17. Le caillou
27 juin 2019 – 1200 mots
La nature d'une chose en soi est indéfinissable.
Hors le monde, l'objet n'a aucune nature propre.
Hors ses modalités d'existence, l'être n'est rien.
Kaldor, Principes
« Il vaudrait mieux que vous nous laissiez seuls » dit Maître Gao à Nadira.
C'était un solain d'âge mûr, constant dans sa sévérité, comme s'il ne concevait qu'un seul état de choses et n'acceptait jamais que le monde désobéisse à ses injonctions – ce que, dans le cas des élèves, il punissait durement. De longues séances de méditation ; des heures sans boire, ni manger, ni se déplacer.
Les maîtres d'Arcs s'alignèrent le long du mur, une douzaine de bras croisés et de sourcils froncés. Maître Wei était assis en tailleur au milieu de la pièce. Son bureau ne comportait aucun meuble, simplement quelques dessins à même le sol, ainsi qu'une série d'aquarelles suspendues au mur.
« Approche, Livenn. »
La jeune solaine s'assit en face de lui. Il posa entre eux deux un caillou guère plus gros que celui qu'elle avait extrait du sol quelques minutes plus tôt.
« Je veux que tu soulèves cette pierre. »
Aussi simple que cela ?
Elle haussa légèrement les épaules, à tort, car les Maîtres faisaient déjà pleuvoir sur elle leurs jugements silencieux, et le moindre regard de travers leur déplaisait. Leurs pensées étaient si proches, si claires que Livenn pouvait les voir passer devant elle. Une litanie de reproches à son encontre, ainsi qu'à Nadira, force déstabilisante de l'ordre régnant à Khar, qui jetait toujours le trouble par où elle passait, et rendait leur travail d'autant plus difficile.
Ces solains souhaitaient-ils vraiment, comme elle, accéder aux étoiles lointaines ? Ou n'avaient-ils pas tout simplement perdu, à force d'habitude, le sens de leur enseignement ? Oui, ils n'étaient que des ouvriers à la chaîne qui prenaient des jeunes et en faisaient des maîtres d'Arcs, un simple nom collé comme une étiquette ; un nom qui se vendait encore à Méra.
Devant la pression intolérable de leur impatience, Livenn affermit sa volonté. En poussant sa concentration au maximum, elle réussirait l'exercice dans la seconde et pourrait aussitôt échapper à cet étouffant huis clos.
Seul Maître Wei n'exsudait aucune pensée. Toujours légèrement souriant, comme si c'était la forme prise par les rides de son visage, à la manière de ces momies que les archéologues découvrent figées dans un éternel rictus. Il attendait.
Tirer, couper, retendre, en deux gestes de jardinier, elle aurait dû en finir avec les Arcs entourant le caillou. Mais elle ne l'atteignit jamais. L'espace se distordait en une infinie distance. Elle chercha ce qui n'allait pas ; car physiquement, tout semblait attester de la présence de l'objet dérisoire à portée de main. Ses deux yeux le voyaient toujours au même emplacement. Or son troisième œil lui disait le contraire ; le caillou s'éloignait à une vitesse prodigieuse, propulsé plus loin que le Cercle de Lumière, hors de toute portée. Elle voulait tendre la main vers lui, et cette main s'éloignait à son tour, comme si son bras se déformait par une illusion d'optique, et lui apparaissait long de kilomètres. Elle tirait sur la toile d'Arcs pour la ramener à elle, mais rien n'allait assez vite ; le caillou semblait bloqué dans une fuite invincible.
Il était là ; mais il n'était plus là. L'univers croyait à sa présence, car tout en attestait encore – la lumière adsorbée, la réaction du sol, les forces locales qui le maintenaient à sa place. Mais le caillou s'effondrait en un concept abstrait. Livenn étudia le phénomène.
Peut-être se mentait-elle. Toutes ces visualisations n'étaient que des inventions de son esprit. Jusqu'à présent, chaque fois qu'elle avait fait usage de la magie d'Arcs, Nadira se trouvait près d'elle ; la perturbatrice décriée par les Maîtres aurait très bien pu prétendre, lui faire croire. Sans penser à mal. Juste pour lui ouvrir les portes de Khar, pour trouver une raison valable ; pour la sauver de la sécheresse, tout simplement. Oui, Nadira l'avait sauvée au prix d'un mensonge. Ce caillou l'attestait.
« Eh bien ? » demanda Maître Wei.
Il y eut comme un soupir de soulagement qui vint clore un murmure généralisé parmi les Maîtres. Ils attendaient que Wei lui-même mette fin au test, dont il était le garant.
Ridicule, pensaient-ils. Elle devait s'arrêter là. Elle aurait dû s'arrêter depuis le début. Elle aurait même dû s'arrêter aux portes du magistère. Mais il avait fallu que Nadira s'en mêle...
Livenn ne comprenait pas bien ce qu'elle voyait, ce qu'elle ressentait. À force de se concentrer sur cet objet, sans parvenir à l'atteindre, son esprit avait conclu qu'il n'était pas là. La dichotomie entre ce que lui disaient ses yeux et ce que fantasmait son exégèse la jetait dans le trouble.
« Je ne sais pas... »
Je ne comprends pas ce que disait Wei, l'autre jour. Aucun potentiel. Ou, si elle en a, elle est trop émotive.
On ne devrait pas prendre ici tous ces jeunes qui ont vécu l'enfer de la Bordure. Ils ne progressent pas. Ils font de très mauvais maîtres d'Arcs. On ne devrait même pas les ordonner Maîtres...
Et avec ça, Wei continue de faire confiance à Nadira. C'est à n'y rien comprendre. Si le Triumvirat faisait un audit du magistère, ils le fermeraient aussitôt. Wei fait preuve de négligence.
Elle se leva d'un bond. Ces pensées se massaient autour d'elle comme un vol de corbeaux, étouffantes, insupportables. Personne ne la retint lorsqu'elle s'enfuit, mais certaines de ces phrases restaient accrochées à elle, et mirent longtemps à se décomposer dans la fraîcheur de la nuit tombante.
« Qu'as-tu ? »
Elle avait marché au hasard ; sortie dans la première cour accessible, elle trouva Nadira sur son chemin.
« Je ne suis pas une mage d'Arcs.
— Je t'aurais donc menti ?
— Peut-être.
— Tu te trompes, car je ne mens pas.
— Je n'ai pas réussi leur test.
— Tu pourrais être à deux pas des Étoiles lointaines, Livenn, que tu verrais encore des illusions se multiplier devant toi, annonçant que tu n'as pas quitté la surface du sol. Tu est une mage d'Arcs, nous sommes des êtres de lumière ; ne garde que ces deux vérités en tête, si les doutes prennent trop de place, car c'est tout ce dont tu as besoin.
— Mais...
— Maître Wei te testait, Livenn. Il a sondé l'étendue de ton don. Qu'étais-tu censée faire ? Déplacer un caillou ? Alors c'est qu'il n'y avait pas de caillou. Tu cherchais prise sur une image et peut-être, avec plus de concentration, tu aurais tellement désiré réussir que tu aurais inventé toi-même ce caillou – tu aurais complété la réalité de la manière qui t'arrange, comme une mage d'Arcs. Wei et moi, ce sont des solains comme toi que nous recherchons. Des mages comme ceux qui ont affronté Léviathan, capables de braver tous les échecs annoncés. Car ta route est pavée de pièges et avant même d'avoir commencé, tu as déjà mille raisons de t'arrêter là.
— Wei ?
— Il veut que tu les surprennes. Je veux que tu deviennes une magerêve.
— Sais-tu seulement ce dont tu parles ?
— Tu as quelque chose à leur prouver, Livenn. Demain, tu affronteras un des élèves. »
Elle allait refuser, avant de se rendre compte qu'elle n'avait pas le choix.
Les maîtres d'Arcs allaient l'inscrire au tableau des avancements ; pour déterminer son rang parmi les élèves, il fallait procéder à un duel.
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