. Elle le jugeait !
« Je vois ce que vous faites, Aarto. Je savais qu'il s'en faudrait de peu pour que votre loyauté bascule. Revenez immédiatement sur votre décision, je vous en conjure. Nous n'avons pas constitué l'Armada pour nous entre-tuer alors que notre ennemi commun nous décime déjà.
— Vous vous situez du côté de la justice, amirale, je vous le concède. Je me situe désormais du côté de la force. Cette décision a été mûrement réfléchie, elle est irrévocable.
— Réfléchie ! Ne me faites pas rire ! Vous avez pris peur et vous avez retourné votre veste. Les traîtres comme vous ne sont pas des stratèges de génie, mais des gens faibles, pris de panique, qui sautent d'un bord à l'autre au gré des difficultés rencontrées sur le trajet.
— Je me bats pour Lazarus. Vous vous battez pour Rems. Kaldor s'imaginait nous unir autour d'un objectif commun, mais la situation actuelle le prouve : nos vues demeurent contradictoires. Je suis navré, amirale.
— La bombe est en chemin, murmura un officier.
— Je suis navré de devoir en arriver là, poursuivit Aarto. J'ai eu beaucoup d'admiration pour votre planète. Bâtir cette flotte a dû demander à Rems une énergie considérable, plus grande que celle dépensée par Lazarus. Je regrette que cela finisse ainsi.
— Vous ne me proposez pas de rejoindre votre camp ?
— Je sais que c'est impossible.
— Vous avez largué vos bombes, Aarto.
— Si vous voyez cela, vous voyez aussi les objectifs. Adieu, amirale.
— Vous êtes perdu » jugea-t-elle.
Une série de lueurs intenses parsema alors le champ de bataille ; Aarto détourna le regard. Une dizaine de torches phosphorées brûlait encore, simples agglomérats de matière incandescente, de plasma dont les vapeurs s'effilochaient dans le vide cosmique. Des nappes de débris s'agrandissaient, qui vinrent bientôt frapper les vaisseaux proches en pluies météoritiques. C'est à peine si, depuis la passerelle, Aarto n'entendait pas les cris horrifiés des remsiens vaporisés dans les frappes, ou ceux, lancinants, des spectateurs. Il les imaginait, aveuglés par la lumière intense, prisonniers de vaisseaux criblés d'impacts et dont tous les systèmes électriques avaient été grillés par l'impulsion nucléaire.
La radio se mit à crachoter en continu. Néanmoins, à sa grande surprise, le discours de l'amirale, haché par les interférences électromagnétiques, se fraya encore un chemin sur la fréquence.
« J'ai deviné que vous étiez faible... pour les idéaux dont nous avons la charge... je n'étais pas... que vous venez de pulvériser... mais une centaine de mes femmes et hommes... Vous ne m'avez jamais vue pêcher... si c'était le cas, vous saur... vais vous traquer, vous harponner, vous traîner sur la berge, et puis je vous... »
Aarto éteignit précipitamment la radio.
« Barfol vient sur nous, remarqua un autre vampire.
— Combien de vaisseaux ?
— Une poignée à peine.
— Ils ne passeront pas, alors » voulut se convaincre Aarto.
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