22. La volonté des dieux
2200 mots
Il existe trois sortes de démons. Les démons inférieurs, les démons mineurs et les démons supérieurs.
Les démons inférieurs causent à leurs proies une affliction ponctuelle.
Les démons mineurs causent de lancinants tourments, et ils persuadent leurs victimes que cet abattement est nécessaire, voire désirable.
Les démons supérieurs causent une grande souffrance, et ils persuadent leurs victimes que tout ceci est de leur faute.
Kaldor, Principes
Dire que Livenn aima Othon, c'est se méprendre non seulement sur la nature fondamentale des solains, mais aussi sur ce qu'était devenu l'amour aux derniers temps de Sol Finis. En d'autres termes, c'est faire l'économie de la mesure qui prévaut lorsqu'on s'intéresse aux sentiments de non-humains ayant vécu des milliers d'années avant nous, mais aussi reporter sur eux des manières d'être issues d'époques et de lieux diamétralement opposés.
Les solains avaient été créés par les Sermanéens. Leur magie d'Arcs, leur art des symboles, leur triptyque de la parole, du geste et de la pensée, ils tenaient tout cela de leurs dieux. Dans la matière première dont ils s'étaient servis, comme un moule générique, les divins créateurs avaient laissé leur empreinte ; les sentiments des solains n'y faisaient pas exception. Ils souriaient, mais ne riaient pas. Rares leurs étaient les larmes. L'amour, dans leur langue, était homonyme de la lumière. C'était un don inclusif, qui pouvait s'adresser à une personne, un groupe, ou le monde entier.
À mesure de la déchéance de Sol Finis, ses habitants devenaient apathiques. Leurs sentiments s'effaçaient comme des rêves de gloire. Amitié, complicité, confiance se faisaient rares. Que dire de l'amour ? À la cour des princes de Méra, où l'on s'était longtemps vanté de cultiver l'art du charme, de la séduction et du poème courtois, les nobles n'avaient plus goût à rien. Les multiples amants et amantes des uns et des autres venaient tenter, en échec assuré mais préférable à l'ennui, de combler un tonneau des Danaïdes, sans fond car ouvert sur le vide où sombrait le Monde Solitaire.
Ainsi, Livenn ne tomba pas amoureuse d'Othon, du moins pas selon nos termes.
Mais plus d'une fois, en le voyant aider un élève bien plus mal classé que lui, expliquer cent fois ce qu'il avait mis des années à comprendre, elle se dit qu'il s'agissait peut-être du meilleur élève de Khar, de celui le plus à même de sauver quelque chose de Sol Finis, par acte de pure générosité, sans arrière-pensée, sans mystère.
Il ne se donnait pas de grands airs. Il ne se préparait pas à la vie de la Cour de Méra. Son étrangeté provenait de sa simplicité.
Un soir, Livenn lui apprit un jeu dont elle traçait le plateau et les pions à même le sable de la cour. Ils jouèrent une heure, deux heures ; Othon fit des efforts considérables pour saisir les règles, il parvint à la battre une fois.
C'était Nadira qui lui avait appris ; encore elle, substitut à une parentèle disparue à la bordure.
Ikar se joignit à eux. Il avait dirigé ses pensées sur quelque chimère ; vagues, elles s'accrochaient encore à lui comme la vieille mue d'un serpent.
« Comment êtes-vous arrivés à Khar ? demanda Livenn.
— Je voulais voir ce qu'étaient les maîtres d'Arcs » dit Ikar en croisant les bras, adossé à un pilier de soutien du bâtiment.
À l'entendre, il avait été déçu.
« Et toi, Othon ? »
La question le prit de court.
« J'ai un cousin éloigné, bafouilla-t-il, ce qui n'avait pourtant rien à voir. J'étais déjà orphelin. Enfin, pas exactement. Je crois que ma mère est partie et que mon père m'a laissé... ou qu'il a disparu... il est peut-être mort sur le trajet... je faisais partie d'une caravane. C'était notre dernier voyage. Les chefs avaient décidé de dissoudre le groupe à Méra. Ça ne valait plus le coup, il n'y avait ni haltes, ni quiconque avec qui faire du commerce. On ne pouvait plus chasser dans les plaines, on manquait souvent d'eau. Voyager était insupportable.
— Tu savais déjà que tu étais un mage d'Arcs ?
— Nous sommes tous des mages d'Arcs, corrigea Ikar. C'est comme dire que nous savons tous compter. Tout enfant comprend que quand on ajoute deux et deux, on obtient quatre ; mais au-delà il y a toute une science du nombre, dont la maîtrise demande des années de théorie et de pratique.
— Certains ont plus de facilités que d'autres, dit Othon.
— En effet, attesta Ikar en posant son regard sur Livenn, comme s'il pouvait la sonder, révéler des vérités qu'elle ne se connaissait pas elle-même, ou comme si tout cela n'était qu'une question de temps.
— Nous sommes en partie construits par nos histoires.
— Et toi, Livenn ? »
Ikar la regardait de côté, d'un seul œil. Il se tenait sur une seule jambe, à la manière d'une grue.
« Souviens-toi, Othon, c'est Nadira qui l'a amenée parmi nous.
— Mais Nadira n'est pas de ta famille, n'est-ce pas ? tenta naïvement le solain.
— Je ne sais pas comment elle est venue à moi.
— Nous sommes si peu nombreux, diagnostiqua Ikar. Ce monde est si vide. Aucune rencontre n'est le fruit du hasard. Dans un désert, le regard porte loin.
— Mes parents ont disparu, dit Livenn.
— J'ai entendu dire.
— Je ne me souviens pas de leurs noms, de leurs visages. Comme si tout cela n'avait jamais existé. Je suis peut-être un rêve qui s'est donné un nom. La petite ferme, les animaux, le chemin entre les champs, j'ai peut-être inventé tout cela pour me construire une identité.
— Si tout cela était inventé, tu n'aurais eu aucun mal à leur trouver des noms, proposa Othon.
— Tu te trompes, dit fermement Ikar, avec la certitude de quelqu'un qui a beaucoup étudié le sujet. On ne peut pas travestir un nom – à tout le moins, c'est très difficile. Tu peux prétendre d'attacher un nom à une chose, mais cette peinture ne tiendra pas. Le nom est une clé. Il est lié à l'essence, c'est-à-dire ce qui demeure. Garde ça en tête, Othon.
— C'est aussi ce que dit Nadira, approuva Livenn.
Elle essaya de réfléchir, mais les pensées ne faisaient que rebondir dans sa tête.
« C'est comme si j'étais quelqu'un d'autre. Je sais tout ce que j'ai perdu, mais c'est comme si tout cela était déjà une vieille cicatrice. Je n'ai pas mal. Je me sens mal, c'est tout.
— Tu habitais dans la Bordure, près des Confins, souligna Ikar. Léviathan a infecté Sol Finis depuis son centre, aussi bien la terre que les pensées des solains. Mais c'est une autre forme de mal qui se trouve là-bas. Il avale les souvenirs, les émotions, les rêves. Il s'en nourrit. Tout ceci devra disparaître. »
Ils allaient se séparer, songea Livenn.
C'était inévitable.
Ikar, Othon, Nadira, maître Wei, elle devrait tous les laisser en arrière. Telle était sa mission de magerêve. Tel était le prix des étoiles.
***
À l'approche du changement de cycle, l'agitation gagna Khar comme une lame de fond. Les duels se multiplièrent. Les élèves se massaient sans cesse devant le tableau des avancements, une gigantesque face de pierre noire incluse dans un des murs, sur laquelle leurs noms et rangs étaient inscrits à la craie. Ce tableau était leur idole, le dépositaire de leur avenir. D'ordinaire, ceux qui se situaient au bas du classement s'inquiétaient juste de devoir rester ici un ou deux cycles de plus. Mais la rumeur de la fermeture du magistère enflait, et ils craignaient de repartir d'ici bredouilles, sans le titre de Maître, lâchés dans les rues de Méra comme des malpropres. Pire encore, de rentrer chez eux sans rien avoir accompli, sans rien avoir prouvé.
Les maîtres d'Arcs, trop préoccupés par cet événement inattendu, ne faisaient aucun effort pour les rassurer, et la pression croissante que s'infligeaient les trois cent élèves menaçait à chaque instant de les faire céder. Dans ces semaines éclatèrent de nombreuses bagarres ; il y eut de sombres tractations où l'on se promettait de faux duels, sous promesse de retombées futures, sous forme d'argent ou d'un poste bien placé à Méra. Il y eut des trahisons et des dettes, dont la plupart ne seraient jamais épongées. Livenn, qui avait cru à un moment s'intégrer à la petite société du magistère, ne voyait plus que Nadira, Othon et Ikar. Elle et ce dernier n'avaient affronté personne depuis leur duel ; personne ne les défiait, les considérant comme un inatteignable sommet de l'art des Arcs – et les maudissant pour cela, car ils avaient volé deux précieuses places.
Ikar faisait peu de cas des enseignements des maîtres, qui ne lui apprenaient plus rien. Avec Nadira, c'était pour lui comme relire la même histoire, racontée d'une autre manière ; au moins se divertissait-il. Elle leur parlait moins d'Arcs que de l'histoire tumultueuse de Sol Finis, de son commencement sous la lumière des Sermanéens, jusqu'au Fléau des dieux, Léviathan, envoyé pour purger le monde du désir coupable de s'enfuir.
« Je ne comprends pas Léviathan, avoua Ikar. Pourquoi les dieux ont-ils fait ça ? Ils devaient savoir que ça n'allait pas fonctionner, que ça nous éloignerait davantage d'eux.
— Tu penses que ça n'a pas fonctionné ? Pourtant nous sommes toujours ici. »
Comme il se rendait compte, Nadira enfonça le clou :
« Pour les enfants qui ont de mauvais parents, il est plus difficile que tout de s'éloigner d'eux, même s'ils leur causent une grande souffrance. Les Sermanéens sont de mauvais parents. Mais ils nous ont créés. Partir sans se retourner, ce n'est pas si facile. Alors nous avons entrouvert la porte, nous la gardons ainsi, en nous disant que le jour où ce ne sera plus supportable, nous ferons les quelques pas qui restent, nous partirons. Mais ainsi, ce jour ne viendra jamais. Partir, au fond, ce n'est que le rêve présent, mais le schéma que nous reproduisons est universel. L'objet de notre espoir se trouve à portée ; mais nous augmentons la distance qui nous en sépare, afin de ne pas avoir à trancher.
Si les dieux sont intelligents, ils attendent que nous nous lassions d'un jeu que nous avons nous-même mis en place, et dans lequel ils ne jouent aucun rôle. »
Le matin même, la moitié des élèves avaient quitté le magistère – les plus bas dans le tableau. Maître Gao à leur tête, ils partaient pour Méra, où les attendaient de prétendus locaux qui ne seraient jamais prêts à temps, et les forceraient à dissoudre leur groupuscule.
Ceux qui restaient partiraient le lendemain.
« Ikar ?
— J'ai besoin de voir les Confins.
— Othon ?
— Je ferai ma part, à Téralis. Nous partirons ensemble.
— Et moi, Nadira, que vais-je devenir ?
— Si tu veux encore rejoindre les étoiles, tu resteras ici. »
Malgré les choix en apparence offerts à eux, il n'existait aucune manière de les garer réunis. Ikar devait se rendre aux Confins, dans cette bordure désolée qui ceignait le royaume. Il ne l'avait pas expliqué, mais c'était pour lui d'une importance capitale. Quant à Othon, il considérait cela comme son devoir.
Livenn avait vu la bordure dans ses rêves, à de nombreuses reprises, et peut-être s'agissait-il de prémonitions.
Se savoir mortel, fragile, soumis aux aléas du destin, était une chose ; mais tout ceci, la souffrance es uns, la bravoure des autres, le courage des survivants, cela n'aurait plus d'importance lorsque la lumière se serait définitivement éteinte. Et ce sentiment pesait sur Livenn.
« Qui étaient-ils, les Sermanéens ? s'exclama-t-elle. Que veulent-ils ? À quoi ressemblent-ils ? Et où sont-ils, maintenant ? »
C'était un cri de détresse lancé dans l'obscurité montante, cet indigo froid qui engloutissait Sol Finis comme la marée haute d'un océan inversé.
« Les dieux ne sont pas meilleurs que nous, nota Ikar. S'ils étaient parfaits, ils nous auraient créé parfaits comme eux, et nous n'aurions jamais eu aucun problème.
— S'ils étaient parfaits, ils n'auraient pas eu besoin de nous » ajouta Nadira.
Grands absents de l'Histoire depuis deux siècles, ils étaient pourtant partout, personnages invisibles tirant quelques ficelles, comploteurs fomentant leur revanche, rois déçus par leur peuple, qui détournaient le dos. Leurs anathèmes avaient rampé sur le monde, symboles de déchéance qui se multipliaient comme de mauvais rêves.
« Ils demeurent en leur Séjour céleste, au-delà des limites de ce monde, reprit Ikar, qui semblait très bien renseigné sur la question. Ils n'ont pas d'apparence, car ce sont des créatures d'Arcs, qui incorporent assez d'énergie pour synthétiser à volonté la matière de leurs corps. Quant à leur volonté, elle est à l'image de la nôtre, changeante au gré de nos émotions.
— Ils ont bâti Sol Finis comme un sanctuaire, dit Nadira. Ils ont cru, dans l'isolement, pouvoir réaliser la perfection. Échapper aux contraintes. Se soustraire à l'influence des autres dieux, à leur attraction. On ne brille mieux que dans les ténèbres ; Sol Finis a plus brillé qu'aucune étoile.
— Et puis... ?
— La création des solains fut sans doute leur plus grande erreur, car nous leur avons rappelé que rien ne pouvait vivre durablement ici, rien ne pouvait durer éternellement sur cette île, sans que le désir du départ ne commence à grandir. Ils ont voulu l'expurger de nous. Ils n'y sont pas parvenus. C'est pour cela que Sol Finis est condamnée.
— Nous sommes des êtres de lumière, se souvint Livenn. Nous brillons assez pour devenir nos propres étoiles et traverser l'espace. Ce qu'ils nous ont donné nous a rendus indépendants d'eux.
— C'est exact.
— C'est pour cela qu'ils ont renoncé.
— J'ignore si les dieux ont renoncé ou non. Leur malédiction, elle, se poursuit. Les délires de la Capitale, qui s'imagine retrouver les temps d'abondance et d'harmonie, n'y changeront rien. »
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