42. La déesse-soleil
Tout grand cataclysme commence avec le déclin d'un dieu.
Caelus, Le Monde Solitaire
D'extérieur, le Séjour des Sermanéens ressemblait à un temple immense, au plafond remplacé par une pluie d'étoiles. Un agencement de colonnes plantées comme un ultime message, gigantesques pans de roc semblables aux bras des géants surgissant des profondeurs de la terre.
Hela, déesse de la lumière et dernière gardienne de Sol Finis, en connaissait chaque recoin. Chaque fragment. Chaque Arc. En retour, elle était liée à toutes ces choses et, telle une araignée familière de sa toile, pouvait se rendre partout en un instant. Cet espace presque infini, trop vaste pour une vie humaine, lui apparaissait comme un petit cercle rempli d'objets poussiéreux, un lieu de vie abandonné depuis longtemps.
Les dieux se languissaient, stade de décomposition de leur volonté qui précède immédiatement leur déclin, leur remplacement, ou leur disparition.
Hela en était consciente, se savait menacée par ce processus, et ne pouvait rien y faire.
Elle fit quelque chose qui ressemblait à un soupir, ou plutôt un soubresaut d'épaules, car sa forme physique montagneuse, purement astrale – donc abstraite, n'avait aucun organe permettant la respiration. C'était un assemblage d'Arcs à deux bras, deux jambes, quatre ailes, une tête ovale pourvue de quatre yeux dont elle gardait trois fermés, par dépit.
Lovée entre les colonnes comme un serpent en son domaine, Hela savait que cette forme, mal entretenue, avait démesurément enflé. Le contrôle de son esprit sur ce maillage d'Arcs diminuait, comme s'il s'agissait d'un panier d'osier dont les nattes se défaisaient avec l'usage.
C'est dans cet état d'apathie absolue, immobile depuis un siècle, trop fatiguée pour s'endormir ni même pour s'adonner au rêve, que vint la trouver cette infime vibration.
Hela tourna la tête, ce qui abattit une colonne. La pierre revint aussitôt à sa forme initiale, les morceaux se recollant tous seuls. Elle avait senti quelque chose, pour la première fois en cent ans ; son indifférence n'y résista pas. Jouant sur l'élasticité des Arcs, elle redonna forme à son corps, redescendit aux dimensions d'un solain – du moins, dans son souvenir – et chercha l'origine de ce nouveau mystère.
Une créature physique approchait du Séjour des dieux.
Impossible. Les démons mineurs des Confins, qui se multipliaient sans cesse depuis la chute de Léviathan, ne jouaient-ils pas le rôle de barrière infranchissable ?
À l'inverse, si un esprit solain avait franchi ce cap d'ombre, il méritait sans doute de s'adresser aux dieux de Sol Finis.
Hela fit venir jusqu'à elle les échos remontant des Confins, réfléchis sur la structure du palais céleste. Il régnait ici une ombre aussi oppressante que le vide de l'espace. Elle s'en libéra aussitôt en allumant les colonnes telles des feux. Le solain marchait, résolu, inébranlable, cerné par une marée de démons, qui s'approchaient de lui avec force cris intimidants, suppliques ou malédictions. Il ne les entendait pas. Ils cherchaient les failles de son esprit. Les faiblesses. Les peurs. Les regrets. Or ce solain, premier de sa race depuis un siècle, n'en avait aucun.
Impossible, se dit-elle. C'est un rêve.
Il invoqua d'un geste la torsion qui le transporta des Confins au Séjour, d'un infini à l'autre. Le palais n'avait pas de bornes ; sa structure répétitive se répliquait comme un damier ; l'entrée et la sortie se trouvaient toujours en son centre. Le solain ne sembla pas surpris. Il se contenta de lever la tête, de chercher le ciel, de constater la présence de lumière et de lancer :
« Je demande audience auprès des dieux. »
Il demande audience, se dit Hela. Et la Loi que nous avons édictée autrefois, dont nous proclamons toujours la justice et la vérité, prévient que tout solain peut faire cette demande – mais pas qu'elle lui sera accordée. Dois-je le recevoir ? D'ici trois jours à peine, il sera déjà mort ; un mois peut-être si c'est un bon mage d'Arcs. Son corps sera avalé par la structure du palais. Je l'oublierai comme tous les précédents.
D'un battements d'ailes, Hela se porta sur une colonne proche du solain, qui rentra dans le sol pour amortir sa chute. Un halo entourait son corps, une gangue translucide faite de lumière solide. Cette même lumière donnée à Sol Finis depuis la formation de ce monde, par le bon vouloir des dieux. Hela ne pouvait pas prendre sa véritable forme sans désintégrer le solain. Ses rayonnements féroces, des ondes gamma au spectre visible, pelaient la matière atome par atome. D'autres que lui, moins chanceux, en avaient fait l'expérience.
Elle constata qu'elle était encore trois fois plus haute que lui, alors descendit à son niveau, retrouva un semblant de traits solains, une peau rougeâtre, des cornes d'or enroulées sur le crâne.
Hela fusionna ses ailes en une seule paire et les replia. Les esprits solains lui avaient toujours paru trop simples, trop faciles à englober d'un seul regard. Comme de petits mollusques marins dans leurs coquillages de matière. Or celui-ci gardait ses pensées pour lui, avec une telle application que c'en était rageant. Tout au plus laissait-il filtrer des remarques consensuelles, un compliment sur sa beauté.
« Je suis Hela, dit-elle, la lumière. Tu es le premier à traverser les Confins depuis le cataclysme.
— Mon nom est Ikar. Je suis le premier depuis deux siècles à traverser les Confins, je sais. Une fois que j'en ai décidé ainsi, ce n'était pas difficile.
— Je t'accorde ton audience. Que veux-tu ?
— J'ai plusieurs questions à poser aux Sermanéens.
— J'y répondrai, si cela me plaît.
— Peut-être ne pourrez-vous pas répondre à toutes. Nous devrons alors quérir un de vos semblables. »
Sous-entendait-il qu'elle tenait une place secondaire dans la hiérarchie des dieux ? Une place à part, seulement. Car Hela, chargée de maintenir la lumière sur Sol Finis, ne s'en était pas aussi bien détachée que les autres. Le Monde Solitaire ne tenait encore debout que grâce à elle – toute la lumière du ciel était sa lumière.
« Parle » dit-elle, excédée.
S'il lui plaisait, elle le foudroierait sur place ; mais le solain n'avait jusqu'ici ni pensé, ni dit, ni fait rien de répréhensible ou d'insultant. La bienséance, ou une certaine forme de morale divine, recommandait de prendre son mal en patience.
« Pourquoi avez-vous créé Sol Finis ?
— Je ne peux pas répondre à cette question. Je ne m'en souviens pas.
Le solain sourit.
— Dans ce cas, me permettez-vous d'y répondre ?
— Tu fais un bien piètre usage de ton temps de parole. »
Qu'elle est belle, pensait-il toujours. Ce n'est pas une niaiserie que de le reconnaître. On dit que les dieux ont créé les solains à leur image ; si c'est le cas, nous sommes forcément de pâles copies.
« Vous n'avez pas créé Sol Finis. Le monde existait déjà avant que vous preniez forme. Vous n'avez pas créé la vie ; sans quoi vous sauriez facilement la défaire et recommencer à zéro. Elle est venue d'ailleurs, elle s'est installée avant vous. Vous n'en êtes que les gardiens.
— C'est possible, dit Hela. Tu ne peux convaincre quiconque avec cette histoire ; notre rôle de créateurs est trop bien ancré dans la psyché collective de ton peuple. Cependant, suis-moi, si cela t'intéresse, tu peux voir quelque chose. »
Chaque pas sur les dalles abstraites y faisait naître de grandes rides, des cercles de lumière qui, dans leur brève existence, étaient eux-mêmes dotés de vie. Car tout pouvait prendre vie à chaque instant. Dans le temple des dieux, des âmes s'attachaient spontanément à chaque chose.
« Dis-moi, tenta Hela sur le chemin, comment se porte le Monde Solitaire ? La race des solains ?
— Vous devriez tout voir d'ici.
— Je t'ai posé une question. Réponds-y ou tu ne recevras toi aussi que mon silence. »
Je peux aussi ouvrir ton esprit en deux comme un fruit et explorer les entrailles de ton âme, songea-t-elle, s'il me plaît. Je suis ta déesse, solain. Tu es un être misérable.
« Sol Finis se meurt, ô Hela. Chaque jour, ta lumière se fait plus froide, plus distante. L'ombre avance des Confins et les démons se multiplient. Le royaume a le regard tourné vers l'intérieur des terres, vers la Capitale. On y joue encore à la politique tandis que les terres se dessèchent et gèlent. Lorsque le dernier photosaure s'éteindra, il ne restera plus que quelques jours à la race des solains. Nous avons beau être de formes différentes, nous avons tous été nourris au même sein. »
Perturbée, Hela fit comme si cela ne la concernait qu'à moitié, ou comme si tout, au contraire, relevait de la volonté des Sermanéens, qu'on ne lui apprenait rien.
« Tu as raison, reprit-elle après un temps, revenant au sujet initial. Nous n'avons pas donné l'étincelle de vie à ce monde. Nous aurions pu, car la vie n'est que matière ; sa capacité d'auto-organisation est inscrite dans les lois fondamentales du cosmos.
— La matière se rêve vivante.
— Vos consciences, comme les nôtres, sont une émanation de ce processus. Seuls les vivants les plus aptes sont sélectionnés et demeurent, bien que formes impermanentes, dans leurs répétitions – les espèces. La capacité à construire des modèles abstraits de l'univers est une aptitude très avancée, qui fournit un avantage évolutif considérable – l'intelligence. Une grande quantité d'abstraction finit par se retourner envers elle-même – la pensée. La capacité de nommer son moi, de se reconnaître dans un miroir. Ce n'est qu'une conséquence lointaine, une déduction logique de cette évolution. La multiplication des consciences engendre la formation et l'accumulation des rêves, ce qui mène à l'univers tel que nous le connaissons, où les mondes abstraits tiennent une place fondamentale. Voilà ce que je sais. »
Toi et moi sommes donc d'une même nature, pensa-t-il. Elle aurait pu, elle aurait dû se sentir insultée par une remarque aussi exagérée. Les Sermanéens n'avaient-ils pas créé un monde selon leurs désirs, et mis au jour les solains ?
« Pour en revenir à votre origine, reprit-elle, troublée, observe bien. »
Elle leva le bras. Une colonne monta du sol, qui n'était pas faite de pierre mais d'un épais cristal. Une gangue protectrice dans laquelle se trouvait une silhouette solaine, tel un insecte prisonnier de l'ambre. Ikar dut approcher le visage de la surface pour en examiner les traits.
« Ce n'est pas un solain, conclut-il.
— Non, mais il s'agit de votre ancêtre. Cette espèce a été importée sur de nombreux mondes, il y a quelques millénaires. On appelle cela un humain. Celui-ci est un mâle. »
Il n'avait pas de cornes, des griffes minuscules, seulement un pouce à chaque main. La partie basse de son visage, du menton jusqu'au joues, était couverte de petits cheveux. Il y en avait un peu partout sur son corps, comme un vestige de fourrure. Sa peau sombre, plutôt orangée que rouge, se devinait plus souple, presque flasque.
« Ils ont donc été apportés ici. Par vous.
— En effet. »
Ikar sembla se satisfaire de cette réponse.
Oui, se dit-elle, nous devrions reconnaître que Sol Finis n'a pas toujours été une étoile Solitaire. Son isolement, même, fut une décision de notre part. Cela nous convenait mieux. Mais les choses auraient pu être différentes.
Nos cousins exerçaient leur influence normative sur de trop vastes territoires. Se libérer de leur influence, c'était leur tourner le dos, de manière définitive, brutale ; de sorte qu'ils se sentent eux-mêmes reniés.
« Un humain, répéta Ikar. C'est ainsi que vous nous avez modelés. En réagençant cette créature originelle.
— Nous vous avons améliorés, dit Hela. Vous avez acquis quelque chose de nous. Vos esprits, plus subtils, perçoivent la réalité avec finesse : vous faites de très bons mages d'Arcs. »
Pour notre plus grand désespoir, songea-t-elle.
Remettant à sa place le corps conservé, c'est-à-dire nulle part, mais toujours à portée de main, Hela se tourna vers le solain. Elle en avait assez de cette présence étrangère.
« Es-tu satisfait de ton audience ?
— Ce n'était que la première de mes questions, sourit-il. J'en ai plusieurs autres. »
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro