34. Un empilement d'outils
(1300 mots)
Dans tout l'Imperium, il n'existait que deux personnes avec l'autorité nécessaire pour contredire des ordres sénatoriaux et sauver Amor.
Le premier consul Catius était absent.
Lucius devait donc lever la tête vers le sommet de la hiérarchie de l'empire, la clef de voûte. Aton.
Le couloir qui menait à la salle de règne était vide, toutes les lampes à huile soufflées par un coup de vent. Les portes d'airain étaient entrouvertes ; un rayon de lumière vertical fendait en deux la pénombre. Le sénateur avança à pas furtifs. Il ne craignait pas tant la rencontre avec Aton, que de voir surgir à l'instant quelque prêtre ou quelque vestale, dans un froissement d'étoffe et un froncement de sourcils, qui lui aurait demandé ce qu'il s'apprêtait à faire. Lucius n'aurait su que répondre.
Il agissait de manière déraisonnable, preuve que le mécanisme de l'empire s'était grippé et menaçait de se rompre. Seul le dieu-soleil pouvait, d'un coup sévère, remettre la machine en ordre.
En approchant de la porte, Lucius sentit une intense chaleur embraser l'atmosphère. Le métal ardent fumait. La sueur gouttant sur ses tempes s'évaporait aussitôt. Aton n'était pas dans un de ses bons jours.
Il enroba sa main dans sa toge et poussa le battant de métal, étouffant un cri lorsqu'il sentit le tissu fondre et se coller à sa peau comme un cachet de cire.
Une fois entré, la lumière devint plus supportable.
Le dieu-soleil était assis sur un siège de pierre aux arêtes saillantes. Il avait une forme presque humaine, double de Lucius en hauteur. Son visage et sa peau semblaient carbonisés, rongés de l'intérieur ; des scories en tombaient comme les cendres rougies d'un flambeau. Une fumée s'élevait de tout son corps ; sous la chaleur dégagée, l'air tremblotait autour de lui comme un mirage d'été.
« Que veux-tu ? » demanda-t-il.
Lucius maintint ses pensées en place, tel le cocher fouettant un équipage affolé par la grêle. Aussi mal assuré qu'un randonneur sur la crête, il ne devait pencher d'un côté ni de l'autre, n'exprimer ni peur ni assurance déplacée ; chaque faux mouvement pouvait lui coûter la vie.
« Eh bien ? » s'impatienta Aton.
La peau de son visage cuisait. Une douleur lancinante secouait sa main meurtrie.
« Ô, Deus Imperator...
— Je sais ce que je suis, inutile de le répéter.
— Une rébellion est en cours à Amor...
— Eh bien, écrase-la.
— Des sénateurs ont ordonné à une des Arx de frapper la ville depuis l'espace...
— Qu'ils fassent, si cela est nécessaire.
— Je... je suis venu vous demander...
— Je ne réponds à aucune demande. »
Le dieu-soleil bondit de son siège. Il écrasa le poing dans un crissement de charbon ; des copeaux de peau carbonisée s'en envolèrent. Lucius se maintint immobile tandis qu'Aton s'approchait de lui, véritable feu vivant dont le contact pouvait le réduire en cendres.
« L'empire m'appartient » gronda le dieu.
La tête rentrée dans les épaules, il semblait arracher ses pas au dallage transparent du sol, comme si quelque tempête invisible le repoussait.
« Ô Deus... » tenta une dernière fois le sénateur.
Une main puissante se referma sur son poignet. Il ne ressentit même pas la brûlure ; ses nerfs avaient fondu plus vite que la douleur. Écrasés par la prise du dieu-soleil, ses doigts se brisèrent en copeaux charbonneux. Des larmes séchèrent au coin de ses yeux rougis par la chaleur.
« Catius n'est pas revenu ! » s'écria Aton.
Ce devait être la source principale de son mécontentement.
« Le premier consul m'a trahi, poursuivit-il en arrachant la main carbonisée de Lucius d'un geste négligent, comme on casse une branche morte au niveau d'un nœud du bois. J'ai perdu un de mes deux outils. Qu'importe ! Il me restera bien quelques légions de l'empire.
— Neredia...
— Cette planète ne m'était utile que tant qu'elle produisait des outils. J'ai empilé ces outils. Certains sont solides et me seront utiles. D'autres m'ont été volés. Maintenant, Neredia ne peut plus rien produire. Les vaisseaux sont construits. Les armées sont recrutées. Les hommes sont convaincus de la toute-puissance d'Aton. J'ai tout ce qu'il me faut. Et Naglfar... Naglfar... ils ne peuvent pas le vaincre ! »
Lucius recula. Jamais Aton n'était sorti de cette pièce ; or, dans sa démarche traînante, il se dirigeait bien vers les portes d'airain.
« Je me suis ramolli à votre contact, dit le dieu-soleil. Je n'aurais jamais dû oublier ma nature. Je ne suis pas même né pour donner des ordres à votre espèce. Je suis le dévoreur d'étoiles ; avec cette puissance infinie qui est la mienne, j'arracherai le Temps de son piédestal et lui ferai mordre la poussière. »
Le jeune sénateur sortit, un cri d'effroi au bord des lèvres. Les portes d'airain s'entrouvrirent davantage, comme poussées par la lumière et la chaleur. Les dessins sur le métal brûlant se déformaient en symboles cryptiques et entrelacs mouvants.
Lucius trébucha. Il respira brièvement, n'osant pas baisser les yeux vers son poignet cautérisé, une aberration, un cauchemar éveillé.
Il y eut un bruit formidable. Les portes s'arrachèrent de leurs gonds et volèrent dans le couloir, brisées net comme un simple parapet de bois. Mille morceaux d'airain flamboyant percèrent les murs et le plafond, comme des yeux rouges surgissant de l'obscurité. Aton apparut sur le pas de son domaine, il déplia son corps surhumain et émit un grondement.
« Que m'importe Neredia. Que m'importe Catius. Naglfar est prêt ! Que Kaldor le sache ! Il verra alors que ma victoire est inévitable. »
Aton écarta le plafond d'une simple poussée des mains. Les murs du couloir éclatèrent. Des avalanches de pierres roulèrent jusqu'aux pieds de Lucius ; les feux rougissants de Sol Neredia tombaient maintenant sur le dieu-soleil, qui tourna son regard vers l'étoile crépusculaire, ainsi qu'un gladiateur face à son concurrent désigné.
« Je me suis détourné de ma véritable nature. »
De son corps fait de lave ardente, des croûtes bitumeuses coagulaient au contact de l'air. Toute sa surface était parcourue de mouvements de convection, semblables à ceux des magmas dans les chambres volcaniques. Lucius détourna son regard de cette étoile en fusion pour ne pas se rendre aveugle.
L'être humain ne pouvait rivaliser avec la divinité, pas même soutenir sa présence.
Cet être fantastique lui tourna le dos ; des éruptions de flammes surgissaient entre ses épaules puissantes. Une intense puanteur de soufre prit Lucius à la gorge. Aton tendit sa main noircie vers le demi-cercle rougi de l'horizon. Sol Neredia, pressentant son arrivée, plongeait parmi les ombres pour se soustraire à sa faim.
« Moi, le dévoreur d'étoiles. »
Comment juger du loup qui referme ses mâchoires sur une proie innocente ? Aton était pareil prédateur, à ceci près que son instinct de conquête ne coûtait pas la vie d'une perdrix des champs, mais l'extinction de civilisations.
Du revers du bras, le dieu-soleil abattit un pan entier de muraille. Une marée de poussière se joignit aux fumées des incendies qui étouffaient Amor. S'en retournant en direction des vestiges de la salle de règne, il disparut à demi dans le brouillard.
Des fragments de calcaire tombèrent tout autour de Lucius, comme si quelqu'un lui jetait des cailloux. Il leva la tête ; le plafond s'effondrait sur lui. Le sénateur n'ouvrit pas même la bouche pour crier. Les pierres de la voûte se désolidarisèrent en pluie désordonnée, colorées par les feux omniprésents.
Or cette avalanche laissa Lucius intact. À demi allongé, écrasé par la terreur, il vit les teintes pastel du ciel de Neredia se déployer au-dessus de lui comme un message d'espoir.
« Allez-vous en, sénateur. »
Une femme marchait devant lui, surgie du brouillard. Insensible à la cendre et à la fumée qui recouvraient Lucius d'une pellicule grisâtre, elle portait un complet encore blanc. Ses cheveux clairs ondulaient dans le vent. La réalité ne semblait pas avoir de prise sur elle. Une poutre s'effondra dans sa direction ; elle l'arrêta d'un geste de la main et le bois enflammé dévia de sa course. Des poignées de braises la frappaient, qui se dissolvaient aussitôt.
« Allez-vous en, Lucius Maximus Eschillus. L'Imperium a encore besoin de vous. »
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