14. Gagner du temps
(1100 mots)
À chaque nouveau pas, un nouveau monde.
Excédé, Aton frappa du pied sur ce sol de pierre uniforme. Une fracture se propagea depuis le point d'impact, qui s'ouvrit en faille béante. Une onde de retour parcourut la matière, devenue plus malléable, qui reprit aussitôt sa forme avec un bruit de succion.
Shani ne pouvait pas déployer une force suffisante pour résister à Aton. Elle avait donc mis en place une stratégie de résilience. Se reconstruire. Rebâtir ses mondes à mesure qu'ils étaient détruits.
« Tu es obligé de jouer selon mes règles. »
L'arpenteuse de rêves était assise sur un cube de pierre. Devant elle, un autre cube, et une table mate sur laquelle étaient gravés des symboles. Un plateau de jeu. Ikar, de son temps d'élève-mage au monastère de Khar, avait connu les règles de ce jeu. Il y avait joué quelques fois avec Othon et Shani.
« Pourquoi cela ? Pourquoi gagner du temps ? »
Elle ne répondit pas, le regardant fixement, comme si elle attendait qu'il dise autre chose. Non. Shani n'avait rien à dire à Aton, tant que celui-ci refusait d'obtempérer. Elle le tenait en son pouvoir !
Le dieu s'assit donc en face d'elle.
La colère rendait sa forme humaine plus volatile. Il pouvait à tout instant se déchirer, exploser en étoile furieuse, emporter ce monde en vase clos et son unique occupante dans une tempête de feu. Alors un nouveau monde apparaîtrait aussitôt. Des mondes de plus en plus simples.
Il posa le doigt sur la table de pierre et en modifia la gravure, faisant avancer un pion.
Shani joua à son tour.
« Tu essaies d'éveiller en moi la mémoire d'Ikar, comprit-il.
— Si tu possèdes encore ce nom, c'est que tout espoir n'est pas perdu. Tu as été solain.
— Non. C'est là ton erreur. Ikar n'était lui-même pas solain. Ce n'était qu'une étape transitoire – tout comme Livenn sur ton chemin.
— Qui ça ?
— Tu prétends que j'ai beaucoup sacrifié pour atteindre mes objectifs, mais regarde-toi. Bientôt tu ne sauras même plus que tu existes. Tandis que moi, tout au long de mon projet, je conserverai ma mémoire – ainsi que celles des choses que je rends miennes. J'absorbe. Je ne détruis point. Dans mon univers à venir, le souvenir des choses passées aura exactement la même valeur que ces choses. Une fois que j'aurai gagné ma bataille, je pourrai remonter le temps, aller et venir à ma guise sur l'échelle ultime du cosmos.
J'ai renoncé à mon nom, Our-Shani, mais je ne l'ai pas oublié. Toi-même, tu n'es que la dernière d'une série de formes transitoires, devenues obsolètes, désuètes, et qui n'occupent nulle place de choix dans ton esprit confus. Tu es bâtie sur du sable. Un peu comme Kaldor. »
Leur partie avançait poussivement, étape par étape, sans véritable offensive d'un des deux camps. Aton ne souhaitait pas jouer. Shani souhaitait gagner du temps.
« Tu ne seras jamais un dieu, dit-elle brusquement. Tu ne sauras jamais ce que c'est. Tu n'es qu'un humain qui a mangé une étoile.
— Qui décide de ce qu'est un dieu ou non ? Kaldor ? Ses prédécesseurs, les cousins des Sermanéens ? Ou les Sermanéens eux-mêmes ? Personne, Shani. Personne. »
Nouveau coup. Aton sentit son agressivité augmenter. L'étoile s'agitait.
« Pourquoi veux-tu gagner du temps ? Vous avez un plan, tous les deux. Reprendre l'Imperium, c'est cela ?
— Tu veux savoir ? Je l'ignore.
— L'Imperium, je n'en ai pas besoin. Pas plus qu'un autre empire ou qu'un autre monde. Il m'est seulement utile tant que je suis enfermé ici. Il m'est utile pour étendre mon nom parmi les astres. Pour que tous sachent qui je suis. Pour que je puisse voyager partout, entre tous les temples qu'ils élèveront à mon nom. Mais je n'ai pas besoin de l'empire pour cela ; j'ai seulement besoin d'humains.
— C'est cela. »
Shani allait avancer un pion. Elle stoppa son geste. Quel que soit le coup joué, elle aurait perdu.
« C'est une lutte divine, dit-elle. L'Omnimonde en a déjà vu. Tu ne fais que reproduire un schéma. Ton ambition n'est pas nouvelle. Ta puissance n'est pas inégalée. Tu n'es pas surprenant, Ikar.
— Je t'ai battue.
— Je recommencerai une partie, jusqu'à ce que je gagne. Ainsi procédera Kaldor. Nous ne luttons pas pour l'Imperium. Nous ne luttons pas pour telle ou telle planète. Tu as décidé de porter notre guerre à une autre échelle. À cette échelle de l'espace et du temps, nos capacités sont infinies. »
Aton balaya les pions du revers de la main. Shani ne bougea pas, ses cheveux noirs ondulèrent à peine. Sans doute cette forme-ci n'était-elle même pas capable de se lever de son siège.
« Tout ce temps passé ici, en ta compagnie exclusive, m'a presque rendu curieux à ton égard, avoua-t-il. Je me demande comment tu es née. Ce que tu étais. Comment on devient un arpenteur de mondes. Un voyageur des rêves.
— C'est que tu ne te souviens pas, toi non plus ; car nous avons sans doute la même origine.
— Sans doute.
— Nous sommes de pareils monstres, capables d'abandonner derrière nous des proches, des amis, des sentiments, des écosystèmes, des mondes ; nous sommes dirigés par le futur. Nos mains sont toujours vides et nos esprits pleins de promesses. Nous n'atteignons jamais ce que nous recherchons.
— Je ne recherchais rien jusqu'à me donner un but. Regarde ce que je suis devenu. »
Le bras droit d'Aton se fendit sur toute sa longueur, et son enveloppe éclata, racornie comme un papier jeté au feu. Le dieu observa cette flamme qui avait remplacé sa main. Toutes ses ambitions dansaient dans ce flambeau envoûtant, un fragment à peine du soleil qu'il avait absorbé et qui continuait de brûler en lui.
« Oui, constata Shani, tu as changé mon regard sur l'univers. J'ai vu quel genre de monstre cette réalité pouvait produire, et quel genre de monstre j'ai manqué de devenir moi-même. Mais je n'arpenterai plus sans raison. Je n'abandonnerai personne. Je ne tournerai le dos à aucun idéal. Contrairement à toi, j'ai retrouvé ma place. Tu es une étoile filante, Aton, une comète qui traverse le cosmos, dont le passage fera date, mais que nous oublierons aussi vite.
— Meurs » ordonna-t-il.
Il étendit ce bras de feu, écrasa Shani comme il avait balayé son plateau de jeu. Pour la millième fois, sa forme humaine fut dissoute.
Même disparue, réduite à une poignée de cendres ralenties par l'air, il croyait encore la voir. Car chaque fois qu'Aton détruisait Shani, un fragment d'elle s'infiltrait dans son âme. Face à cette présence étrangère, le soleil bouillait davantage ; le solain ne savait pas comment réagir.
Ce sera bientôt terminé, se dit-il.
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