31. La Cour
Il est paradoxal que les formes conscientes, pourtant issues de vies purement transitoires, produisent une aversion au changement.
Kaldor, Principes
On avait coutume de croire, sur Sol Finis, et à Méra même, que la topologie de la Cour était celle d'un cercle, d'une sphère, à tout le moins d'un solide convexe centré sur les trois membres du Triumvirat. Un système de trois corps en interaction se révèle très instable ; le Triumvirat ne pouvait donc qu'évoluer en Duumvirat, une fois le premier prince évincé pour des raisons fallacieuses. Ainsi, la Cour se serait structurée autour de deux personnes, deux foyers pour l'ellipse des secrétaires, parlementaires, juristes, comptables qui en formaient la matière principale.
Rien de plus faux. C'est ignorer que la Cour suivait des lois analogues à celles des particules élémentaires, qui se décomposent sans cesse en d'autres particules, et pour lesquelles le tout est toujours plus que la somme des parties. Ainsi la Cour vue de près se révélait l'agrégation hétérogène et organique de centaines de plus petites cours, comme un organisme formé par l'assemblage de cellules ; de même, chacune de ces cours intermédiaires, comme le salon du cousin au troisième degré du prince Eil, se subdivisait en d'autres cours, qu'elle englobait comme un tout. Ces multiples niveaux de cours n'avaient aucune conscience de leur coexistence. À chaque niveau régnaient les lois de la survie et de l'adaptation avec une régularité procédurière. Un bon mot tournait mal, le prince Tommus ne riait pas, ou pire, fronçait du nez, et le fameux cousin au troisième degré se voyait aussitôt dépouillé de sa cour, sa seule richesse sociale ; qui telle un vol de moineaux, allait chercher ailleurs les solains en vue.
Tout ceci alors que la malédiction des dieux planait sur le monde, qu'un engrenage cosmique inexorable broyait Sol Finis et que chaque mois, des lettres parvenaient des différents régiments royaux, faisant état de nouveaux villages abandonnés à cause de la disette.
L'Intendant El Golgar, depuis l'éviction du premier prince, avait acquis en puissance et en renommée. Sa cour avait doublé de taille ; il fallait des épaules de roc pour supporter, tel l'hippopotame écrasé sous le poids des oiseaux mangeurs de tiques, la présence insistante de ces solains attirés par la lumière.
El Golgar était, après les princes Eil et Tommus, le plus puissant solain de Téralis. Contrairement à beaucoup, qui se contentent d'occuper un poste, et que l'histoire relègue dans ses fonds de tiroirs, il manipulait à perfection les ficelles du pouvoir et se goinfrait de prérogatives et de privilèges dont n'aurait osé rêver aucun Intendant avant lui. El Golgar était bien plus qu'un Intendant. Il tenait les cordons de la bourse, donnait des ordres aux forces militaires, administrait les domaines princiers.
Chacun de ses jours se déroulait selon un rituel immuable. Dès son lever, jusqu'à son coucher, on lui présentait sans cesse des documents, qu'il choisissait de lire ou non, d'approuver ou non. Les aides qui se relayaient à son chevet devaient deviner sa réponse au moindre signe, car El Golgar ne se répétait jamais. Un plissement de sa joue flaccide, un frémissement de son sourcil, un mouvement involontaire du petit doigt ; ils connaissaient et avaient documenté chacune des manies de l'Intendant, afin de pallier à son mutisme. Car El Golgar, pour paraître sage, était économe de paroles.
Ce soir-là, El Golgar ne faisait même pas semblant de prêter attention aux secrétaires qui tourbillonnaient autour de lui. Il réfléchissait.
Il songeait à ce voyage entrepris jusqu'à Khar – une journée de chaise à porteurs, plus de deux heures de marche ! À cette entrevue avec maître Wei, dont il avait ressenti l'animosité. Il se disait que sa décision de fermer le magistère de Khar et de recentrer la formation des mages d'Arcs à Méra était une excellente décision. Plus de maître Wei ; plus de maîtres d'Arcs, car le titre avait vécu. La formation se devait d'être adaptée aux besoins de son temps. Aux besoins de Méra, du Duumvirat, du royaume.
Les princes voulaient des mages d'Arcs efficaces, mobiles, déployables à travers tout Sol Finis afin d'assurer sa sécurité, de faire acte de la puissance princière et, accessoirement, d'arrêter l'abandon des villages éloignés. La Bordure se vidait de ses habitants. Méra ne s'en était véritablement rendue compte qu'à l'instant où ceux-ci avaient commencé à frapper à ses portes.
El Golgar réfléchit longtemps. Ce soir-là, pas moins de cent cinquante décisions furent prises à son insu ; l'ordre d'exécution envoyé pour dix innocents victimes d'un formulaire mal rempli ; le prix des céréales doublé à cause d'une erreur de copie.
Dans son esprit se construisait une image renversée de Khar. Ne pouvant se représenter la magie d'Arcs, il l'ôtait de son fantasme. Ses mages d'Arcs étaient des généraux d'armée formés à la propagande des princes, qu'il s'imaginait disperser sur Sol Finis pour qu'y règne enfin l'ordre et la prospérité.
***
Le prince Tommus était un personnage acide, aigre et insupportable. Lorsqu'une conversation se formait autour de lui, il semblait s'ennuyer à mourir et, sans raison et sans signe avant-coureur, se mettait soudainement à rire. Gênés, ses interlocuteurs s'imaginaient alors qu'un bon mot avait été dit, et que la bienséance imposait de suivre Tommus dans son délire.
En comparaison, le prince Eil, l'aîné du Duumvirat, savait que la diplomatie est une question d'apparence ; qu'il fallait mettre les formes, ne jamais contredire personne. Il était ce poisson qui ne cherche pas à remonter le cours du fleuve, cet oiseau mollement bercé par le vent. Comme eux, toute autre manière de vivre lui paraissait saugrenue et, comme eux, il vivrait longtemps.
« Dites-moi, El Golgar... »
L'Intendant fit pencher sa tête sur le côté. Le prince Tommus butait sur chacun des mots de son discours ; peut-être ne savait-il pas lire la langue des symboles de Sol Finis. Aussi l'assemblée des notables de Méra, fonctionnaires, collecteurs d'impôts, généraux à la retraite, médecins, maîtres d'Arcs renommés, scientifiques chargés de l'étude théorique du Cercle de Lumière, avait-elle cessé de l'écouter depuis la deuxième phrase. Profitant du fait d'être réunie dans la salle d'audience de Tommus, elle tenait un conciliabule de murmures.
Quant au prince Eil, il brillait par son absence.
« Est-il vrai que vous allez faire fermer le magistère de Khar ?
— Cela est déjà en cours » confirma l'Intendant, non sans avoir jaugé son interlocutrice en un instant.
Il pensait à une maîtresse d'Arcs de bas rang, qui assurait la sécurité de l'un ou l'autre de ces coquelets pomponnés ; or c'était la flamboyante – et gênante – Néa.
La Cour de Méra avait réussi à accomplir une transmutation d'alchimiste à laquelle les Sermanéens n'auraient jamais pu rêver. Elle avait fait des maîtres d'Arcs, les puissants mages de Sol Finis, le fer de lance de son indépendance, qui maniaient le pouvoir des dieux... des chiens de garde.
L'Intendant El Golgar, qui assistait chaque jour à cet état de choses, avait fini par l'accepter comme un bien. Toute chose, de la dictature à l'arme atomique, est un bien, une fois que l'on en a découvert le côté pratique.
« Dans ce cas, comment assurer la formation des mages d'Arcs ?
— Qui se sert encore de la magie d'Arcs, de nos jours ? avança El Golgar, dont les réflexions traçaient toujours leur sillon. Vous-même, je ne doute pas de vos compétences en la matière, mais votre rôle se borne à commander à des solains. La magie d'Arcs est un pouvoir divin, elle a sans doute quelque utilité pour les dieux, mais pas pour les solains. »
N'ayant pas de réponse, il enfonça le clou.
« Je vais même vous parler franchement. Le seul endroit où l'on utilise encore les Arcs à Méra, c'est dans l'arène des duels, et bien que je respecte cette tradition séculaire, je pense que nous pourrons nous passer de cette source de divertissement. Du moment qu'il nous reste les discours du prince Tommus. »
Il ricana de son bon mot.
« C'est amusant que le fait de toucher au magistère de Khar ne cause ni débats ni remous, souligna-t-il, en oubliant qu'il s'agit là d'une des vertus de la dictature. En revanche, j'entends partout des interrogations. Je ne sais qu'y répondre. Avec le changement, vient l'inquiétude. Mais il ne faut pas nous concentrer sur ce que nous perdons, mais sur ce que nous gagnons. »
Ne pouvant se faire une idée précise de ce que le royaume allait gagner dans cette affaire, El Golgar se consola en songeant que tous ses soucis s'envolaient progressivement.
« Vous êtes une maîtresse d'Arcs, Néa. Je gage que vous ne regretterez pas la vie ascétique du magistère, la férule du vieux Wei, et autres. »
Il pensa aussi à cette terre noire dans laquelle les élèves faisaient pousser leurs tubercules, s'imaginant qu'il faisait une faveur aux futurs membres de cette petite secte autarcique, en leur empêchant d'exister. Qui mérite une vie pareille ? se répéta-t-il en oubliant que c'était là l'une des meilleures auxquelles pouvaient rêver les solains qui, par milliers, abandonnaient leur terre morte et convergeaient vers le centre du monde.
« Intendant El Golgar, souffla l'un de ses secrétaires dans son autre oreille.
— Dites.
— Une troupe de cinq cent solains est en chemin vers Méra, depuis la province de Bélas.
— Eh bien, mandez le gouverneur, que je sache pourquoi.
— Vous ne niez pas, reprit la maîtresse d'Arcs à ses côtés, que les mages sont utiles à la Bordure.
— Qu'est-ce que vous avez, avec la Bordure ? Gronda-t-il en haussant légèrement le ton, tout juste assez pour que le prince Tommus lève une seconde le nez de ses notes et jette un regard courroucé dans sa direction.
— Eh bien, les démons...
— Les démons, c'est une farce inventée par la primagister pour gagner un peu d'attention et plus de moyens que ce dont elle a besoin. Une poignée de fantômes qu'ils agitent sous notre nez.
— Mais il y a des morts...
— Des morts ! Tous les jours, et à Méra aussi, figurez-vous. S'il y a un vrai problème, vous n'avez qu'à vous rendre là-bas et faire le guet avec eux. »
Argument imparable. Néa ne partirait pas de la Capitale, elle qui s'imaginait enchâssée dans les complots, qui pensait avoir un rôle à jouer au moment crucial. Au fond, vous êtes tous semblables, songea El Golgar. Vous croyez tous que vous avez le rôle principal.
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