9. Maître Wei
22 juin 2019 – 1600 mots
Les mécanismes de la chute se mettent en place.
Il faut trouver un nouveau monde.
Certains sont des facilitateurs et, sous leur impulsion, les déracinés font quelques pas de plus dans la bonne direction.
D'autres sont des obstacles. Ils pensent que l'entreprise ne peut réussir et, refusant d'avoir tort, ils édifient toutes sortes de barrages.
Caelus, Le Monde Solitaire
Lorsque le temps s'écoule et que les découvertes s'amenuisent, la science ne meurt pas pour autant. Ses détenteurs se rabattent sur la locution, le discours et les ratiocinations. Leur art s'enténèbre de formules alambiquées qui le font bientôt ressembler à une plante en pot, gardée trop longtemps dans une terre sèche et âpre, qui sans espace pour ses racines, tord ses branches minuscules en vaines démonstrations.
Il en était ainsi de la science des Arcs, dont les détenteurs les plus fameux et les plus éloquents, à l'image de Sol Finis, périclitaient.
Ainsi, un Arc, malgré tous les discours ombragés qu'ils faisaient sur leur nature précise, malgré les innombrables digressions historiques qui venaient, telles les notes de bas de page d'un volume philosophique, anéantir la souplesse de l'exposition ; un Arc n'était rien de plus qu'une corde reliant deux points, que l'on pouvait suivre d'un bout à l'autre, dont on pouvait entendre les vibrations et auquel on pouvait transmettre ses propres tentatives musicales.
Ainsi songeait Maître Wei, lorsqu'il effleura du doigt une aquarelle d'encre noire, parmi la série qui tenait lieu de seule décoration à son bureau.
L'écriture des solains était un intermédiaire entre le geste, qui suppose mouvement, et la position, qui suppose immobilité. Le verbe se situe entre les deux, puisqu'il peut être à la fois écrit, lu, dit, conservé et transmis. La science du symbole, le pinacle de leur civilisation, se perdait plus sûrement encore que la magie d'Arcs. Fort peu, même parmi les élèves du magistère de Khar, connaissaient plus que les dix symboles de base, ces gestes simples des mains qui avaient aboli la barrière du langage et les frontières des royaumes du passé. Six doigts et deux pouces offraient un éventail de possibilités fabuleux.
L'écrit traduisait ces symboles et les complétait, car le temps, pour lui, était espace ; cette synthèse permettait à l'esprit de voir dans le tout ce qui lui aurait échappé dans la séquence.
L'aquarelle, une calligraphie d'Arcs camouflée sous l'apparence d'une peinture banale, représentait le symbole de Wei, comme une porte que l'on pouvait ouvrir directement sur son esprit.
D'un geste précis, car sa main ne tremblait pas, il changea la disposition des lignes, reprit les coups de pinceaux. En trois mouvements à peine, ce couloir de service s'ouvrit sur une personne de confiance, à qui il avait donné les clés.
Wei écrivit d'une main experte ; un élève passant dans le couloir l'aurait cru occupé à répéter un discours, avec ce doigt qui cherchait des mots suspendus dans l'air.
« Nadira est réapparue.
— Combien de temps ? demanda la personne qui se situait à l'autre bout.
— Ne voulez-vous pas savoir pour quelle raison ?
— Je ne comprends que rarement les raisons.
— Elle a ramené ici une jeune solaine prometteuse et s'est mis en tête de s'occuper de son enseignement. Qu'en pensez-vous ?
— A-t-elle déjà fait ça ?
— Une fois, en partie, avec le jeune Ikar.
— Nadira recherche des gens qui lui ressemblent, rappela son interlocutrice, ce qui n'avançait pas beaucoup maître Wei. C'est ce qu'elle m'a dit, une fois.
— Voulez-vous venir ici, pour vous rendre compte par vous-même ?
— Nous sommes occupés en ce moment. Il y a eu deux nouvelles attaques en dix jours. Je viendrai chercher les recrues d'ici cent jours, c'est tout. Même si elle est repartie d'ici là, prenez des notes, j'aurai besoin de voir votre nouvelle élève.
— Naturellement. »
Maître Wei ne paraissait jamais préoccupé, ni à l'écrit, ni à l'oral, ni dans le geste. Il avait acquis cette capacité par des décennies de pratique. Ainsi, malgré l'écrasante responsabilité qui pesait chaque jour un peu plus sur ses épaules, il pouvait poursuivre ses plans sans que quiconque s'en aperçoive.
Un maître d'Arcs de premier plan pour certains, un sage débonnaire et malicieux pour ses élèves, un vieillard impotent pour ses adversaires ; Maître Wei évoluait entre de multiples représentations fausses, qui formaient comme des écrans protecteurs.
***
Le jour même, Livenn découvrit la partie la plus occultée de la vie du magistère.
Le domaine ceint de sa muraille noire disposait en effet d'une deuxième porte, qui s'ouvrait sur l'intérieur du cratère, un versant de montagne peu pentu, où les mages avaient installé des cultures.
Sol Finis n'avait plus la diversité biologique de sa prime jeunesse. Ce disque plat avait autrefois paru sans bornes, et nul solain ne pouvait se vanter d'en avoir fait le tour ; aujourd'hui on rayait les anciennes cartes à mesure que rétrécissaient les frontières du royaume. Devenu un microcosme, le monde était désormais soumis à de multiples aléas. Les pollinisateurs avaient disparu. La sécheresse d'une année avait tué tous les arbres à pains, l'invasion de chenilles de la suivante, pourri tous les fruits à écailles. Il en était de même pour les solains, qui à force de se regrouper, de se replier sur le centre de leur monde autrefois vaste, s'amaigrissaient et tombaient malades.
Les élèves, cependant, mangeaient à leur faim et récoltaient à la mesure de leurs efforts. Ils étaient satisfaits de ce travail et perpétuaient une science de la botanique certainement inégalée en ce monde.
Nadira la suivit toute la journée, à distance, comme pour vérifier qu'elle s'acclimatait à ce nouvel environnement. Pour le lui prouver, Livenn mit du cœur à son ouvrage, ne rechigna pas à la tâche, et se fit apprécier dès le premier jour par ses nouveaux homologues. Les maîtres d'Arcs, si on ne pouvait pas les dire conquis, furent forcés de le reconnaître.
« Tu viens de la Bordure ? »
Elle arrachait des tubercules en compagnie d'un élève dont elle avait oublié le nom, et à qui elle n'osait pas le redemander. Il était petit, plus jeune qu'elle, très maigre et le regard très grave, comme s'il manifestait une compréhension aiguë des choses. Ses bras portaient de multiples traces de contusions anciennes.
« Je croyais que plus personne ne vivait là-bas, expliqua-t-il. Est-ce que tu as déjà rencontré des échos ?
— Quoi ? »
Le jeune solain leva le nez, cherchant quelqu'un du regard, et se gratta la tête des deux pouces de la main droite.
« Eh bien, tu sais que nous n'occupons plus qu'un dixième, peut-être un centième de la surface initiale de Sol Finis. »
Elle prétendit, du moins, qu'elle le savait déjà.
« Mais les souvenirs de tous ceux qui nous précèdent – des plantes aux solains – restent accrochés à nous. Il n'y a plus de place pour tout le monde. Nous vivons dans un cimetière. »
Il regarda ses pieds, comme s'il craignait de marcher sur une tombe, ou d'écraser un squelette.
« Les échos... c'est comme quand tu marches dans la neige ; et quand tu te retournes, il y a une deuxième empreinte de pas à côté de la tienne. Comme un dessin qui se trace sur ton mur, avec les moisissures, celui d'un tableau que quelqu'un y avait autrefois suspendu. Nous avons plein d'habitudes machinales, des choses qu'on fait sans y penser. Alors, le monde aussi est plein de ces habitudes. Elles finissent par imprimer, par déteindre sur lui. Les échos, ce sont des fragments laissés par quelqu'un qui a disparu. C'est tout. Non, vraiment, tu n'en as jamais vu ?
— Je ne me souviens pas.
— Un matin, quand nous nous sommes levés au dortoir, je dormais presque encore, je me suis assis sur le sol et j'ai fait une prière aux Sermanéens. Tout le monde m'a regardé. Je n'ai jamais été capable de redire les paroles, ni de refaire les symboles. Je n'ai pas pensé à ce que je faisais. L'écho était là et il m'a juste traversé l'esprit. Il paraît que les meubles et les murs sont comme ça, à Khar. Ils ont vu passer tant de monde qu'ils naviguent d'un écho à l'autre. Tu entendras une porte s'ouvrir, la nuit : celui qui allait chiper aux cuisines passait toujours par là. Quelquefois, tu verras même quelqu'un – un maître d'Arcs, un élève, que tu ne parviendras pas à nommer. Quelquefois, tu auras l'impression de revivre exactement la même conversation, de redire les mêmes choses – tu seras en train de traverser ton propre écho. Les gens normaux oublient ce genre de chose. Mais c'est comme ça que j'ai découvert tous ces mondes invisibles. »
Et toi ? Semblait-il amener. Qu'est-ce qui t'a amenée dans le domaine de la magie d'Arcs ? Mais Livenn ne se sentait pas en état de raconter son histoire d'une manière qui ne l'aurait pas faite paraître simpliste, ou lacunaire.
« Ils ne sont ni bons, ni mauvais, n'est-ce pas ?
— Non, ils sont juste là, c'est tout.
— Mais est-ce qu'il existe des échos malfaisants ? Nocifs pour l'âme ? »
Elle avait posé la mauvaise question.
« Je crois que tu verras cela la nuit prochaine, ou la suivante, bafouilla le jeune solain en essayant de ne pas l'inquiéter. Dormir à Khar peut être une aventure en soi... les rêves de milliers de solains te précèdent... en même temps... non, tu ne risques rien. »
Nadira, c'était elle qu'il cherchait du regard par intermittence, comme s'il voulait qu'elle approuve ses phrases.
« Comment se nomme-t-il ? lui demanda-t-elle à la fin de la journée.
— De qui parles-tu ?
— Le solain avec qui j'ai discuté, dans les cultures.
— Tu étais seule, Livenn. »
Son esprit s'accommoda de cette vérité. Le jeune solain qui racontait les histoires d'échos s'effaça, lui-même écho. Tout ce qu'il lui avait dit, elle s'imagina l'avoir lu dans un livre.
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