4. Un stratège
(1500 mots)
Nombre de révoltes avaient déjà éclaté de par l'Imperium. Mais le Sénat impérial, confronté pour la première fois à la sécession d'une de ses propres légions, décida d'envoyer son meilleur homme, celui qui deviendrait plus tard premier consul, puis Imperator : le centurion Catius Decius Flaminius.
Caelus, Histoire de l'Omnimonde
« Centurion, nous sommes prêts à lancer l'assaut. »
Inquiet, Catius serrait l'accoudoir de son siège à s'en briser la main. Les sourcils froncés, le regard vague, il cherchait la faille dans ses propres raisonnements. Il se mettait à la place des assiégés, de son adversaire Tivan. Avec cette bataille s'achèverait la campagne de Stella Nemus. Il rentrerait à Neredia. Il serait nommé consul et il prendrait la tête des légions impériales.
« Centurion ? »
Catius se leva et avança dans la petite allée. Les canonnières des légions étaient de puissants vaisseaux de guerre, aussi la passerelle ne constituait-elle pas l'unique poste de commandement et de tir ; mais toutes les instructions transitaient par ce point névralgique. Deux douzaines de pilotes et d'artilleurs, assis à leurs postes de contrôle, s'étaient maintenant tournés vers lui. Ils portaient la combinaison standard des vaisseaux de l'Imperium ; un cuir naturel renforcé, durci à la chaleur, conçu pour résister au vide spatial. Imaginer que la peau des bovins de Neredia, tannée dans les bas-fonds de la capitale, avait parcouru des milliers d'années-lumière pour se retrouver ici, en périphérie de Stella Nemus... c'était inconcevable. L'Imperium était une machine politique trop vaste. Ses réalisations s'étaient trop éloignées des préoccupations immanentes de ses citoyens. L'immense majorité de ses sujets dormait encore sur la paille, tandis que les lumières des stations spatiales ondoyaient derrière les nuages de Neredia.
Les vaisseaux des légions, fleurons de la flotte spatiale de l'Imperium, mastodontes lourds et lents comme des monstres marins, étaient symptomatiques de ces ambitions démesurées.
« Allez, dit Catius. Rapprochez-nous de mille lieues et faites feu sur leurs batteries de défense. Je vais me préparer à l'abordage. »
Une vague d'agitation gagna la passerelle. Les décurions, pilotes et artilleurs se saisirent de leurs porte-voix, plongèrent les yeux dans les écrans cathodiques de leurs radars à longue portée, saisirent les vérins qui, par d'ingénieux systèmes hydro-électriques, commandaient les propulseurs latéraux. La canonnière vira sur le côté afin de présenter son flanc. Des vibrations coururent dans sa structure, indiquant que les canons faisaient feu. Les moteurs devaient compenser la poussée contraire des obus afin de permettre au vaisseau de poursuivre sa route.
C'était une manœuvre d'approche standard. Elle se conclurait par le largage de vaisseaux d'attaque.
Avant de quitter le pont, Catius concentra son regard sur la vitre blindée. Le vaisseau volé par les rebelles n'était pas encore visible, car situé à plus de mille lieues ; seuls les télescopes permettaient de cerner sa position. Il se trouvait hors de portée théorique des canons. Seule l'expérience des légionnaires, leur doigté dans le maniement des machines, permettait aux obus d'atteindre parfois leur cible.
Un choc secoua le centurion, signe que le vaisseau accélérait. Il se rattrapa à un câble suspendu au plafond. Surprendre l'ennemi, telle était la voie la plus sûre vers la victoire. Le forcer à s'adapter à une situation inattendue, récolter le fruit de ses errements stratégiques et de ses erreurs.
Ses gardes personnels le précédèrent dans les coursives. Les portes s'ouvraient devant eux avec des grincements d'engrenages, de vérins et de pistons hydrauliques, des dégagements de vapeur, une lenteur de vieux monstres. La technologie de l'Imperium n'était pas à la hauteur de ses ambitions.
En imaginant l'empire, les sénateurs de Neredia ne voyaient que les tours de la capitale, les Arx Imperii placées dans chaque système colonisé et administré. C'était une vision fausse, déformée par l'habitude. L'extrême majorité de l'empire, une foule plébéienne illettrée, n'avait pas conscience de ces grands projets, comme le sénat n'avait pas conscience de sa présence. Les paysans de Neredia regardaient partir leur grain sur les routes pavées, en direction des usines de transformation et des astroports, et bien vite le perdaient de vue.
Ils marchaient à vive allure ; un légionnaire empressé, qui devait sans doute lui porter un message, coupa leur chemin en ahanant.
« Centurion, centurion !
— Eh bien ? Ont-ils riposté ?
— Ce n'est pas cela... ils nous attaquent.
— Par les cornes de Kaldor ! jura-t-il. Expliquez.
— Deux... deux navettes d'appontage... nous ont pris à revers... ils ont dû abandonner le vaisseau qui nous fait face... »
Me voici redevenu la proie, songea Catius. Le centurion était arrivé dans le système Stella Nemus à la tête d'une légion entière, à vingt contre un. Même dans ses rêves les plus fous, il n'aurait pas osé demander autant de moyens au Sénat. Mais les sénateurs, bien que situés au sommet de la pyramide hiérarchique de l'empire, avaient toujours quelque chose de plus grave à craindre : la colère de leur dieu. Aussi avaient-ils alloué à Catius de quoi écraser cent fois la rébellion de Tivan.
Et ce dernier parvenait à renverser la tendance, en un clin d'œil ! Assurément, c'était un des meilleurs stratèges de l'Imperium. Une grande perte. Une épreuve à la mesure des épaules de Catius. Il ne s'agissait plus de dominer des barbares sur une colonie éloignée, ou de mater une poignée de paysans refusant l'impôt impérial. Face à lui, Tivan disposait d'une science équivalente.
Il compta mentalement. La canonnière disposait d'un équipage de trois cent légionnaires. En remplissant ses deux vaisseaux d'approche au maximum, Tivan ne pouvait pas embarquer plus de trente hommes. Mais la fortune sourit aux audacieux ; malgré le déséquilibre des troupes en présence, combattre avec l'effet de surprise, en attaquant l'ennemi à revers et sur son sol, équivalait souvent à charger avec la déesse de la Victoire à ses côtés.
« Je suppose qu'ils sont dans l'angle mort de nos canons ?
— Les manœuvres de retournement ont commencé, mais ils seront sur nous avant...
— Vous avez fait décoller des intercepteurs ?
— L'ordre a déjà été donné.
— Faites en sorte que Tivan nous croie vulnérables. Je veux que tous les chasseurs disponibles décollent, avec une fébrilité particulière, même si cela ne nous permet pas de les atteindre. Je veux qu'il soit confiant en posant le pied ici. Avez-vous une idée plus précise de leur approche ?
— Deux objectifs différents. Les hangars de décollage et le hangar de service qui se trouve à côté des propulseurs de la poupe. »
Dans ce cas, l'un des deux est un leurre, songea Catius. Parions sur les hangars de décollage. Tivan aurait-il perdu la raison, à se jeter précisément sur les intercepteurs prêts à faire feu sans sommation ? En prenant le contrôle des moteurs, il peut nous immobiliser – voire, sécuriser l'accès à des systèmes centraux du vaisseau, des systèmes vitaux, comme l'atmosphère ou les provisions d'eau.
Un instant, il imagina une bataille pied à pied dans les coursives. Des portes blindées qu'il fallait ouvrir à la main, découper à la scie pour atteindre les renégats, tandis que des sections entières de l'appareil étaient dépressurisées et que, dans d'autres, les légionnaires enfermés mouraient de soif et d'épuisement. On surnommait Tivan « le patient » ; dans toute sa carrière militaire, il avait fait preuve de parcimonie et d'à-propos, déclarant sans cesse au-devant du Sénat que ses victoires seraient modestes, mais décisives. Pourquoi massacrer ses légions à l'assaut d'une muraille adverse s'il suffisait d'attendre deux mois, du moment que la logistique des approvisionnements était en place ?
Catius passa une main moite sur son crâne. La longueur des cheveux donnait un ordre d'idée de la difficulté d'une campagne ; celle-ci durait depuis un mois, un mois de traque de Tivan à travers Stella Nemus, à faire sauter les murailles des forteresses impériales dont il s'échappait par des portes dérobées, puis deux jours à poursuivre ce vaisseau volé. Sur cette frégate de faible tonnage, Tivan ne disposait pas d'une énergie suffisante pour échapper à Stella Nemus. Sa fuite désespérée prenait sens : le but était de se retourner contre son poursuivant, changer de vaisseau et disparaître aux frontières de l'Imperium.
« Avec moi » dit le centurion à ses deux gardes du corps.
Comme toute l'armée de l'Imperium sous l'ère d'Aton, il s'agissait de deux hommes massifs, au profil sévère – si commun qu'il s'agissait peut-être d'un sous-genre de la race humaine, favorisé par la sélection excessive des armées impériales, à l'instar des races de chiens.
Car l'humanité n'était pas plus qu'une race d'esclaves pour le dieu-soleil.
Je ne devrais pas avoir de telles pensées, se morigéna Catius, certainement pas maintenant. Je me déconcentre moi-même.
Ce fut son salut.
À peine Catius eut-il fait un pas qu'il se retourna, heurtant même un de ses gardes. Le dénommé Othon, un homme aux cheveux et aux yeux très clairs, traits originaux qu'il ne se souvenait pas avoir remarqués jusqu'à présent.
« Que faites-vous, centurion ?
— Tivan veut me faire croire qu'ils débarqueront à la poupe. Les hangars de décollage, ce serait une folie ! Mais justement, non. Ils sont relativement dégagés. Les intercepteurs en phase de décollage ne peuvent pas ouvrir le feu sans craindre d'endommager leur hangar. Si Tivan calcule bien sa trajectoire d'approche, il sera en sécurité jusqu'à l'appontage.
— Il y aura de nombreux hommes dans la zone.
— Ce seront des opérateurs et des mécaniciens, pas des légionnaires armés pour le combat. Il aura pris le contrôle du hangar en quelques minutes. Le temps que l'information me parvienne, il sera remonté jusqu'à la passerelle ! Soldats, faites fermer tous les sas dans le secteur T. Vous m'avez compris ?
— À vos ordres, consul... centurion. À vos ordres. »
Eux aussi me voient déjà à cette place, songea Catius.
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