12. L'homme de la situation
(1500 mots)
Catius eut l'impression que ses pas se déposaient au ralenti, comme si le sol devenait extrêmement distant. Pourtant il ne ressentait ni peur, ni même appréhension. Depuis le retour de la Troisième Légion à Neredia, un seul sentiment grossissait dans son cœur, comme un arbre asséché reprend vie dès la première goutte d'eau.
Eucher.
Ce sentiment n'avait pas de nom, car le père, dans une société patriarcale aussi simpliste que l'Imperium, est un être dénué d'amour, qui ne transmet à son enfant que les grandes valeurs martiales – sens du devoir, du sacrifice – sur lesquelles l'empire a bâti sa légende, et qui ne sont plus que des statues creuses semblables à de vieilles idoles.
Catius fut un fulgurant éclair pourpre et cuivré, surgissant au milieu de cette étendue immaculée – toges blanches, crânes dégarnis, visages blanchis à la céruse. Il était, de cette assemblée de six cent vénérables patriciens, l'homme le plus proche de la réalité du monde. Les sénateurs l'aimaient déjà pour cela. Catius mènerait leurs guerres, protégerait leur empire, assainirait leurs mondes des menaces déjà prégnantes dans leurs esprits – en premier lieu l'influence rampante du kaldarisme.
Malgré leur âge honorable, ces hommes étaient aussi alertes dans leur regard et leurs mouvements que de jeunes gladiateurs. Ils se levèrent et frappèrent du poing contre les accoudoirs de marbre des gradins. Catius n'avait pas prononcé un mot, il était déjà adoubé.
Depuis sa place d'Ab Actis, Lucius souriait à pleines dents. Il avait été l'organisateur de ce triomphe. Dès le lendemain, Catius paraderait dans les rues d'Amor, en tête de la procession qui mènerait les prisonniers à leur exécution.
Cette perspective n'enthousiasmait guère le premier consul.
« J'appelle le centurion Catius Decius Flaminius, énonça le doyen du Sénat d'une voix mal assurée, répétant des mots que lui soufflait son assistant. Venez... hum... nous éclairer quant à la campagne de Stella Nemus. »
Catius rejoignit la place des témoins. Les sénateurs firent mine de l'écouter. Mais ils se préoccupaient fort peu de son discours. Le problème de Stella Nemus avait été réglé. La rébellion anéantie. Tivan traîné jusqu'à Neredia, en chaînes, avec les derniers de ses hommes. L'empire pouvait de nouveau oublier cette colonie pauvre et malade, à laquelle il ne portait guère intérêt.
Un questeur, sans doute un magistrat chargé des comptes publics, interrompit son discours en levant la main. À l'attitude de Lucius, le centurion devina que cette intervention était inattendue. Elle faisait partie du peu d'improvisation laissé à l'initiative des sénateurs qui, tel un comique en plein spectacle, se devaient de saisir le bon mot s'il leur vient à la bouche.
« Centurion Catius, parlez sans détours. Le kaldarisme, vous le savez, croît aux frontières de notre empire tel une maladie. Lorsque l'abcès s'est déclaré, nous vous avons envoyé en mission et, comme toujours, vous avez surpassé nos attentes. Vous avez vaincu la fausse religion des prophètes de Kaldor dans la province de Stella Nemus. Cependant, d'autres événements viendront. Pensez-vous que le kaldarisme pourra être éradiqué ? Si oui, de quelle manière ? »
Lucius fit un bref signe de la main, indiquant qu'il se tenait prêt à poser une autre question, pour épargner à Catius de répondre à celle-ci.
« Eh bien, commença le centurion, rassuré par le fait que personne ne l'écoutait vraiment. La réponse est dans votre question, sénateur. Vous avez comparé le kaldarisme à une maladie, et je ne peux que vous donner raison. Les médecins de Cratos vous le diront mieux que moi : toute maladie origine d'un déséquilibre du corps. C'est à nous, sénateurs, qu'il revient de trouver la source de ce déséquilibre et de le corriger.
— En effet, dit le sénateur, apparemment impressionné par l'analyse. Après ce que vous avez vu, avez-vous des pistes ?
— À mon grand regret, sénateur, je ne suis que l'exécutant des volontés du Sénat. Durant ma campagne à Stella Nemus, je n'ai cherché qu'une seule chose : vaincre l'ennemi et rétablir la paix de l'empire. Aussi n'ai-je pas eu le temps, ni l'occasion, de réfléchir aux causes de l'établissement du kaldarisme sur cette colonie. Je n'ai pas pu interroger les prisonniers. Toutefois, le gouverneur Titien semblait aussi surpris que nous.
— Vous suggérez que la propagation du kaldarisme est l'œuvre d'espions infiltrés depuis l'extérieur de l'empire ?
— À ce que je sais, c'est la théorie actuelle de l'état-major. Mais nous n'avons jamais mis la main sur de tels espions. Tous nos prisonniers étaient originaires de l'empire. Ce que je suggère, sénateur, c'est que nous devrions nous intéresser de plus près à leurs motivations. Poursuivre les interrogatoires. Différer les exécutions si nécessaire.
— Hum. Intéressante proposition.
— Merci, centurion Catius Decius Flaminius » les interrompit brutalement Lucius.
De sa position en hauteur, il ressemblait à l'aigle qui règne sur la falaise.
« Nous poursuivons la séance plénière. La nomination du centurion Catius Decius Flaminius au rang de premier consul a été proposée par la commission spéciale du Sénat. Avant de procéder au vote, nous allons entendre le discours des rapporteurs. J'appelle le sénateur Caligna. »
Caligna improvisa la moitié de son discours ; il avait égaré ses notes. À peine eût-il fermé la bouche qu'on l'applaudit sans conviction, mais avec précipitation, par crainte qu'il ait quelque chose d'autre à dire. Comme l'avait prévu Lucius, ses mots furent brefs et rapidement oubliés.
« J'appelle le sénateur Ancillus. »
Ancillus était un homme de grande taille, avec une tête large, disproportionnée par rapport à son corps. Il avait une voix grondante, qui allait et venait comme les vagues de l'océan, emprisonnant le public dans son rythme de parole, suspendant toute son assistance aux effets de son discours.
« Sénateurs, comme vous le savez, notre empire n'a plus de premier consul, et même plus de consul du tout. Alors que les menaces sont toujours plus nombreuses, plus inquiétantes. Cet homme devant moi en est la preuve. Tandis que nous étions ici, sur nos fauteuils, occupés à recompter le nombre de mots de la dernière motion, à réécrire le décret fixant le prix du poulet vivant et celui du poulet plumé, cet homme, Catius Decius Flaminius, faisait barrage de son corps aux frontières de l'empire. À des millions, des milliards de lieues d'ici, sur une de nos lointaines colonies, il défendait nos valeurs et nos idéaux contre l'infiltration maligne d'influences étrangères. Ces menaces sont incorporelles ? Ce n'est pas tout à fait vrai. Vous croyez peut-être que le kaldarisme n'est fait que de mots. Mais cet homme, ce centurion, vous apporte la preuve du contraire. Le kaldarisme est aussi fait de chair, de sang et de métal. Le sang des fils de l'empire qu'il a retourné contre leur père, contre leur frère, contre leur patrie. Le kaldarisme est aussi fait de la noirceur des cœurs dans lesquels il a pris racine. Voyez, ce brouillard se lève, cette fumée monte aux confins de l'empire, et menace de nous engloutir. »
D'un grand geste du bras, il fit s'envoler ses notes manuscrites.
« Ah, le danger est connu ! Mais l'homme... l'homme est-il à la hauteur de cette tâche ? Voici l'objet de notre vote, sénateurs. Vous et moi, qui n'avons jamais tenu une arme, jamais versé une goutte de sang pour l'empire, qui nous sommes contentés des entraînements sous le doux soleil d'Amor, nous devons maintenant juger de cet homme. Mais voici ce que je vous dis : même si ce n'était que le dernier de nos légionnaires, il vaudrait déjà infiniment plus que toutes les toges blanches de cette ville. Car il verse son sang pour l'empire. Car il est prêt à quitter sa patrie, sa famille, sans retour, si cela peut permettre à l'Imperium de demeurer. La détermination de cet homme – de ces hommes, leur foi, sont le ciment de ces murs. Le Sénat n'existerait pas sans eux. Et puisque ce ciment, puisque ces murs vont devoir résister à une puissante tempête, nous devons les renforcer.
Mais il y a d'autres centurions, me direz-vous. Pourquoi lui ? Pourquoi ?
Depuis plusieurs années, le Sénat emploie Catius à de nombreuses missions. Il a conquis sept planètes. Il a remis en place l'ordre impérial dans six autres. Il a voyagé partout dans l'empire ; il le connaît mieux que nous-mêmes. Toujours, Catius a fait montre des plus grandes qualités d'un chef de guerre. La patience. Le sens du devoir. Le courage. Le sacrifice.
Mais surtout, surtout, il est reconnu comme chef. Voyez, il y a des dizaines de centurions parmi les légions impériales, certains de grande qualité. Mais si vous leur demandez qui devrait devenir premier consul, ils n'auront qu'un seul nom à la bouche. Un seul nom qui, aujourd'hui, personnifie la force résolue de notre empire. Un nom qui nous assure de demeurer encore, de traverser les siècles et les millénaires. Un nom déjà inscrit sur le socle de cette maison.
Ce nom, vous devez le choisir. »
Cinq cent trente-neuf voix pour, trois contre, six abstentions.
Catius fut nommé premier consul.
« Je te retrouve demain, dit Lucius, dans le brouhaha accompagnant la sortie des sénateurs. Rentre chez toi. Prends un peu de repos. J'enverrai la garde te chercher ; le cortège partira du Sénat ; tout est déjà organisé.
— Tivan doit être laissé en vie » dit Catius.
Son ami fit mine de ne pas entendre ; déjà, on saisissait son bras pour le féliciter.
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro