61. La bataille de Méra
1700 mots
Les causalités externes qui président à vos existences sont si complexes que vous leur avez donné un nom : le destin. Vous leur avez donné une identité, une personne. De ce que vous ne comprenez pas, vous faites un nouveau dieu.
Je suis ici pour vous dire qu'il n'y a pas de destin. Aucun chemin n'est tracé par avance. Tout ceux qui diront le contraire vous mentent.
Cela ne rendra pas vos existences plus faciles.
Kaldor, Principes
Othon avait toujours été la cinquième roue du carrosse. Il avait l'impression que personne ne voulait lui parler, ni l'écouter, ni même s'approcher de lui, par crainte qu'il se mette à discourir. Il ne savait pas communiquer, encore moins mener d'autres solains ou leur donner des ordres. Pire encore, il se trouvait toujours environné de personnes incapables de saisir ses difficultés personnelles, inconscientes de son embarras permanent, des obstacles auxquels il se confrontait en permanence.
À Khar, Othon ne se sentait pas bien.
Il lui semblait que les solains avaient été préparés en amont à la destruction de leur monde par les Sermanéens et qu'ils avaient intériorisé une forme de nihilisme. Bien sûr, qu'il vînt à aborder la question, et tout le monde lui reprocherait son propre pessimisme ; en des termes si bien choisis qu'ils donnaient l'impression d'avoir été préparés à l'avance, ou repris d'un prédicateur payé au bon mot.
Paradoxalement, se confronter aux démons mineurs des Confins lui avait apporté une certaine confiance. Il découvrait que personne ne disposait d'une science supérieure, que les maîtres d'Arcs de Téralis ne faisaient que se battre, un jour après l'autre, et raccommoder leurs chaussures trouées avec des bouts de toile. Nul n'avait de grande vision d'ensemble, de plan pour le sauvetage du monde. Pas même Seryn.
En peu de mots, Othon découvrait qu'il n'était pas un moins bon maître d'Arcs que quiconque, qu'il n'était pas moins à sa place que quiconque. Personne ne le critiquait plus, car personne ne se préoccupait plus de lui.
Ce qui aurait dû être une bonne chose avait pris aussitôt un mauvais aspect, car si Othon n'était pas plus mauvais qu'un autre, il n'en restait pas moins mauvais. Tel était le message que lui faisaient passer ses doutes.
Debout sur le rempart de Méra, il emplit son regard des convulsions du ciel et de la terre. Le front de ténèbres qui engloutissait Sol Finis, l'ultime tempête, Ceto, progressait vers eux comme un galop de cavaliers barbares. Seryn l'avait posté ici, chef des derniers maîtres d'Arcs qui n'avaient pas succombé au délire dans lequel la foule s'entre-tuait en contrebas.
Car nombre d'inconscients parmi les derniers solains avaient déjà laissé le mal entrer chez eux ; les portes de Méra étaient grandes ouvertes et, au dedans comme au dehors de la ville, on s'y affrontait à mains nues, les yeux injectés de sang, le visage déformé en rictus de fureur. D'abord confus, les esprits ne se clarifiaient plus qu'en une seule décision funeste : il fallait mettre fin à tout ceci, le plus vite possible.
Après le départ d'Ikar-Aton, tout l'espoir que la foule dirigeait vers les dieux était retombé mort, et ces bonnes gens s'étaient frappé la tête contre les murs avec autant de force qu'ils s'étaient flagellés pour le plaisir d'Aton. Othon et ses derniers soldats ne pouvaient pas l'empêcher. Leur seule mission était de repousser l'assaut assez longtemps pour que Seryn et Wei emmènent les trois mille derniers solains sensés hors de cette terre déchue.
À mesure qu'avançait le brouillard opaque, où se devinait une grande variété de formes, Othon sentit son courage le quitter. Peu friand de chansons de geste, il n'accordait du crédit à ces grands mots de courage, d'honneur et d'amour que s'il les voyait accompagnés d'aussi grandes actions. Or les grandes actions n'existent que dans les discours. Se heurter au réel, c'est comme entrer tête baissée dans une tempête de sable ; il faut manœuvrer à vue, au jugé, pied à pied, en essayant seulement de suivre le bon chemin. Seulement après nous voyons ce qu'il en retourne.
Lorsque le front ne fut plus qu'à une portée de flèches, Othon parvint à faire taire les atermoiements de son esprit. Il oublia ses doutes et ses peurs. Il se cristallisa autour de sa mission. Il devint le héros qu'il n'aurait jamais pensé être...
Tendant le bras, il appela un bouclier d'Arcs, une toile transparente seulement dotée de corporéité, non de masse. Les maîtres d'Arcs se joignant à lui, ils eurent assez d'amplitude pour former un arc-de-cercle qui protégerait un quart de Méra de l'impact – et le palais du prince Eil, où se réunissaient les derniers solains.
Nous allons y parvenir, se dit-il, sans savoir d'où pouvait bien provenir cette certitude, car tout lui indiquait le contraire.
Maintenant le bouclier à sa place, il jeta des floraisons de lumière dans le ciel de Méra, qui doublèrent les étoiles du Cercle lointain, telles un écho. Nombre de solains occupés à s'entre-mordre levèrent la tête, même l'espace d'un instant. De très loin, ils se souvenaient avoir oublié, manqué quelque chose.
L'ombre progressa jusqu'au bouclier, emplissant bientôt l'espace derrière lui, où ciel et terre se confondaient derrière un rideau uni. Et l'ombre pensait à haute voix : vos tentatives sont louables, et tout ceci est admirable, mais vous ne résisterez pas bien longtemps. J'ai grande faim de vos noms. Et l'ombre riait, car elle savait qu'à la fin, lorsque s'éteint l'ultime flambeau, elle gagnait toujours.
Toi, Othon, ne fais-tu pas un piètre fer de lance ? Quelle légitimité as-tu ? Tu as peur de tout. Tu es un éternel incomplet. Je ne ferais qu'une bouchée de toi. Vos corps sont fragiles, mais vos esprits davantage.
Acceptez-moi, tous. Je suis Ceto, le successeur de Léviathan, envoyé par vos dieux. Je suis venu mettre fin à ce monde. J'apporte trente jours de ténèbres. Après moi viendra le renouveau. Si vous êtes dignes, vous renaîtrez dans un nouveau monde.
À cette perspective, la foule passa la muraille, traversa le bouclier et fondit sur la fumée, où elle se trouvait aspirée. Le regard des maîtres d'Arcs ne portait qu'à quelques dizaines de mètres, à cause de la densité de la poussière, mais ils entendirent un grand fracas, répété, comme si le compte-à-rebours de la fin, tel une immense horloge, se mettait en marche.
La silhouette impensable d'un photosaure surgit de la brume. Une patte fonçait vers eux telle une flèche sombre, qui traversa leur modeste bouclier et pénétra de biais dans la muraille. En remontant, elle provoqua un éboulement gigantesque. Une tour de garde s'effondra ; nombre de solains disparurent dans la poussière.
Othon s'était déjà envolé, avec les autres maîtres. Bondissant dans les airs de torsion en torsion, dirigeant la gravité pour que leurs corps soient accélérés vers le haut ou sur les côtés, ils firent le tour du photosaure en cherchant une prise. Trois fois plus haut que la muraille, le monstre dégoulinait de brume condensée ; il laissait derrière lui des traces noires sur le sol.
C'était toute une horde de démons que traînait derrière lui l'insecte filiforme. Ils surgissaient en quelques secondes de l'ombre, se choisissant une forme pleine de crocs, de membres préhensiles et de griffes, s'emparaient d'un solain et l'emmenaient avec eux. Car Ceto n'était plus fort que repus de matière et gorgé de noms ; chacun d'entre eux faisait pousser une nouvelle tête ; chaque âme collectée devenait un démon pour son armée.
Le photosaure se découpait maintenant sur le ciel étoilé, faisant disparaître la majeure partie du Cercle. Tel était le rôle de Ceto, leur ôter tout espoir, le boire jusqu'à la dernière goutte, afin que les solains attendent sagement l'accomplissement de la sentence des dieux.
Cette vision de cauchemar, l'ombre engloutissant le ciel et les démons lâchés au milieu de la foule en contrebas, cette vision aurait eu le pouvoir de clouer Othon sur place, s'il lui avait laissé la moindre prise ; mais le maître d'Arcs s'en remettait maintenant à une plus haute instance de sa pensée, plus fondamentale, par laquelle il gardait le contrôle de ses moyens.
Des démons diversement ailés se jetaient après eux. Ils grimpaient sur les toits en grognant et s'élançaient dans le vide, parfois pour s'écraser plus bas, aussitôt dévorés par d'autres démons – l'armée de Ceto ne pouvait pas faiblir ; cette masse grouillante n'abandonnait rien derrière elle. Othon en carbonisa plusieurs sur place ; il lançait la foudre tel un Zeus bon marché, déluge de lumière qui effrayait les démons pour quelques secondes. La physique s'accommodait très bien de ses fantaisies d'Arcs ; car le monde perdait de sa substance intrinsèque – il devenait un rêve, lieu du règne de l'esprit.
Étendant une toile de pensées jusqu'à ses compagnons d'infortune, Othon remonta tel une flèche tout en les instruisant sur ses plans. Au faîte de sa course, il contempla le photosaure en marche, s'informa de la position de ses pattes filiformes et de leurs prochains mouvements – car la créature était réglée comme un mécanisme d'horlogerie. Il visa une des articulations, inséra des Arcs jusqu'à peser sur les engrenages biomécaniques, tandis que les autres maîtres faisaient leur part. Au pas suivant, le photosaure rencontra une résistance et, comme toute créature mue uniquement par les mains d'un marionnettiste d'ombre, buta sur celle-ci, força sur l'articulation de sa patte avant, qui se brisa net, tandis que les autres se bloquaient dans leurs positions respectives.
Le corps d'insecte s'effondra sur l'arène de Méra, dont les murailles s'aplatirent dans un déluge de poussière.
Othon ordonna aux maîtres d'Arcs de converger vers le palais. La horde des démons, mille dévoreurs d'âmes, se dispersait maintenant dans toute la capitale.
Lui-même prit la forme d'une flèche, traversa les vitraux de la salle des délibérations et atterrit contre le mur. Seryn, entourée de lames d'Arcs, auréolée d'une lumière pourpre, flottait au-dessus du sol, prête à le désintégrer sur place.
« Il faut faire vite, annonça-t-il. Où est Maître Wei ?
— Nous avons rassemblé les solains dans la cour des annonces. »
Un monstre ailé à tête de crocodile entra après Othon dans un déluge de bris de verre. Il n'avait qu'une moitié de mâchoire, qu'il traînait avec sa tête trop lourde. Ses pattes squameuses griffaient la pierre en désordre. Son premier cri se termina en gargouillis lorsque Seryn décocha une de ses lames d'Arcs dans sa direction, le coupant en deux. Le démon sembla perdre toute consistance, devenir une simple peau, tandis que s'étendait sous lui une flaque de bitume.
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