33. Ce que tu avais de plus cher
(1600 mots)
À chaque nouveau pas, un nouveau monde.
Shani était assise à l'ombre d'un cerisier en fleurs, plongée dans un abîme de perplexité. Un tableau en noir et blanc ; noir de l'écorce et de ses cheveux, blanc de sa robe et des pétales qui tombaient autour d'elle. Ses mondes imaginaires n'étaient plus capables de contrastes plus subtils.
Aton s'avança avec confiance, tendant la main vers elle comme un ami revenu après une longue absence.
« Tu as gagné, souffla-t-elle.
— Allons, ce n'est pas dans ton genre d'admettre la défaite. Ressaisis-toi, notre partie n'est pas terminée. »
Effondrée sur place, elle ne répondit pas. Son regard semblait creuser dans la terre.
« Je t'ai vue. Tu avais une autre forme humaine, mais je t'ai reconnue. Comment se nommait cette ville ? Comment se nommait cette femme ? Comment se nommait ce monde ?
— Je ne te dirai rien.
— Tu as beau n'être toi-même qu'une parmi des milliers de Shani dispersées dans le labyrinthe, je devine que c'est quelque chose qui vous unit toutes. C'est ce que tu avais de plus cher, qui t'a été ravi. »
Elle leva la tête vers les branches. Malgré l'abondance de floraisons, l'arbre était mort sur pied.
« C'est même le dernier lien qui vous unit. Votre grand regret. Je l'ai dit à une autre d'entre vous, le Temps est notre ennemi commun. Ce souvenir m'a révélé que nous ne devrions pas nous opposer, mais lutter ensemble pour vaincre ce tyran. Qu'en penses-tu ?
— Je ne sais pas quoi penser.
— Les chagrins d'amour des demi-dieux sont au moins aussi inconsolables que ceux des hommes. Elle t'aura toujours attendue, mais en revenant de ton voyage, plusieurs siècles trop tard, il ne restait plus à embrasser qu'un tas d'ossements et de poussière.
— Tais-toi, Ikar ! »
Mais elle ne pouvait pas l'empêcher de parler. Quel ironie, que leur duel divin se réduise maintenant à une joute verbale ! Ils s'étaient mieux battus, avec plus de panache, dans la cour des duels au magistère de Khar, du temps de Sol Finis. À croire que le Temps, avec ses milliers de petites dents, avait déjà rogné leur grandeur passée.
« Rendons-lui hommage, asséna-t-il. Dis-moi son nom. Je sais que tu le connais encore. Je sais que c'est tout ce que tu connais ! Dis-moi son nom, celui de cette ville, celui de ce monde ! Et je te laisserai en paix. »
Shani se leva. Ce simple mouvement devait lui demander d'immenses efforts. Il y avait dans cette silhouette en apparence intacte, dans cette expression inchangée de prime jeunesse, l'attitude d'une vieille femme proche de la mort.
« Je regrette ce à quoi nous en sommes venus, dit Aton en la suivant. Tout aurait été plus simple si le Temps ne se dressait pas entre nous.
— Le Temps est l'adversaire des puissants, non des faibles. Tu le vois arracher des lambeaux à ton soleil vivant, heure après heure ; tu vis l'écoulement des jours comme une chute perpétuelle. Mais le faible, lui, n'a rien à perdre. »
En contrebas, par-delà l'arête d'un rocher surplombant, leur apparut la même ville que dans le précédent souvenir. Désormais ramenée au noyau dur de ses mondes intérieurs, Shani ne se trouvait jamais très loin de ce lieu – tôt ou tard, elle finirait par lui en livrer ses secrets.
L'arpenteur de mondes et la femme sans nom étaient tous les deux assis sur des pierres sèches émergeant de la poussière du sol. Comme un dessin qui change lorsqu'on en approche la lumière d'une flamme, le cerisier se métamorphosa en olivier.
« Mon nom complet est Our-Shani, ce qui signifie que je suis né dans la ville d'Our.
— Où se trouve-t-elle ? demanda la femme.
— Dans un passé si lointain que je suis sans doute l'un des seuls à entretenir son souvenir.
— De quoi te rappelles-tu ?
— Une plaine poudreuse. »
Shani traça un signe à côté de lui, testant la rugosité de la poussière.
« En été, ta terre est blanche, cette poussière est du gravier et du calcaire arraché aux roches qui entourent ta ville. La mienne était rouge, elle irritait la peau et les yeux, et nous faisait ressembler à des fauves. Je ne suis jamais retourné à Our après en être parti.
— Toi qui me parles en ce moment, l'arpenteur de mondes, qu'es-tu ? Un humain, une illusion d'humain ou un génie habitant le corps d'un homme ?
— C'est bien un corps humain. »
L'homme aux cheveux noirs dilua son attention dans le paysage, tout en poursuivant son explication.
« Toi-même, tu es une magicienne ; tu sais qu'au-dessus de nos têtes se trouve un grand empilement de rêves et de mémoires, que tu nommes l'astral, et que je nomme la Noosphère. La matière ne peut pas les rejoindre ni les traverser ; ces mondes sont trop lâches, trop légers, selon tes termes, et ils demeurent donc imperméables à l'expression des forces fondamentales et la cohésion des particules élémentaires. Nous y voyageons donc sous forme astrale.
— Le corps est un réceptacle pour l'esprit » dit la femme.
Shani secoua la tête.
« Tu as tort de dire cela. L'esprit contient aussi bien le corps que l'inverse ; c'est une relation à double sens. Tu possèdes une image de toi-même, comme le reflet intérieur d'un miroir, et dans les rêves c'est cette image que tu projettes.
— Puisque le vol astral ne permet d'accéder qu'à la Noosphère, comment fais-tu pour voyager entre les mondes ?
— Je maîtrise suffisamment la magie d'Arcs pour m'autoriser des bonds dans l'espace proche. Parfois, je me réincarne d'un monde à l'autre. Mon âme traverse l'astral et rejoint un nouveau corps.
— Combien de vies as-tu ainsi vécu ?
— Plus que tu ne l'imagines. »
Shani soupira.
« Je suis immortel, dit-il. Non pas parce que je résiste aux assauts de la mort, mais parce que je la fuis toujours. Je traverse l'astral et je rejoins un nouveau monde. Les dieux qui me sont redevables m'offrent les secrets de leur longévité.
— Combien d'êtres as-tu vu mourir ?
— Des quantités abstraites. Je suis devenu l'ange de la mort ; partout où je m'arrête, les choses disparaissent en quelques instants, comme si je leur apportais la malédiction. »
Le Temps ! songea Aton. Pourquoi échouait-il à prononcer le nom de son véritable adversaire ?
« C'est pourquoi tu ne t'arrêtes pas, comprit la magicienne. Tu n'as aucune famille. Aucune attache. Aucun but. Tu ne possèdes rien d'autre que ton nom. En fait, Our-Shani, arpenteur de mondes qui côtoie le cercle des dieux, tu es plus fragile qu'un brin d'herbe secoué par le vent. Car tu n'as aucune racine.
— Selon Kaldor, nous ne sommes pas définis par l'empilement de notre passé, mais par nos actions présentes et leurs conséquences futures.
— Tu as un passé, Shani, ce n'est pas ce que je voulais dire ! Tu es une montagne de souvenirs et d'expériences. Mais tu ne dispose d'aucun havre de paix. Tu n'as nulle part ou t'en retourner. Tu n'as jamais essayé de t'arrêter quelque part.
— En effet.
— Si je te demandais ce que tu as de plus cher, tu serais incapable de répondre.
— Et toi, qu'as-tu de plus cher ?
— Je ne le sais pas encore. Je ne vis que depuis vingt ans ; toi, plusieurs millénaires ; mais nous sommes au même point de nos existences.
— Un jour, mes voyages prendront fin » dit Shani.
Cette phrase sonnait faux. Il l'avait répétée des milliers de fois, c'était certain ! Vaines sont les promesses qu'on se fait à soi-même et à ceux que l'on ne reverra jamais. Aussi, première d'entre tous ceux qui avaient rencontré Shani, jusque-là trop fascinés par l'immensité de sa présence, la magicienne frappa juste. Elle se mit à rire.
« Arrête de te mentir, arpenteur. Tu repartiras d'ici quelques jours et nous ne nous reverrons plus jamais. Il viendra un jour où tu te lasseras de tes voyages. Ce jour-là, tu regarderas en arrière, mais aucun des mondes visités ne se souviendra de toi et nul havre de paix ne voudra t'accueillir. C'est une triste existence que la tienne. Pour rien au monde je n'en suivrais une semblable. »
Leur dialogue s'arrêta là, ils demeurèrent en place comme deux poupées abandonnées par le marionnettiste.
« Elle avait raison, dit Aton. Elle avait raison et tu ne l'as pas écoutée. Je veux ajouter quelque chose. Lorsque je serai devenu l'Espace et le Temps, l'univers tout entier sera ton havre de paix. Ton voyage pourra toucher à sa fin. Cette personne était ce que tu avais de plus cher ? Je te la rendrai. »
Tous, mortels ou non, semblaient considérer la mort comme une barrière immarcescible. Ils refusaient de voir loin ! Pour Aton, cette frontière était poreuse, souple au toucher. Une fois vaincu le Temps, tous ses sbires seraient emportés avec lui. Un jour nouveau – une aube éternelle – pourrait se lever sur un univers apaisé.
Shani se mura dans le silence.
« Tu t'opposes encore à moi. Je m'y attendais. Tu me reproches peut-être de ne pas avoir sauvé Sol Finis, alors que ce monde ne pouvait être sauvé. Tu me reproches peut-être de vouloir anéantir Kaldor et tous ceux qui refusent la vérité. Rien ne me fera changer d'avis. Je me suis donné un objectif et je l'atteindrai. Songe que si tu persistes dans cette attitude, je te détruirai. Cela ne t'émeut point, tu as accepté ce destin. Mais le souvenir de cette magicienne te hante encore. Lorsque j'aurai gagné, elle sera oubliée à jamais. Une chose aussi précieuse ne devrait pas disparaître ainsi. Je t'offre un compromis. Nomme-la. Passe-moi ce flambeau et je veillerai à ce qu'il ne s'éteigne pas ; lorsque j'aurai absorbé toutes les étoiles, elle sera la première à surgir dans ma nouvelle lumière. Nomme tous ces souvenirs et accorde-leur un sursis. Je te laisserai alors partir en paix. Vous avez déjà trop perdu, toi et les solains. Il est inutile de jeter davantage dans les gouffres de l'oubli.
Donne-moi son nom ! »
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