3. De la nature du Temps
(1200 mots)
Tout instant de l'être, de l'avoir été et du sera sont soumis à la même impermanence.
Toute chose cesse d'être dès lors qu'elle cesse d'être vue.
Toute chose cesse d'avoir été lorsqu'elle n'est plus souvenue.
Tout futur qui n'est plus désiré, ne sera plus.
Seule la vérité demeure.
Kaldor, Principes
Lorsqu'Aton s'était révélé auprès des autres dieux de l'Omnimonde, surgissant au milieu de leur conciliabule comme un cauchemar qui prend vie, Othon avait cru que les événements se précipiteraient. Mais il avait déjà vécu semblable ralentissement. La transmigration des solains, qui les avait portés de leur monde natal jusqu'au système planétaire de Stella Ostium, n'avait-elle pas duré des décennies ?
Le temps, ainsi que l'avait appris Othon, est d'une nature subtile. Ultime pouvoir de la réalité sur ses formes impermanentes, des solains aux étoiles, il sait se montrer intransigeant aussi souvent que généreux, tel un tyran d'humeur volatile.
Incapable de trouver le sommeil, pris d'une brusque migraine, il s'assit sur son lit étroit. Aucune lumière n'était nécessaire pour lui permettre de se repérer dans sa cabine. Les solains disposaient de bien meilleurs yeux que ceux de leurs corps humanoïdes. La tasse posée près du lit était presque vide. C'était sa dernière ration d'eau pour cette journée. Pensif, Othon s'en versa un peu dans la main droite et humidifia son front.
Deux générations, songea-t-il.
Bien que les solains eux-mêmes n'aient pas vieilli, des humains avaient eu le temps de naître et de mourir, d'un bout à l'autre de l'univers, sans prendre conscience des enjeux qui se tramaient dans leur dos.
Depuis son temps sur Sol Finis, Othon avait changé. Ce corps de chair abritant son esprit, par exemple, n'était pas fait de la même matière que celui qu'il avait abandonné là-bas, comme on change de maison. Un temps, Othon avait été pur esprit. Un temps de transition ; le dieu Kaldor avait ensuite ramassé les âmes des solains et attaché celles-ci à des automates, le temps que leurs esprits se reconstruisent.
À la manière de ces plantes que l'on bouture, songea-t-il. On coupe une simple branche, on la plante et il se reforme un pied entier, des feuilles aux racines. La métaphore lui sembla pertinente. Cette matière dans laquelle il se déplaçait, Othon la considérait avec un regard neuf, maintenant qu'il avait vécu une transition purement spirituelle. De même pour tous les solains. La réalité leur apparaissait sous un jour nouveau, une série de continuités et de discontinuités que l'on pouvait résoudre.
Le dieu Kaldor était pour beaucoup dans la réussite de leur transmigration. Quant à eux, sans doute portaient-ils une part de responsabilité dans l'avènement de la guerre.
Vous reprochez à l'agneau de ne pas se défendre contre le loup, avait protesté Kaldor. De même, vous vous reprochez la foudre de vos anciens dieux, qui seule a apporté la ruine à Sol Finis ; et seule a provoqué l'émergence d'Aton.
Othon reposa le récipient et passa la main sur le sol métallique, couvert de cette fine poussière que l'on trouvait partout dans les vaisseaux spatiaux. Un mélange de particules organiques, de résidus métalliques, d'hydrocarbures de synthèse. Il mesurait tout cela négligemment, tel l'artiste chevronné qui, du premier coup d'oeil, sait retracer chacun des mouvements décisifs du maître dans la composition de sa toile. L'univers ne manquait pas d'information pour Othon ; il n'était limité que par les capacités de traitement de son esprit, elles-mêmes bornées par la consommation d'énergie de ses facultés mentales et psychiques.
Même réduits à notre plus simple expression spirituelle, nous restons des machines qui utilisent de l'énergie pour modifier l'organisation d'autres énergies.
L'enseignement de Kaldor avait éclairé les solains quant aux objectif nébuleux poursuivis par leur nouvel adversaire. En effet, l'existence de toute chose, soumise à l'écoulement du temps, produit du désordre.
Toute chose souhaitant agir et maintenir son intégrité dans l'action doit puiser dans une source d'énergie externe, expliquait Kaldor. C'est pourquoi la vie consciente est un paradoxe, dû à la rencontre entre une force sans objectif et sans morale – la vie – et un individu doté d'objectif et de morale.
Cette loi n'est-elle pas une mauvaise chose ? Lui demandaient les solains.
Alors Kaldor agissait étrangement. Il ramassait une pierre entre les fougères tapissant le sol de ses jardins, il la montrait au vu de tous et la lâchait. Sous l'effet de la gravité artificielle, la pierre retombait mollement au sol.
« La chute de cette pierre était-elle une bonne chose ? »
Bien et mal n'existent que dans l'œuvre des conscients. L'univers est inconscient. Le temps ignore la tyrannie qu'il exerce sur nous. Il nous est impossible de décider s'il s'agit d'une chose bonne ou mauvaise, car cela n'a pas d'objet. Ce serait comme demander si le ciel est salé ou sucré, si la vérité est ronde ou anguleuse.
Ainsi parlait Kaldor, et ces paroles avaient fait sens dans l'esprit des solains. Kaldor les avait non seulement admis dans l'univers, cet univers tant rêvé par les exilés du monde solitaire ; il les avait aussi éveillés à une nouvelle forme de savoir, issue de ses millénaires d'observation et de réflexion philosophique.
L'univers est incomplet, disait Kaldor. L'avènement des consciences représente une forme de complétion de ce système. Mais de quelle manière exactement, nous ne pouvons pas en décider. Nous ne pouvons pas le savoir. Pour cela, il nous faudrait connaître l'intégralité de l'histoire ; car la complétion de l'univers ne peut que remettre en cause la nature même du Temps.
L'œuvre des consciences est encore à venir. Et il ne s'agit certainement pas de décider que les choses sont juste ou mauvaises, de s'élever contre elles et de les faire siennes : cela est la vanité des dieux.
Telle était la vanité d'Aton.
Reste à expliquer cela à ses millions de fidèles, songea Othon.
La surface de métal à ses pieds ondula légèrement, une vague reflua et Othon entama un dialogue discret avec ce miroir.
De l'autre côté se trouvait Néa, séparée de lui par des milliers d'années-lumière.
« Est-ce que tu as fait des progrès ?
— Je prends des notes. Et toi, personne ne t'a remarqué ? »
Il fit glisser une main dans ses cheveux. Son crâne était lisse, sans cornes. Pour un solain, modifier son apparence physique était aussi facile que de passer un coup de peigne. Ayant étudié les humains parmi lesquels il s'était infiltré, Othon avait même appris à faire pousser une barbe sur son visage.
« Personne, dit-il avec quelque fierté.
— La situation à Neredia est préoccupante. Aton est lassé d'attendre. Dès que Catius sera rentré de sa campagne, le Sénat le nommera premier consul. Ensuite, ce sera la guerre. Il faut que tu continues de surveiller Catius. Nous en reparlerons quand tu seras rentré. Fais aussi en sorte que Tivan ne meure pas.
— Tu peux compter sur moi. Est-ce que tu as des nouvelles de Kaldor ?
— Ils ont encore bougé l'Armada Magna. J'ai l'impression que Kaldor hésite.
— J'espère que nos alliés, eux, n'ont pas cette impression. Tout dépend de leur confiance. »
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