41. Un homme pour sauver l'empire
(1400 mots)
À vrai dire, le sénateur Lucius ne s'était jamais vraiment intéressé à Tivan, ne le considérant que comme une nuisance modérée et lointaine. Un symptôme, peut-être, de maux plus profonds qui rongeaient l'empire. Mais un symptôme qui pouvait être traité.
Avant que n'éclate la révolte à Amor, il pensait ce problème résolu.
Le jeune sénateur pesta silencieusement. Dès le lendemain de la révolte, alors que les prétoriens ramassaient les corps et étouffaient les dernières braises dans les rues de la ville, il avait compris que des sénateurs comme Ancillus, de véritables conspirateurs professionnels, profiteraient de sa condition pour le mettre à pied. Reposez-vous, Lucius. Vous avez perdu la main droite, vous ne pouvez même plus écrire sans l'aide de votre secrétaire !
Il avait fait examiner son moignon carbonisé par un médecin de l'ordre de Cratos, qui s'était contenté de couper quelques bouts et d'appliquer du désinfectant. Comme tout médecin de Cratos, il avait invoqué la légende et le proverbe. La chair est cautérisée, sénateur, on ne peut pas faire mieux que cela. Le grand Cratos lui-même, lorsque le gladiateur Tirenius s'est présenté à lui l'épaule arrachée par le taureau divin...
Pour ne pas paraître diminué, Lucius gardait son membre meurtri en permanence sous sa toge, ce qui lui donnait un air conspirateur. De larges cernes s'étaient creusées sous ses yeux ; il mâchait en permanence une résine antidouleur extraite des herbacées sauvages de Neredia, qui l'endormait et lui donnait l'impression de flotter.
Catius avait été déclaré traître par le Sénat et des légions étaient parties à sa recherche, avec ordre de l'abattre ! Ces hommes qui l'avaient acclamé quelques jours plus tôt avaient été prompts à l'accuser de tous les maux, allant jusqu'à prouver son implication dans la révolte. Sa maison avait pris feu. Mais le jeune Eucher restait introuvable, et de cela plus que tout, Lucius se sentait coupable.
Quant à Tivan !
« Je suis navré, le prisonnier ne doit parler à personne. Ce sont les ordres du Sénat.
— Le Sénat, c'est moi, décurion !
— Sénateur... Sénateur Lucius ? Pardonnez-moi.
— Poussez-vous, décurion, laissez-nous. »
Lucius ouvrit grande la porte de la cellule, une solide épaisseur d'airain qui protesta d'un grincement sinistre. Il fit signe à ses deux prétoriens de se poster à l'entrée. Tivan était assis à même le sol ; seul le sommet de sa tête était éclairé par le soleil de la mi-journée, tombant entre quelques barreaux épais.
« C'est un honneur que d'être hébergé au Sénat, dit le rebelle en passant les doigts dans sa barbe naissante.
— Vous avez mis le feu à votre précédente cellule, je suppose que vous comptez faire de même ici.
— N'en croyez rien. J'ai un immense respect pour les sénateurs.
— J'ai un certain nombre de questions à vous poser. Je ne serai pas long.
— Vous m'avez l'air pressé, sénateur... Lucius, c'est cela ? J'essaierai de répondre de la manière la plus concise possible.
— Êtes-vous le centurion Tivan ? »
L'homme haussa les épaules.
« En doutez-vous ? Il est vrai que nous ne nous sommes jamais rencontrés. Ah, et je ne suis plus centurion, la légion m'a dégradé suite à l'insurrection de Stella Nemus. S'il vous plaît de m'appeler encore « centurion », je ne vous en tiendrai pas rigueur. Lors des périodes de crise, nous essayons toujours de nous raccrocher à des titres, comme si l'on pouvait résumer un homme par sa fonction. Je persisterai à vous appeler Lucius.
— Vous êtes mort. »
Cette phrase s'écrasa entre eux deux comme une frappe préventive.
« Pourtant, je ne suis pas mort » s'amusa Tivan.
Alors que la révolte s'affaiblissait, il s'était laissé capturer par les prétoriens. Certains centurions de la garde auraient volontiers procédé à son exécution sur le champ, si besoin accompagnée de torture publique, mais Lucius avait donné des ordres très clairs.
« C'est comme Aton. Aton était censé être immortel et ne jamais quitter Neredia, pourtant il est parti de Neredia, et ne donne plus signe de vie. Quelle ironie !
— Que savez-vous d'Aton ? De Kaldor ? Avez-vous parlé avec Catius ? Comment n'êtes-vous pas mort ?
— Aton est un être mauvais, capable de causer la ruine de toute chose. Kaldor est le seul dieu à s'opposer à lui. Catius est le seul homme capable de sauver l'empire. Je ne suis pas mort grâce à un tour de passe-passe très amusant. J'ai été remplacé par un faux corps. Dans l'arène, vous avez vu un bout de viande se faire dépecer et vous avez persisté à croire qu'il s'agissait de moi. »
Il se permit même de lui donner une leçon.
« Voyez-vous, Lucius, l'esprit humain veut voir de la continuité partout, même quand il y a de la discontinuité. Il complète donc, il invente si nécessaire. Les discontinuités disparaissent dans le flou de l'instant. C'est ainsi que fonctionnent les tours de magie. Un mouvement trop rapide pour être perçu, sur lequel nous inventons notre propre illusion.
— J'ai vu Aton, souffla Lucius.
— Ah ? Et avez-vous compris ?
— Je sais qu'Aton ne recherche pas le bien de l'empire. Mais le règne de Justitia n'était pas non plus parfait. Et il n'y a pas d'alternative ! Sans Aton, de quoi procède le pouvoir du Sénat ? Sans le Sénat, qui dirige l'empire ?
— Kaldor agit admirablement.
— Quel rapport avec ce que je vous dis ?
— Tenez : il est probable que notre rencontre soit nécessaire. Tout ce qui est arrivé jusqu'à présent – ma capture par Catius, ma fausse mort dans l'arène, la révolte, ma seconde capture, votre rencontre avec Aton – y a mené. Ne peut-on pas y voir l'expression d'un plan plus fameux encore que les fils du Destin ? Un plan qui serait l'œuvre d'un dieu ?
— Mais votre révolte a échoué !
— Elle n'avait pas pour but de réussir. Elle aurait pu, cependant. Si Catius avait réussi à prendre le contrôle de la totalité de l'Arx, il aurait pu empêcher la Première Légion d'arriver en renfort, il n'aurait pas été contraint à la fuite. Cela s'est joué à peu ! Mais l'essentiel est que l'Arx n'a pas fait feu sur Amor ; l'essentiel est que la plèbe sait maintenant que le Sénat peut être mis facilement à genoux ; l'essentiel est que la Légion s'interroge sur son rôle dans le maintien de l'ordre dans cet empire. Tout se passe comme si une grande guerre civile avait changé le visage de Neredia, alors qu'il y a eu peu de pertes.
— Vous êtes fou, s'exclama Lucius.
— Même si je dois admettre que j'ai été bien satisfait de voir cette prison prendre feu. Je n'y ai pas passé de très bons moments.
— Comment savez-vous tout ce que vous dites ?
— Je me suis fait un grand nombre d'amis à Amor. »
Pris d'un accès de douleur, Lucius serra les dents. Il se tenait le bras depuis quelques minutes, sa main découverte tremblait sous les effets de la drogue.
« Vous avez l'air de souffrir, sénateur. Qu'est-il arrivé à votre main ?
— J'ai vu Aton, dit-il sèchement.
— Aton a mal agi envers vous, c'est comme ça que vous avez su qu'il était mauvais. Chaque personne dispose d'un tel point de basculement. Il suffit de trouver le bon levier et nous transformerons l'empire, sans violence supplémentaire.
— Comment ?
— Je vous le dis depuis tout à l'heure : Catius est le seul homme capable de sauver l'Imperium. Le Sénat doit être dissous, Catius doit être nommé Imperator. Nous n'avons plus besoin d'un dieu. Il nous suffit d'un homme aux épaules assez larges pour ce rôle. »
Lucius ouvrit de grands yeux, surpris de ne pas avoir vu venir ce coup de maître. Tivan avait raison !
« Réfléchissez, argumenta le renégat. Catius est un nouveau visage pour Amor, mais il est connu. Le Sénat le déteste. Cela tombe bien, Amor déteste le Sénat. C'est un meneur d'hommes, la garde prétorienne jalouse sa popularité, la Légion l'admire mais craint de devoir lutter contre lui. J'entends déjà des petites troupes de légionnaires, en poste dans des colonies éloignées, lui prêter secrètement allégeance. Aton est parti, nous n'avons plus besoin de mener sa guerre. Il a laissé un vide que le Sénat ne peut remplir. l'Imperium doit être incarné dans une personne, Catius est parfait pour ce rôle. Il a été sélectionné pour cela. Lorsque j'ai perdu ma bataille à Stella Nemus, cela aussi faisait partie du plan.
— Je ne crois pas à ce plan, le coupa Lucius. Mais... mais vous avez raison. Vous avez irrémédiablement raison. Nous serons tous perdus si Catius ne revient pas à Neredia.
— Vous voyez le paradoxe ? Vous avez nommé Catius consul pour mener la guerre d'Aton. Mais cette guerre ne nous concerne pas et nous ne la mènerons pas. Catius est votre meilleur chef militaire, mais il a une qualité supplémentaire : il connaît l'empire. Et le seul ennemi qu'il doit affronter est l'empire lui-même ! »
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