23. Le plan de Kaldor
(2100 mots)
« Vous mentez !
— Ce serait contre nos principes, avança Néa avec un regard courroucé, comme si Catius venait de l'insulter.
— Depuis que la déesse Justitia a commencé à l'assembler, expliqua doctement Othon, l'empire est instable. Il n'est maintenu debout que grâce à la prééminence d'un pouvoir politique central. Neredia ne tolère pas la contestation des colonies lointaines, mais elle se moque de leurs difficultés. Les ressources de l'empire sont consacrées à maintenir la force de l'État, ce qui draine toute l'énergie de son peuple. En retour, l'État exerce cette force immense pour asseoir sa légitimité.
— Un système de cette nature ne peut pas demeurer éternellement, compléta Néa, pas à cette échelle. Les patriciens possèdent encore la mainmise sur la garde prétorienne, mais leur appétit pour le confort les détourne des Légions impériales. Or celles-ci représentent la majorité de votre force militaire et le ciment véritable qui joint les planètes éloignées. Les Légions sont aussi diverses, aussi troublées que l'Imperium. Elles ne sont pas à l'image de l'entregent d'Amor. C'est pourquoi le Sénat place ses espoirs dans un homme tel que vous : un patricien né sur Neredia qui a su gagner la confiance des Légions, ces hommes qui protègent l'empire et que l'empire a commencé à craindre.
Du temps de Justitia, Kaldor s'occupait en cachette de certaines planètes éloignées. Le kaldarisme a toujours existé sur ces colonies oubliées par la planète-mère. Elles rendaient hommage au seul dieu répondant à leurs appels. Mais Kaldor se consacre maintenant à la guerre contre Aton. Arrivent les percepteurs d'impôts de Neredia, mandatés par le Sénat, qui ignore jusqu'au nom de ces faubourgs dépeuplés ; c'est plus qu'assez pour engendrer la révolte. Contrairement à une grande campagne contre les barbares, ces dissensions internes continueront de semer le doute parmi les légionnaires, car on est d'abord fidèle au lieu où l'on est né.
— Donc selon vous, le déclin de l'empire est inévitable ?
— Il a commencé dès l'instant où Aton a pris le pouvoir.
— Cela vous arrange bien, constata Catius.
— Non, la présence de l'Imperium change peu au conflit entre Aton et Kaldor. Contre une force de cette nature, on peut toujours opposer une force semblable. Ce sont d'autres batailles qui nous préoccupent.
— Il existe un moyen d'empêcher la souffrance du plus grand nombre. D'empêcher que l'empire s'effondre dans la guerre. Il faut qu'Aton soit vaincu, le Sénat dissous et Catius Decius Flaminius nommé Imperator.
— Pourquoi moi ? Vous pourriez très bien prendre ma place ! »
Othon ouvrit de grands yeux, comme si l'idée ne lui aurait jamais effleuré l'esprit.
« Certainement pas. Vous êtes le meilleur à même de gérer la dissolution de l'empire. Vous saurez mettre en place des gouvernements locaux, faciliter les relations avec vos voisins, éviter la famine sur Neredia et l'éclatement de conflits entre anciennes colonies.
— Mais avant cela, reprit Néa, encore faut-il vaincre Aton.
— Vous parlez comme si j'étais dans votre camp.
— C'est vrai, pardonnez-moi, je ne vous avais pas encore officiellement fait la proposition. Consul Catius, rejoignez-nous.
— Vous êtes fous ! Vous souhaitez que je trahisse l'empire...
— Pas du tout. Vous ne trahirez pas l'empire. Vous trahirez Aton qui, vous en conviendrez, mène l'empire à sa ruine et son peuple à la souffrance. »
Son regard alla de l'un à l'autre. Ils étaient sérieux. Ces deux puissants mages l'avaient suivi sur son périple, ils s'étaient introduits à Amor, au nez d'Aton. Ils avaient fait de grands efforts pour venir lui parler ici.
« Je ne comprends pas votre plan... vous êtes venus ici non pas pour me soumettre, mais pour me convaincre ?
— C'est ainsi que nous agissons.
— Mais cela ne peut pas fonctionner ainsi...
— Nous ne vous avons pas choisi au hasard. »
Il réprima un accès de colère. Si le dieu Kaldor avait anticipé toutes ses réactions à l'avance, mesuré les regrets qu'éprouvait Catius à la mort de Tivan, prédit l'évolution exacte de ses sentiments vis-à-vis de l'empire, deviné la résultante de sa rencontre avec Aton, des badineries de Lucius, des morts qui avaient parsemé son chemin... si Kaldor avait vu tout cela, pourquoi ne pouvait-il pas plus simplement entrer dans l'esprit de Catius et s'en faire une marionnette ?
Parce que ce serait inefficace.
Kaldor n'avait pas besoin d'une poupée en lieu et place du premier consul, mais d'un homme capable de bien agir.
« Vous êtes doté d'un sens moral élevé. Vous savez ce qu'est la justice. Vous mesurez les conséquences de vos actions. Les outrances de l'empire vous répugnent. Hors du champ de bataille, vous avez toujours navigué entre les doutes. Vous savez vous interroger, prendre du recul lorsque c'est souhaitable, des décisions irrévocables lorsque c'est nécessaire.
— Et vous faites tout cela pour une bonne raison, avança Othon. L'empire est une abstraction qui ne vous atteint pas. Vous ne défendez pas l'empire, mais ce qui le constitue : les plébéiens de Neredia, les colons des autres planètes, votre fils Eucher.
— C'est contre eux que vous me demandez de prendre les armes.
— Non. Au contraire, vous devez sauver l'empire de la folie d'Aton.
— Vous avez encore un peu de temps pour prendre votre décision, expliqua Néa. Aton vous envoie visiter Naglfar, n'est-ce pas ?
— Je suppose que vous savez déjà tout » évacua Catius avec un geste négligent de la main.
Cette réaction sembla déplaire à Néa.
« L'Aton que vous avez vu aujourd'hui, indiqua Othon, est faible en regard des objectifs qu'il souhaite accomplir. Il a besoin d'une arme puissante. Pour lui, les Légions impériales visent à occuper l'Armada Magna ; Naglfar doit tuer Kaldor. C'est tout ce que nous savons. Jusqu'à aujourd'hui, nous ignorions dans quel système il avait été assemblé. Or ce voyage de quelques jours que vous vous apprêtez à faire suggère qu'il s'agit de Sol Neredia. C'était une des quelques hypothèses retenues par Kaldor.
— Vous souhaitez que je vous en offre les plans ? Que je le sabote pour vous ?
— Je crains que vous ne puissiez rien faire, hormis ce qu'Aton attend de vous. Naglfar est l'arme d'un dieu, créée pour détruire un dieu.
— Aton m'a dit qu'il se trouvait là-bas un de ses servants nommé le Collecteur.
— Il vaut mieux que je ne vous accompagne pas, dit Othon. Le Collecteur est un mage d'Arcs assez suspicieux pour percevoir ma présence. En revanche, je serai toujours près de vous.
— Par quel moyen ?
— L'univers n'est pas constitué d'objets, mais de relations, ce que nous nommons les Arcs. Il s'agit de forces atomiques comme de liens plus subtils, produits et entretenus par nos esprits. Il y a un lien entre vous et moi, consul. Cela me suffit. »
Catius fronça les sourcils. Par quelle magie entrait-il maintenant dans leur jeu ?
« Nous parlons comme si j'avais déjà accepté, gronda-t-il. Je pourrais fort bien refuser... non, d'ailleurs, je refuse votre présence à tous les deux.
— Pour l'instant, je ne suis ici que pour protéger Eucher, rétorqua Néa. Tant qu'il n'est pas menacé, je demeurerai dans mon rôle actuel.
— Considérez ma présence comme une protection supplémentaire, dit Othon. Tant que vous n'êtes pas menacé, je n'interviendrai pas. »
Les deux envoyés de Kaldor échangèrent un regard. Ils approchaient les limites du savoir qu'ils étaient prêts à partager avec lui.
« Vous devez savoir deux autres choses, ajouta Othon. Premièrement, il va y avoir un soulèvement à Amor d'ici quelques jours. Les rebelles ont vu ce matin les hommes de Tivan échapper à l'exécution. Ils se préparent à les libérer de la prison Septima.
— Pourquoi me dites-vous cela ?
— Pour vous prévenir, consul. Vous serez peut-être placé face à des arbitrages difficiles. Si vous faites le bon choix, nous nous reverrons. Dans tous les cas, sachez qu'Eucher sera mis en sécurité.
— Puis-je vous faire confiance ?
— Vous m'avez déjà posé la question, dit Néa. À votre manière. Vous m'avez demandé si j'avais déjà eu des enfants. J'ai connu de nombreux enfants. Parmi eux, une est si proche de moi que vous pourriez la considérer comme ma fille adoptive. J'ai échoué à la protéger comme j'aurais dû. Croyez-moi, je ne commettrai pas une telle erreur de nouveau.
— Deuxièmement, termina Othon, Tivan est encore en vie. Il importe que le dieu-soleil le croie mort. Cela pourrait lui donner des indices sur le plan de Kaldor. »
Ils s'évanouirent comme des ombres dans la nuit.
Dans quels complots suis-je désormais impliqué ? s'interrogea Catius.
Que faire ? Prendre Eucher sous le bras et s'enfuir ? Trahir les deux camps d'une guerre à l'échelle de l'Omnimonde ? Quel homme pouvait prétendre échapper à la perspicacité des mages et des dieux ?
Pensif, le consul déposa une offrande devant l'autel familial. Une pensée le vint, qui le fit sourire. Il comprenait Tivan ! L'empire tel qu'il l'avait connu finirait par s'effondrer, tout comme un homme vient à mourir. La question n'était pas de l'empêcher, mais de faire en sorte qu'il s'en aille sans douleur et sans regret.
***
Disparus pour Catius, Othon et Néa n'avaient pas pour autant quitté sa demeure ; ils se trouvaient dans un demi-monde astral, comme de l'autre côté d'un miroir.
« Tu n'es pas coupable, dit aussitôt Othon.
— De quoi parles-tu ?
— Tu le sais très bien. »
Néa s'éloigna délibérément, faisant mine d'observer les poissons de l'atrium.
« Tu n'es pas responsable de sa disparition.
— C'est vrai. Ce n'est pas ce que j'ai dit. Mais j'ai échoué à la protéger comme on l'attendrait d'une mère. Tu ne peux pas me contredire sur ce point. »
Il pouvait sentir les hésitations de son esprit gronder telles une veille d'orage. Lilith n'était pas la seule solaine à avoir disparu sans donner de nouvelles. Durant ces soixante ans de voyages ininterrompus, d'un bout à l'autre de l'Omnimonde, à chercher quelque oreille attentive à la parole de Kaldor, à visiter les colonies de l'Imperium, nombre de solains n'étaient pas revenus de leurs mission.
Certains étaient sans doute morts dans leur sommeil. Dans les premières années, c'était encore très courant parmi les rescapés de la transmigration, encore instables physiquement et mentalement. Après un aussi long voyage astral que le leur, il fallait une accroche solide à la réalité pour ne pas se laisser envoûter par les charmes des rêves ; pour ne pas sombrer dans les labyrinthes de la Noosphère. De plus, les esprits solains attiraient à eux, tels des lumières trop vives, nombre de parasites des rêves et de démons mineurs. Les mages d'Arcs n'avaient pas à y faire attention. Mais ils n'avaient pas tous été des bons mages d'Arcs.
D'autres, fatigués par les luttes, avaient tourné le dos à Kaldor. On les avait vus critiquer les décisions du dieu-sage, de Seryn, d'Othon et de Néa, arguer que l'Omnimonde serait bien assez grand pour échapper à Aton et que la lutte contre le dieu-soleil n'était pas leur problème.
La disparition de Lilith n'avait rien à voir.
Mage d'Arcs confirmée, elle s'était rendue quelques années plus tôt sur une planète éloignée de l'Omnimonde. Alertés par l'absence de nouvelles, les solains l'avaient cherchée sans succès. Kaldor avait formulé des hypothèses. Néa se focalisait sur la dernière, la seule valide selon elle : Aton et le Collecteur avaient capturé Lilith et comptaient lui faire jouer un rôle dans leurs plans.
« Est-ce que c'est à cause d'elle que tu as accepté cette mission ? » dit Othon, soupçonneux.
Cette question éveilla chez elle une ébauche de sourire.
« Mon pauvre Othon, même après soixante ans, tu es resté le même. Toujours aussi gentil et toujours aussi aveugle. Tout le monde peut faire la liste des solaines qui en pincent pour toi, mais tu serais bien le dernier à t'en rendre compte.
— Réponds à ma question.
— Évidemment ! Tout le monde l'a deviné sauf toi. Kaldor m'a simplement demandé de rester en retrait, ce que je fais. C'est pourquoi c'est à toi de suivre Catius et pas moi.
— Tu penses que Lilith est retenue prisonnière de Naglfar ?
— Aton n'a pas d'autre grand secret que Naglfar. Nous avons voyagé dans tout l'Omnimonde à la recherche de ses installations secrètes ; nous sommes revenus à Neredia parce tout devait converger ici. Si Lilith est sa prisonnière, il n'a pas d'autre endroit. Partout ailleurs, nous l'aurions trouvée. »
En ces temps-là, nul ne connaissait mieux la valeur de l'espoir que les solains. Mais Othon doutait ; il craignait plus que tout que Néa s'enferre dans des illusions.
Il avait enquêté avec elle. Certains témoins humains de cette planète les avaient menés à des fausses pistes trop nombreuses, des faux rêves, des faux souvenirs empilés en milliers d'illusions d'Arcs. Une intervention du Collecteur lui paraissait probable ; un piège sans doute tendu à l'avance. Mais le Collecteur ne faisait pas de prisonniers, sauf sous forme de fantôme.
Il craignait que Néa soit confrontée à une vérité trop dure pour elle ; elle qui avait dédié sa vie à la protection des solains et qui avait redécouvert l'amour maternel.
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