20. Les obstacles
1800 mots
Les dieux. Le Fléau. Léviathan. Tous des obstacles mineurs.
Le véritable défi venait des solains eux-mêmes.
Caelus, Le Monde Solitaire
La nourriture à Khar manquait de variété, à l'image des cultures végétales en dehors du magistère. Seuls les jardins entre les murs ressemblaient à un îlot préservé de diversité ; l'extérieur se résumant en tubercules enfoncés dans une terre noirâtre, par endroits sèche et caillouteuse, par d'autres grasse et bitumeuse.
Livenn et Othon arrachaient au sol leur pitance du soir, lorsque le tubercule sur lequel elle tirait se mit à résister. Tout son feuillage lui resta d'abord entre les mains. Il se délitait sur place, comme pour se révéler illusion lui aussi. Ses gants glissèrent et les doigts s'enfoncèrent dans la chair pourrie. Livenn creusa davantage, mit plus de terre sur sa tenue de travail et, au dernier coup, gagna la partie.
Elle se retrouva avec une racine énorme dans les mains, comme si le tubercule violet avait enflé par sa base ; spongieuse, recouverte de follicules graisseux et de ramifications inquiétantes. Cela, en réalité, ne faisait pas partie de la plante d'origine, qui avait seulement servi de festin au parasite. Écœurée, elle tourna la tête vers Othon.
« Arrachage de mandres ! » Héla celui-ci à la cantonade.
Les élèves interrompirent leurs travaux et convergèrent sur la petite parcelle. En habitués, ils se mirent à la quadriller comme des pêcheurs à marée basse. Ils plantaient des tiges de fer dans le sol pour le sonder. Certains se servaient de leur magie d'Arcs. Les plus expérimentés arrachaient les plantes malades en un seul coup, comme si d'intuition, ils connaissaient le geste d'épaule parfait. Les tubercules parasités s'empilèrent en tas. Plus ils fouillaient, plus la terre se creusait de trous, bientôt des tranchées dans lesquelles ils continuèrent de creuser.
« Tu ne connais pas ça ? demanda Othon. C'est un des cadeaux du Fléau des dieux, Léviathan.
— Ce sont des parasites ?
— Ouais, en quelque sorte. Elles apparaissent en profondeur par génération spontanée, puis elle remontent vers ce qui vit, s'y installent et s'en nourrissent. Elles tuent les plantes, ensuite elles meurent aussi ; et puis il ne reste plus rien. Tu vois bien à quoi ressemble la terre par ici. »
Pour Livenn, la racine de tous les maux avait toujours été la lumière ; cette lumière qui causait la mort des plantes, la folie des animaux et l'apathie des solains. Mais Sol Finis pourrissait sur place. Même si le ciel avait eu tout l'éclat de sa jeunesse, le monde aurait continué de s'en aller, comme une peinture qui s'écaille.
« Ça aussi, ils ne le savent pas, à Méra » lâcha Othon.
Le tas de mandres atteignait une taille raisonnable lorsqu'un des élèves y mit le feu. L'odeur était insupportable, mais Livenn ne pouvait pas laisser ses homologues en plein travail, les abandonner là sous prétexte qu'elle était indisposée. Elle continua de creuser avec eux. Ça n'en finissait pas. À quoi bon ? Les autres parcelles n'étaient-elles pas infectées elles aussi ? Détruire les mandres ne servait à rien, puisqu'elles apparaissaient spontanément ; la dernière chose que la terre malade pouvait encore créer.
« Est-ce... »
Elle n'osait même pas formuler sa question.
« Est-ce que les mandres s'attaquent aux solains ?
— Ce n'est pas ce qui nous tuera en premier. Si tu as un doute, sonde tes organes internes. Mais je ne pense pas... après tout, tu viens de la bordure du royaume, loin de l'impact de Léviathan.
— La terre là-bas est différente, confirma-t-elle. Tout s'est asséché en quelques années. Il nous reste des cailloux et de la poussière. »
Les élèves se dispersèrent en silence, retournant à leurs activités retardées.
« C'était un duel impressionnant » tenta Othon.
Il ne trouvait jamais l'occasion de parler, ou même quand il la voyait, ne la saisissait pas. Ses commentaires et ses questions arrivaient toujours trop tard, comme le dernier plat de la carte dans un restaurant alors que, lassé d'attendre, on a déjà demandé l'addition.
« Tu sais, Livenn, je me suis demandé pourquoi tu n'avais pas de cornes.
— Pourquoi est-ce que c'est important ?
— Ce n'est pas important...
— Alors n'en parlons pas.
— Tu... tu as sans doute raison. »
Il disait ça pour ne pas la contredire ; Othon avait trop peur que leur trio se rompe. Cela le mettait toujours dans une position ambiguë et inconfortable ; souvent moqué pour ses sorties, il préférait ne pas parler.
***
Une certaine agitation prit le magistère le lendemain. On annonçait la venue de quelqu'un d'important. La rumeur enrichissait les proclamations cryptiques des maîtres d'Arcs de quantité de noms et de titres, tous inconnus de Livenn, car elle était ici en terre étrangère. Un prince, deux princes de Méra, trois même, l'Intendant, la primagister.
On balaya les feuilles mortes dans la cour, on dépoussiéra les statues, on vêtit les élèves de leurs plus belles tenues, qui avaient toutes des accrocs.
« Tu ne sais pas où tu iras après ? demanda Othon alors qu'ils prenaient place dans leurs rangs. Ça viendra vite. Tu es haut dans le tableau d'avancement, tu pourras partir dès la prochaine fin de cycle.
— Et toi ?
— J'espère. »
Livenn ne pensait pas suivre un chemin précis. Elle naviguait à vue, selon les lumières les plus proches. En cela, elle était infiniment plus lucide que les autres solains, qui aux derniers temps de leur monde, se laissaient encore berner par des mirages. J'aurai un poste à Méra, à la Cour, disait l'un ; je servirai la garde du Triumvirat. Jamais rien de leurs rêves ou de leurs aspirations ; ils plaçaient en premier sur l'échelle des valeurs la réalisation d'une tâche bien précise, d'un rôle déjà préconçu.
Livenn ne leur en voulait pas. Ils étaient tous perdus. Dans ces temps de transition, on se raccroche sans cesse aux fantômes du passé, autant d'idoles décevantes au pied desquelles les offrandes pourrissent sans suite.
Lorsque les portes s'ouvrirent et que l'Intendant El Golgar foula les graviers de la cour, Livenn découvrit un solain épais, bien vêtu, entouré d'une cohorte de conseillers invisibles qui voletaient autour de lui tels les moucherons cernant la lampe-tempête. La démarche chaloupée, celle d'un crabe ou d'un invertébré terrestre, le visage maquillé, les cornes laquées à l'or véritable, il semblait à la fois plus âgé qu'eux et plus jeune. D'un côté, c'était le vieux routier de la politique, de l'art d'être aimé, de tout un monde dont Méra se faisait le dernier refuge, à mesure que Sol Finis rétrécissait. De l'autre, un solain imbus et imbuvable, qui jugeait tout à l'aune de lui-même. Dans ses yeux ils n'étaient qu'une matière imparfaite, une chair peu raffinée, qu'il fallait encore séparer et trier. Les meilleurs morceaux serviraient d'apparat à Méra. Les pièces de plus basse qualité iraient là où l'on consommait du maître d'Arcs – mais cela se déroulait bien plus loin, dans un lieu où il ne s'était jamais rendu, dont Livenn ne put saisir le nom.
« Bienvenue, Intendant El Golgar. Maître Wei va vous recevoir. »
Golgar était lui-même semblable à une mandre. Arrivé spontanément après la chute de Léviathan, il vivait en se nourrissant d'autres vies et, quand il serait mort lui-même, il n'y aurait plus rien.
On devinait Maître Gao mal à l'aise face à ce prédateur en habits de velours, dont le visage débonnaire souriait comme une statue moqueuse.
« Maître Wei aime faire attendre, ironisa-t-il, et surgir quand on ne l'attend pas.
— Intendant El Golgar. »
L'arrivée du vieux maître repoussa l'aura vénéneuse de Golgar. Ils firent un duel de sourires, se maintenant tous deux à distance.
« Enchanté de vous recevoir, dit Wei. Je ne m'attendais pas à votre visite.
— Pardonnez-moi de m'être fait impromptu. C'est que vous n'êtes jamais là quand on vous recherche, aussi ai-je pris ma décision au dernier moment.
— Bienvenue à Khar.
— Je constate que vous prenez grand soin de vos élèves, maître Wei. »
Le passage en revue fut des plus brefs. Les élèves du magistère étaient des figurants, en arrière-plan de ce rassemblement politique. Golgar les parcourut simplement du regard, comme pour vérifier qu'il se trouvait là de beaux morceaux, de belles pièces, aux dents propres, aux cheveux brossés et aux cornes sans ébréchure.
« J'ai plusieurs annonces à vous faire, Maître. »
Il ne cachait pas sa satisfaction. Golgar était un être satisfait, pour qui les choses avançaient toujours conformément à ses aspirations et qui, si nécessaire, modifiait ses aspirations a posteriori pour que l'univers avançât toujours dans sa direction. Par exemple, depuis dix cycles, il organisait la centralisation politique du royaume à Méra. Comme si l'effondrement de Sol Finis vers son centre n'était qu'une conséquence de textes législatifs.
Une loi se trompe toujours, qui entend stipuler non pas ce qui doit être, mais plutôt, par facilité, entériner ce qui est déjà.
« Tout d'abord, apprenez que le prince Derring a été arrêté sur ordre des princes Eil et Tommus, pour conspiration politique. Par conséquent, le Triumvirat se réduit désormais à un Duumvirat.
— Jusqu'ici, rien qui ne nous concerne vraiment.
— Patience, maître. Nous avons coutume de le dire : le battement d'ailes d'un papillon à Méra finit par se répercuter jusqu'à la Bordure. »
Le langage évoluait moins vite que le monde ; on disait encore ce proverbe alors qu'aucun insecte ne volait plus sur Sol Finis.
« Non, la décision qui vous concerne a été prise par arrêté princier il y a une semaine : nous... je veux dire, les princes, ont décidé de fermer le magistère de Khar. »
En fin connaisseur des temps troublés, où les routes s'enchevêtrent tant qu'on se retrouve toujours sur la mauvaise, Golgar savait qu'il suffisait de briller un peu dans les ténèbres, comme une lamproie, pour qu'accourent les solains esseulés. Il suffisait de dire quelque chose avec aplomb pour qu'ils écoutent, qu'ils répètent et puis, qu'ils pensent de même.
Aussi, avant même que les Maîtres d'Arcs, qui se consultaient du regard, ne s'accordent sur une réaction officielle, il la leur fournit.
« Réjouissez-vous ! clama-t-il. Terminés, ces temps d'exil solitaire. Nous allons diminuer la capacité d'accueil de cette école et rapatrier les élèves à Méra. »
Puis un compliment, pour enfoncer le clou.
« Vous, les maîtres d'Arcs, représentez l'élite de la défense de notre royaume. La réforme que nous engageons vous permettra de servir au mieux la volonté du Duumvirat, donc les intérêts du peuple. De Sol Finis. »
Ainsi, Livenn découvrit un autre de ces obstacles immenses entre les solains et les Étoiles. Il avait l'apparence d'un solain infatué, bouffi d'ogueil, et il souriait.
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