20. Le tyran
(1400 mots)
Le consul connaissait l'organisation de la salle de règne. Ce vaste dôme avait été construit pour Justitia ; au centre se trouvait le cercle d'or où elle reposait son corps supra-humain le temps de ses voyages astraux. Un trait d'union entre le monde physique et le monde spirituel, à l'organisation simple, théâtre des allés et venues silencieuses des prêtresses de la déesse-impératrice.
Mais Aton avait fait de ces lieux son domaine et, contrairement à Justitia, il n'entendait pas se mettre au niveau de la vermine qu'il tenait en esclavage. Aux humains d'affronter les impossibilités physiques qui étouffaient désormais l'espace de cette salle.
Catius prit une grande inspiration. Il fit deux pas et attendit le claquement des battants derrière lui avant d'ouvrir les yeux. Ainsi ne serait-il jamais tenté de fuir.
Comme Justitia, Aton disposait d'un corps pour aller et venir dans le monde réel. Mais contrairement à elle, ce corps n'était pas son attache principale. Avec le temps, les forces titanesques qu'il contenait avaient percé sa structure matérielle et modifié ce qui se trouvait aux alentours. Dans cette salle naissaient et disparaissaient des mondes entiers au gré des ruminations d'Aton.
Une obscurité dense et imperméable régnait autour de lui. En contrepoint de ce brouillard artificiel, une aura violacée émanait de son propre corps, étendant sa perception jusqu'à un mètre, pas plus. On pouvait marcher des heures ou des jours dans un tel océan, guidé par sa propre lumière. Il s'imaginait déjà mourir de faim dans cet espace artificiel devenu infini, comme un puits creusé dans la réalité par la colère sourde du Deus.
« Ô, dieu parmi les étoiles, seigneur parmi les mondes... »
Un pan d'ombre se secoua, comme si l'on retournait un voile suspendu, et une silhouette apparut à quelques mètres de Catius. Une des nombreuses figures du Deus ; un homme jeune doté de cornes, enroulées vers l'avant. Ses bras et ses jambes disparaissaient déjà dans une fumée rougeoyante, sa peau se fendait de toutes parts, annonçant l'éclatement prochain de cette forme obsolète.
Cela ne signifiait pas pour autant qu'Aton se trouvait là, devant lui. Aton était partout alentour et ces formes presque humaines, qu'il y en ait une ou mille, n'étaient que des manifestations. Des échos lointains de son esprit.
« Que me veux-tu, humain ? »
Le champ de visibilité de Catius s'étendit soudain, englobant tout un espace circulaire, doté d'un ciel distant, sur lequel étaient dispersées d'autres formes. Des humains fantomatiques, assis sur un mobilier inexistant, marchant à l'envers, apparaissant et disparaissant sans cesse.
Parler n'était pas nécessaire ; il fallait faire l'offrande de ses pensées. Souvent ennuyé, jamais satisfait de ce qu'il voyait, Aton avait détruit nombre des messagers envoyés à son encontre.
J'ai été nommé consul par le Sénat. Je me présente à toi pour recevoir ton assentiment.
Comme s'il avait jusque-là hésité entre différents vêtements, le dieu fit naître une nouvelle forme humaine aux côtés de Catius et balaya toutes les autres. Une femme sans cornes, au visage très commun. Un embrouillaminis de lignes rouges recouvrait imparfaitement son corps, comme un habit très ancien dont on aurait arraché un fil sur deux.
« Tu est un sujet loyal, Catius » jugea Aton.
La voix chantante, apaisée de cette femme était de bon augure. D'humeur changeante, ombrageuse, Aton empruntait là l'apparence de quelqu'un qui lui avait été cher, ou qu'il tenait en estime.
« Je te dirai à qui appartient cette forme.
— Ô Deus...
— Sais-tu que ton prédécesseur a essayé de me trahir ? Il croyait que j'étais un illusionniste, que je manipulais l'Imperium mais que je ne disposais d'aucun véritable pouvoir. Il est entré porteur d'une arme. Tu te demandes ce qui est arrivé, Catius ? »
La femme agita le bras. La scène se rejoua alors devant eux. Le consul Auguste s'approchait d'Aton, dans sa même forme féminine. Il ouvrit sa cape ; d'un geste ferme, le poignard surgit dans sa main et perça le flanc de la jeune femme. Ainsi se déroulaient tous les assassinats politiques de l'Imperium. Mais Aton ne faisait pas partie de l'Imperium, ni même de ce monde.
« Pourquoi m'as-tu tué, mon fils ? demanda la femme.
— Justitia est partie. Nous tenons l'occasion de consolider l'empire, de le rendre prospère. Nous n'avons pas besoin de guerres, ni de conquêtes. Nous avons besoin de manger à notre faim. »
Il s'écarta vivement. La femme demeurait debout ; aucune blessure, aucun sang n'était visible.
« Tu désires donc que ton peuple soit heureux et rassasié ? Il ne le sera jamais. La béatitude n'existe pas. Le moindre mal est la non-existence. Je vous l'apporterai bientôt. D'ici votre délivrance, l'Imperium est une arme dans ma main, dont je compte me servir. »
Auguste s'effondra aussitôt. Ses bras et ses jambes se tordirent ; une vague de spasmes le parcourut. Il ne parvenait même pas à crier entre deux expirations saccadées. Des cendres tombèrent du bout de ses doigts. Un feu furieux le dévorait de l'intérieur.
Aton mit fin au souvenir.
« La souffrance peut être une chose nécessaire, asséna-t-il avec cette voix si douce et chantante. La souffrance que je suis capable d'infliger est à la mesure du pouvoir dont je dispose. »
Ses yeux se plissèrent.
« Ne me trahis pas, Catius. Ce n'est pas dans ton intérêt. Ce n'est pas non plus dans l'intérêt de l'Imperium. Si vous souhaitez vraiment tous éviter la souffrance, je suis votre seul salut. Le meilleur chemin passe par moi. »
Aton évacua le décor dans un souffle d'air et fit apparaître un siège de pierre, dans lequel il prit place. La femme posa le coude sur l'assise et installa sa tête sur son poing à demi-fermé.
« Ainsi, tu es devenu consul. Cela me satisfait. Tu es un homme efficace, Catius. Je sais que tu as remporté de nombreuses batailles. Tu es le moins mauvais de tous mes outils, celui que j'emploierai donc bientôt.
— Je suis revenu de campagne, ô Deus...
— Je le sais. Tu as anéanti les forces de Tivan et pris la dernière forteresse du traître sur Stella Nemus. Je le vois. Le traître est mort exécuté. Ses lieutenants le suivront bientôt. Il m'importe que ces survivants soient anéantis.
— Deus...
— Cesse de m'appeler ainsi, Catius. Je n'ai pas besoin qu'on me rappelle que je suis un dieu.
— Bien, seigneur. »
Il se tut. Leur conversation prenait une bonne tournure. Aton n'avait pas besoin de parler ; il pouvait arracher de son esprit les informations requises et y incruster les prochains ordres. Que le dieu se serve de Catius pour contrer sa solitude augmentait ses chances de survie.
« Tu as raison, Catius. Je suis dans un de mes bons jours.
— Ce n'est pas ce que j'ai voulu dire... penser seigneur...
— Ce n'est rien. Je sais. Je sais même que tu me caches certaines choses, Catius, mais cela est habituel. Te laisser quelques secrets comme je le fais, c'est faire de toi mon meilleur servant.
Je vais maintenant t'entretenir de mes plans. Tu vas écouter avec attention. Le consul Auguste m'avait aidé à mettre en place nombre de préparatifs nécessaires à la grande expansion. C'était un homme doté du sens de l'organisation, capable de diriger de grandes forces, mais trop faible lui-même pour s'en servir. En toute logique, j'ai maintenant besoin d'un guerrier comme toi.
Une première chose. Lorsque tu sortiras de cette pièce, tu ordonneras à ton ami Lucius de procéder à l'arrestation de quelques prêtres d'Aton. Qu'il sélectionne les plus gras et les plus importuns, Thaddeus le premier. Pourquoi, te demandes-tu ? Non, je n'ai que faire de leurs outrances, de leurs richesses imméritées, de leurs orgies et de leurs secrets inavouables. Mais à partir de maintenant, tu vas devenir le personnage le plus important de cet Empire, et mon interlocuteur privilégié. Ces individus le devinent déjà et la jalousie leur dévore le cœur. Tu dois donc en exécuter quelques-uns. Les autres prêtres sauront quel message je leur envoie ; ils marcheront dans tes pas.
Bien. Maintenant, parlons de la grande expansion, et de Naglfar. »
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