50. Le dieu-soleil
(1500 mots)
Alors le dieu unique, l'Aton, étendit sa main vers les cieux et s'empara des étoiles.
Voyez, clama-t-il, je suis l'Aton, votre seul dieu, et toutes vos croyances m'appartiennent.
Sa voix montait comme le roulement des vagues et retentissait comme le tonnerre.
Entendez, répéta-t-il, je suis l'Aton et j'ai abattu tous vos anciens dieux, que j'ai remplacés. L'univers est mien !
Mais l'Aton vit qu'une lueur émergeait de l'abîme, pour répondre à son défi.
Qui es-tu, misérable insecte, que j'écraserai de ma fureur, afin de devenir le Temps ?
Je suis Kaldor, répondit-il, protecteur de ces mondes. Ce sont les propres mains de mes créateurs qui les ont placés sur leur course.
Assez, futile vermine. Je suis le chaos et l'ordre, cet univers est donc mien à construire et à détruire.
Mensonge, dit Kaldor. Tes promesses sont vaines. Ta vérité est un miroir d'arrogance. L'univers que tu comptes bâtir n'est qu'un songe. Vois, Aton, tous les mondes arment ma main.
Tu es une étoile ? Je dispose déjà de milliers d'étoiles !
Anonyme
Aton explora le système solaire comme on examine un fruit tout juste cueilli.
Durant quelques rotations de la planète, Aton flotta au-dessus de la Terre. Les humains le voyaient comme un rayon de lumière surgissant d'un bout à l'autre du ciel, l'expression d'une force mystérieuse et jamais observée, annonciatrice de bouleversements majeurs.
Il en avait été de même lorsqu'une supernova avait éclaté dans leur voisinage stellaire ; il en serait de même lorsqu'une comète passerait à dix mille kilomètres de leur planète.
Appréhendant la fin de leur monde, les humains invoquèrent leurs ancêtres et sacrifièrent à leurs dieux. Aton entendit leurs prières inquiètes. Elle s'adressaient à lui, indirectement, car c'était lui qui tenait le salut de la Terre entre ses mains.
Il regretta que Carthage soit détruite. Rien ne l'intéressait donc sur Terre. Cette planète lui semblait aussi morne et triste que ses voisines sans vie. Car pour Aton, l'extrême rareté de la vie dans l'univers ne la rendait pas plus intéressante ou précieuse. La vie, ce n'était qu'une manière comme une autre de créer du désordre à partir de l'ordre, peut-être la plus alambiquée, mais rien de plus que la loi du Temps à l'œuvre.
Aton méprisait les anciens dieux qui avaient bâti l'Omnimonde et dispersé la vie sur ses planètes, ainsi que les omnisaures qui avaient accompli la grosse part du travail. S'il avait dû bâtir un monde en six jours, il se serait arrêté au deuxième ; une fois séparé le ciel de la terre, il serait demeuré seul sur son trône, car Aton n'avait besoin de personne.
Sorti de l'atmosphère terrestre, embrumé des fumées de mille sacrifices inutiles, Aton tourna ses regards vers Sol.
Aton brûlait du désir de se plonger dans cette étoile. C'était une naine jaune d'un type courant dans l'Omnimonde, juteuse comme un fruit bien mûr, dont il voulait déjà aspirer les sucs savoureux. Cette énergie lui serait fort utile. Elle assouvirait temporairement sa faim. Mais il fallait attendre.
Fort d'une seule étoile, Aton était encore faible ; dévorer ce soleil serait une lutte à laquelle il devrait se consacrer tout entier. Il ne pouvait pas prendre le risque que Kaldor et son armée surgissent dès son dos tourné et le frappent par surprise.
C'est pourquoi Aton haïssait Kaldor, comme il haïssait tout ce qui faisait obstacle à la réalisation de ses désirs, non pas le projet grandiose de devenir l'univers, mais celui, plus immédiat, de manger une étoile.
Face à ce potentiel immense, les astres rocheux, avec ou sans moisissures vivantes à leur surface, étaient indignes de son intérêt. Il les laissait donc à Naglfar, qui emmènerait les âmes des morts à la bataille et plongerait ces mondes dans le chaos.
Plus forte est la lumière, plus denses sont les ombres. Naglfar cheminait dans l'ombre d'Aton accumulant toutes les ordures abandonnées, dévorant tout ce qui passait à sa portée. Bâti sur la souffrance d'une innocente, c'était un outil révoltant et indestructible.
La lutte contre Shani, les temps de mainmise sur l'Imperium, la construction de Naglfar, la perte de son allié le Collecteur, les plans sans cesse amendés, à mesure que Kaldor abattait ses cartes... tout cela avait épuisé le stratège Ikar. C'est pourquoi, désormais, il attendait que Kaldor vienne à lui.
Naglfar avait été bâti pour détruire Kaldor, mais il était évident, désormais, que ce serait à Aton de porter le coup fatal à cet adversaire récalcitrant. Les deux armées s'affronteraient en toile de fond. Seul le combat contre Kaldor comptait vraiment.
Je t'ai percé à jour, se dit Aton. Tu es comme une banque. Ils t'ont confié tous leurs espoirs. Mais au moindre signe de doute, ils viendront de nouveau retirer tout ce qu'ils t'ont donné. Tu ne pourras pas tous les satisfaire ; nul ne le peut. Ils verront alors que leurs espoirs n'avaient aucune valeur. Ils seront appauvris. Tu seras vide.
Kaldor, tu es un imposteur, tu n'es pas un dieu. Tu n'as pas d'idéaux, rien qu'une série de tentatives. Viens à moi et décidons si mes projets valent mieux que les tiens !
Sur l'orbite de la Terre, naviguant entre les pensées assombries des hommes, Aton fit naître un trône de pierre. Il s'y installa comme il le faisait dans la salle de règne de Justitia, sur la planète Neredia. Sa forme astrale était de nouveau solaine, bien que gigantesque ; un amalgame des images d'Ikar et de Shani. Il ne savait plus ce qui appartenait à l'un et à l'autre, ni même si Ikar avait plutôt été une femme ou un homme ; cela ne l'intéressait pas. Aton reposa sa tête sur son poing. Les yeux à peine entrouverts, il se languissait déjà d'attendre. Il pensait à Shani, à ce qu'elle était devenue. Il aurait préféré l'affronter elle, plutôt que Kaldor.
Aton toucha du doigt la stratosphère terrestre, comme on effleure un objet précieux ; aussitôt un ouragan prit forme dans les mers australes, grossissant comme une maladie hors de contrôle. Cela l'amusait. La disproportion de puissance entre la Terre et ses cieux, entre ces créatures encore à l'âge de bronze et la force de sa symbiose divine, frisait le ridicule. S'il avait frappé du poing, Aton aurait englouti la Terre sous un raz-de-marée, fracturé les croûtes continentales et mis en branle un cycle éruptif de mille ans, qui aurait noyé l'atmosphère de fumées toxiques et de cendres opaques. Juste pour tromper son ennui.
Juste pour tuer le temps.
Un esprit traversa un pont d'Arcs voisin ; une autre comète se joignait à lui dans le ballet des astres.
« Arrête, Ikar.
— Je ne suis plus Ikar ! » gronda-t-il, et des orages de grêle s'abattirent sur tout l'hémisphère Nord de la planète.
De sa position de surplomb, il voyait et entendait tout ; le monde des humains brouillait sa perception. Il n'aurait pas dû attendre ici. Sa place était auprès de l'étoile, la seule qui méritait sa présence.
Une forme astrale s'avançait vers lui, humaine face à la montagne, si microscopique qu'il en devenait difficile de la voir, qu'il n'aurait su où frapper avec précision. Il ne reconnut pas cette toge simple et cette barbe de voyageur, tout au plus les conformations de cet esprit éveillèrent chez lui quelque ressouvenir.
« Qu'es-tu ? » Tonna le dieu.
Sa colère montait. Des pluies torrentielles frappèrent un continent entier, des fleuves sortirent de leur lit en une nuit. Les rats, fuyant la noyade par millions, envahirent les faubourgs et vinrent mourir en masse dans les rues des villes ; la peste se répandrait bientôt. Aton s'était accroché à la Terre comme l'araignée à sa proie ; chaque fois qu'il tremblait, un nouveau cataclysme s'abattrait sur ce monde.
« Je suis Shani.
— Mensonge. J'ai laissé si peu de Shani qu'elle ne serait pas même capable de parler. »
Il le regrettait, d'ailleurs ; Aton voyait en Shani un adversaire plus naturel pour son dernier combat.
« C'est vrai. J'ai tant perdu. Je ne sais même pas ce que j'ai perdu. »
Du reste, les formes astrales mentent rarement ; s'il s'agissait de Shani, elle avait changé de forme, reconstruite sur ses fondations.
« Disparais, ordonna Aton. J'attends mon adversaire.
— Je suis ici pour parler en son nom. »
Aton arracha son dos au trône de pierre ; il abaissa vers la créature un œil agrandi de surprise, inconscient de déformer sa forme solaine. Son visage s'allongeait en profil d'oiseau, ses mains éclataient déjà en forêts de griffes, tout son corps était rongé de flammes.
« Tu es donc bien Shani.
— Je suis le médiateur de Kaldor.
— Tu es un pantin entre les mains d'un ancien pantin. C'est révoltant. Dis à ton maître que je l'attends. Naglfar est prêt pour la bataille.
— C'est ta dernière chance pour l'empêcher.
— Nos vues sont irréconciliables, dit Aton en agitant le doigt à la surface d'une mer, causant l'engloutissement de trois cent navires et la mort de dix mille hommes.
— Tu peux encore être sauvé.
— De quoi ? De la justice de Kaldor ? Je m'en moque ! Personne ne sait ce qui est juste. Kaldor a été le premier dieu à proclamer son ignorance. On peut prétendre appeler ça de la sagesse, mais ça ne le rend pas plus fort. »
Aton souffla sur la glace des pôles ; un hiver anticipé roula sur les terres du nord, tuant les oiseaux dans l'œuf, gelant les animaux dans l'eau des lacs, enfermant les humains dans leurs maisons.
« Je l'attends, dit-il, perché sur son trône, oiseau de feu apportant la ruine.
— Adieu, Ikar.
— Je ne suis plus Ikar !
— C'est vrai, tu n'es plus Ikar. Il était encore vivant en toi. Lorsque la lucidité l'a regagné, il était trop tard. L'être né de la symbiose avait gagné sur les deux fronts. Tu emploies Hela comme source de ta puissance et Ikar comme catalyseur de ta volonté. Mais tu n'es plus ni l'un, ni l'autre. »
Shani s'effaça. Une vibration retentit dans la maille d'Arcs. Kaldor était arrivé !
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