42. Rester imprévisible
(1300 mots)
Déjà fatigué de ses campagnes, Catius était le mieux placé pour empêcher l'Imperium d'entrer en guerre.
Caelus
La navette de Catius se posa sur Ferval en toute discrétion.
Comme toutes les capitales provinciales, cette ville sans âme avait été bâtie en une nuit ; les troupes du génie colonial avaient sélectionné un sol plat et tracé des rues à angle droit, de largeur décroissante selon qu'elles découpaient des quartiers ou des pâtés de maisons.
Les patriciens exilés, parfois depuis peu, pensaient faire bonne figure en essayant de reproduire ici une Amor miniature. Dans ces colonies interchangeables, seuls variaient les paysages extérieurs et les ressources naturelles exploitées par l'empire. Ferval était une colonie minière sans intérêt, encerclée de sommets arides où la vie refusait de prendre.
Le rôle stratégique de Ferval provenait de ses trente-deux ponts d'Arcs stables, un record parmi les systèmes planétaires explorés. Dans ce système circulait une grande quantité de vaisseaux, aussi bien les cargos miniers que les légions impériales en transit – ou, plus important encore, les percepteurs impériaux.
Si la garnison locale soutenait la Troisième Légion et si Catius se rendait maître de ces ponts, l'empire n'aurait d'autre choix que d'accepter ses termes : dissolution du Sénat et du culte d'Aton, arrêt immédiat de la guerre, retrait des légions déjà expédiées aux confins de l'Imperium. Catius avait de grandes exigences, mais la dépendance de l'empire vis-à-vis de Ferval était plus grande encore.
Tout cela peut fonctionner, songea-t-il en descendant de la navette.
Sa tenue de consul était quelque peu défraîchie ; faute d'approvisionnements, la Troisième Légion avait failli mourir de soif, il ne s'était pas lavé depuis son départ de Neredia. Ferval leur permettrait aussi de remettre les choses en ordre. Pour les vaisseaux cachés derrière le satellite naturel de la planète, invisibles aux yeux de l'Arx qui gardait la colonie, tout dépendait encore de cet entretien.
Catius s'était renseigné. Les centurions de l'Arx, fraîchement débarqués de Neredia, ne suivraient que les ordres du gouverneur. Il importait donc que le pacte fût conclu en bonne et due forme.
« Gouverneur.
— Premier consul. »
On aurait pu faire un tableau de cette rencontre, la graver sur une amphore. Deux hommes raides, l'un saisi par l'appréhension comme une carpe dans la poêle, l'autre fourbu par des jours de voyage à bord d'un vaisseau inconfortable. Catius puait, c'est le lot de tous les guerriers en campagne ; cela fit froncer le nez du gouverneur. Des deux côtés, des rangées d'yeux attentifs surveillaient, hésitaient et notaient ce moment dans les annales de l'Histoire : une des provinces de l'empire rejoignait le camp du consul Catius, condamnait les errements du Sénat, abrogeait les décrets d'Aton et proclamait l'empire libre de son dieu.
Ou pas ?
Le consul avait cru qu'on irait aussitôt convenir des termes dans un bureau silencieux ; or ils demeuraient à deux pas de la navette encore fumante de sa rentrée en atmosphère. Il ne s'attendait pas à un accueil cordial, mais peut-être moins froid.
« Expliquez-moi, consul.
— Nous avons déjà tout expliqué par radio. Vous avez entendu parler de la révolte à Amor ; le Sénat, aux ordres d'Aton, a manqué de faire bombarder la ville par l'Arx qui se trouvait en orbite stationnaire. Le bain de sang a été évité de justesse. Pendant ce temps, le dieu-soleil fuyait vers ses rêves de conquêtes.
— Aton a été notre Deus Imperator pendant près de soixante années, premier consul. Vous pensez que l'empire est prêt à lui tourner le dos ?
— L'empire, je l'ignore. Si vous-mêmes, vous êtes prêt, si Stella Ferval est prête, ce sera déjà un début.
— Vous ne manquez pas de répartie, premier consul.
— Croyez-moi, j'ai déjà rencontré toutes les justifications sur mon chemin ; aucune ne résiste bien longtemps. Il faut mettre un terme à la tyrannie d'Aton et à l'expansion de l'empire. Point final. Par radio, vous sembliez accepter ce fait.
— Oui, mais entre-temps, j'ai beaucoup réfléchi. »
Catius fit un pas, main sur le glaive, mesurant son agressivité. Ou bien le gouverneur hésitait, ou bien il gagnait du temps ; dans les deux cas cela devait cesser.
« Qu'essayez-vous de me dire ?
— Vous n'êtes pas seul dans ce système, premier consul. C'est l'inconvénient d'avoir autant de ponts d'Arcs actifs, nous ne les surveillons pas tous. Deux heures après votre entrée, la Première Légion vous a suivis. Ceux-là ne suivent pas vos ordres. Leur présence rabat les cartes.
— Il est encore temps de conclure notre alliance. Le Sénat ne peut aller nulle part, vous le savez, il vous emmène dans une guerre interminable. Je représente votre salut.
— C'est à moi d'en juger, consul. Pour l'heure, une force deux fois supérieure à la vôtre est dans ce système, et ma seule Arx de défense orbitale serait bien incapable d'arrêter son assaut.
— Vous me trahissez donc.
— Je ne trahis pas. Je reviens simplement sur ma première analyse. Vous n'êtes pas mon prisonnier, cela serait de la trahison. Je n'ai rien à faire avec vous. Vous êtes libre de partir d'ici.
— L'Arx abattra notre navette dès que nous serons dans l'atmosphère.
— À vous de vous placer hors de son champ de visée. Ce devrait être dans vos cordes ; vous avez de bons pilotes. »
Catius serra la mâchoire. À court terme, le gouverneur faisait un bon calcul.
« À certains moments, il est nécessaire d'agir conformément à nos principes.
— J'ai eu quelques rêves, consul ; j'aurais aimé pouvoir me comporter en héros et m'opposer à tout ce que je trouvais injuste ou mauvais. Mais je dirige cette colonie ; le peuple se fiche de mes principes, il veut du pain, voilà tout. Adieu. »
D'un geste, Catius ordonna à ses hommes de remonter. Au décollage d'urgence de la navette, écrasé dans son siège, il se saisissait déjà de sa radio. La capitale provinciale disparaissait déjà derrière les nuages.
Le gouverneur de Ferval avait beau se dédire, il s'était servi de Catius pour donner un temps précieux à la Première Légion ; la bataille avait déjà commencé !
« Consul, quel est notre objectif ? »
Il resta suspendu une seconde à cette demande. Quel était leur objectif ? Prendre Stella Ferval ? Fuir ? Quelle était la meilleure option ?
Il regretta l'absence d'Othon. Après tout, le solain et lui étaient dans le même camp. Il l'avait vu affronter un demi-dieu pour leur permettre de s'enfuir des profondeurs de Naglfar, l'astre maudit. Une légion complète le laisserait peut-être de marbre !
« Écoutez bien, annonça-t-il. Notre objectif est de forcer la Première Légion à la reddition. Préparez tous nos canons au tir. Ciblez en priorité leurs vaisseaux amiraux.
— Bien, consul. »
Pouvaient-ils rivaliser avec cette force double en nombre, ces vaisseaux gras de carburant et de ravitaillement ? C'était à Catius d'en juger et, parce qu'ils lui faisaient confiance, ses hommes ne lui poseraient pas la question.
La navette brûla les deux tiers de son hydrogène dans cette sortie d'atmosphère fulgurante. L'Arx de Stella Ferval flottait à quelques centaines de kilomètres, étoile à sept branches dont ils ne connaissaient que trop bien le modèle générique.
Dans l'espace, la portée des canons dépend de la précision des tirs et de la vitesse des projectiles. Sous certaines conditions, on peut éviter un tir – il suffit de savoir d'où il provient. Sinon, il suffit d'être assez loin pour que l'incertitude dans l'angle de visée dépasse la taille de l'objectif.
Sur les vaisseaux de l'Imperium, ces calculs d'angle étaient réalisés par des artilleurs chevronnés, les canons pointés à la main. L'incertitude dépendait de la dextérité des techniciens et de la qualité du matériel. La Première et la Troisième Légion, qui se faisaient face, étaient similaires dans les deux domaines. Catius le savait. Les officiers de la première le savaient.
Connaître parfaitement les capacités de son adversaire est le rêve de tout stratège. On aimerait pouvoir ainsi enlever l'incertitude, fondamentale lors d'un combat. Mais le risque est de devenir soi-même prédictible.
C'était la voie du vainqueur ! Rester imprévisible !
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