37. Le deuxième prince
La première fois que vous dites : « j'en suis conscient », vous n'en avez pas encore conscience.
La deuxième fois que vous dites : « j'en suis conscient », vous vous inquiétez.
La troisième fois, vous paniquez.
Il n'y a pas de quatrième fois.
Kaldor, Principes
Le prince Tommus se rongeait les ongles, insatisfait. Depuis des heures, il ruminait une seule question sans réponse : l'Intendant El Golgar contrôlait-il le prince Eil, ou le contraire ? Qui avait pris le pas sur la capitale ? Qui devait-il faire assassiner dans l'urgence afin de gagner la bataille silencieuse qui se jouait à Méra ?
Une lumière magnifique, douce et reposante, tombait dans son bureau par la large fenêtre.
Il avait fondé un laboratoire consacré à l'étude des Arcs et du Cercle de Lumière, bien que, vu de son bureau, Tommus ne fût pas capable d'expliquer pourquoi les solains devaient se chercher un autre monde. Chaleur et lumière, voilà tout ce que réclamait la vie, tout ce dont Méra disposait encore.
Maître Wei entra alors sans prévenir, comme il le faisait toujours. Après s'être acquitté des formalités d'usage – bonjour, comment allez-vous, la paix sur votre famille, etc. – et sans attendre de réponse, le solain se mit à observer les instruments optiques que le prince avait placés sur les étagères en ordre chronologique. Ils racontaient une histoire, celle de son laboratoire personnel, qui à défaut de monter vers les Étoiles, s'était mué en fabrique d'arguments du contraire. Les maîtres d'Arcs qui travaillaient ici développaient des théories « révolutionnaires » expliquant que le Cercle de Lumière n'était qu'un artefact optique. Le laboratoire, comme une embarcation mal équilibrée, s'était retourné aussitôt mis à l'eau.
« Que faites-vous là ! » s'exclama-t-il, fulminant.
Sa colère de circonstances coulait sur le principal de Khar sans l'atteindre. C'en était rageant. Wei avait autant de réactivité qu'une plante, ou une tortue d'eau. Ce qui devait l'insulter ou le blesser, il n'y faisait pas même attention.
« Je ne vous ai pas présenté Livenn » dit-il.
Le prince Tommus se dit qu'il devait briser quelque chose, là, maintenant, pour marquer le coup. Il se saisit d'une statuette, une miniature d'un ancien roi que lui avait offerte le prince Eil. Repoussante, effrayante, elle ne lui manquerait pas. Il la lança sur Wei.
La statue s'arrêta sur son chemin, prisonnière d'une toile d'Arcs. Elle revint à sa position initiale. Cela faisait des années que Tommus n'avait pas manipulé d'Arcs. Il vécut fort mal ce cuisant rappel, se convaincant aussitôt de sa compétence en la matière.
« Je vous présente Livenn » annonça Wei.
La solaine aurait pu faire son impression à la Cour, si on l'avait vêtue d'autre chose que cette espèce de toile de jute. Un sac à patates, ce fut la première chose que pensa Tommus. Il ne la reconnut pas aussitôt comme une élève du magistère.
« Qu'est-ce que c'est que ça ? »
Son instinct détecta une présence derrière lui ; or il n'y avait personne. C'était l'esprit de la dénommée Livenn qui encerclait le sien, l'examinant religieusement.
« Vous avez raison » dit-elle.
Quoi ? Sur le sac à patates ?
« Ils n'iront nulle part. »
Elle demeura raide comme un piquet de tente, dans l'encadrement de la porte, tandis que maître Wei faisait le tour en touchant à tout, tel ce client d'un magasin d'antiquités, qui pose des questions sur tout et n'achète rien.
« Les princes craignaient que l'avancée des mages d'Arcs sur le chemin des Étoiles, trop rapide et trop retentissante, ne provoque de nouveaux cataclysmes. Que les dieux n'envoient de nouveaux Fléaux. Cette crainte s'est insinuée partout. »
Il reposa la lunette astronomique qu'il venait de prendre en main et poursuivit, comme si ces objets avaient un rapport avec son histoire.
« Ces mages se sont arrêtés sur le bord du chemin, comme ce marcheur qui prétend reprendre des forces, mais ne se relève jamais. Partir de Sol Finis, cette nécessité a fait long feu. Léviathan a bel et bien vaincu nos espoirs.
— Oh, mais je comprends votre manège, s'exclama Tommus. Vous venez vous plaindre de la fermeture de votre magistère. Sachez que j'étais contre, mais je ne pouvais rien y faire ! De toute façon, nous n'avons plus besoin des maîtres d'Arcs tels que vous les formez. J'ai besoin d'un laboratoire plus grand, plus performant, plus agile. Il faut faire table rase de notre organisation actuelle. Nous redonner de nouveaux objectifs. »
De quel droit ce vieux trognon de pomme ambulant se permettait-il de critiquer ce que de brillants esprits, fort nombreux, avaient conclu ? Que connaissait-il aux fascinantes recherches menées par ses astronomes ? Que prétendait-il pouvoir faire de mieux que des spécialistes qui travaillaient nuit et jour à leurs nouveaux résultats ?
« Oh, je ne doute pas que vous faites beaucoup, ironisa Wei en se tournant pour la première fois vers le prince Tommus, comme s'il ne remarquait sa présence que maintenant. Vous travaillez sans cesse, mais pour de mauvais objectifs, car vous ne savez pas dans quelle direction aller. Vous regardez vers le Cercle de Lumière avec crainte. Les Étoiles sont, pour vous, synonymes de Fléau.
— Cela s'appelle la prudence. Combien de morts causeriez-vous, Wei ?
— Vous ne savez rien de la souffrance du monde, le coupa Livenn. La lumière vous parvient encore pure, comme aux premiers temps de Sol Finis. Vous vous dites que les dieux ne peuvent pas être si mauvais. Vous n'avez vécu aucun Fléau. Vous ignorez que les journées raccourcissent, ou plutôt, vous le savez pertinemment, mais vous prétendez que c'est un cycle habituel, que c'est réversible. Vous inventez des raisons pour continuer de vivre dans le monde qui vous fournit votre confort.
— Ce n'est pas parce que vous êtes passée par le moule du magistère que vous connaissez quoi que ce soit de ce monde. Sol Finis atteindra les Étoiles, mais avant cela, nous avons des problèmes plus urgents à résoudre, ici même.
— Ici, c'est la lumière qui s'efface de notre ciel. C'est le froid qui transperce la Barrière, et les démons qui assaillent les Confins. »
Le prince eut une vision fugace. Une vaste plaine gelée – les Confins – et une nuée qui progressait, comme une lointaine tempête de sable, d'un noir absolu, soulevant des mystères qui n'auraient jamais dû être révélés, bruissant de mort et de colère, assourdie de damnation éternelle.
« Reprenez-vous, lança-t-il. Vous vivez tous les deux dans un monde imaginaire. Wei, j'ai besoin de vous, vous pouvez m'être utile. Le prince Eil est en pleine offensive politique. Si vous l'empêchez de nuire, je vous récompenserai au centuple. Khar reprendra ses activités.
— Pourquoi ne demandez-vous pas à Seryn ? Elle est cheffe des armées.
Le prince fut pris d'une quinte de toux.
— La primagister se concentre sur ses obsessions personnelles, grinça-t-il, courroucé. Elle passe tout son temps à Téralis. Elle inonde nos bureaux de lettres enflammées où elle moque notre incompétence. Mais puisque vous êtes là, Wei, profitez de votre retraite anticipée pour me prêter main-forte.
— Je regrette.
— Wei ! Revenez ici, vieux corbeau ! »
Tommus se répandit en injures.
« Les contradictions irrésolues peuvent détruire un esprit solain, expliquait doctement maître Wei à son étudiante, comme un arbre qui pourrit sur pied. »
Rageant de n'avoir été qu'un exemple à montrer, tel un animal sauvage dans son milieu naturel, le prince écrasa sa chaussure contre le mur.
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