Comment savoir ce qu'on ressent lorsque toutes nos émotions sans aucune exception sont taries brutalement au fond de notre cœur ? 

J'aimerais avoir cette réponse. 

Je désirerais connaître mes sentiments à son égard lorsque je le revois au bout de trois ans et demi, au bout de tant de temps passé à tenter de le détester sans succès. 

Et le voir là, en face de moi, encore plus beau malgré sa prise de poids assez importante, réveille des tas de choses que je ne voudrais pas. 

Sa barbe brune et ses lentilles de la même couleur lui donnent un air plus viril et plus vieux. S'il n'avait pas ce collier autour du cou, je ne l'aurais presque pas reconnu. Ses yeux sont plantés dans les miens, à moitié rouges et brillants, tandis que sa grande main blanche tremble contre le chambranle de porte. 

Alors que son frère et notre fils partent dans son salon sans même lui demander, je reste quant à moi figée sur son paillasson, la bouche à demie-ouverte, et la tête baissée vers mes baskets blanches. Je sens le rouge me monter violemment aux joues lorsque Nathan pose le bout de ses doigts froids sur le pendentif autour de mon cou. Ma vue vacille, et mes paupières papillonnent, tandis que je recule doucement pour ne pas le brusquer malgré moi. 

"Euh...je...excuse-moi...j'ai... 

Le fait de le voir si hésitant est déroutant, à un tel point que mes battements de cœur s'accélèrent. Ma colère et ma haine envers lui semblent avoir fondues comme neige au soleil. 

-C'est rien. 

J'ai à nouveau droit à un regard profond et intense de sa part. Il y a tellement d'espoir dans ses prunelles que j'en déglutis. 

-Mer...merci de...me laisser voir...Keylan... 

-C'est lui qui a demandé à t'avoir dans sa vie. Il veut que son papa fasse parti de sa famille. 

Lorsque ses iris sont à nouveau plongés dans les miens, je peux voir qu'ils sont dilatés, et presque prêts à déverser des larmes le long de son visage. 

-Et toi, tu le veux ? 

Que répondre à cette phrase ? 

-Moi ? 

-Oui, toi. Est-ce que toi tu désires que je sois dans cette famille avec toi ? Qu'on joue à deux nos rôles de parents, ensemble ? Que chaque soir, soit toi ou moi aille le chercher à l'école ? 

-Je...je...je ne sais pas. 

Même avec le poids des années, il parvient encore à me faire douter, à m'obliger à me questionner sur moi-même et mes décisions. 

-C'est quoi ça ? 

Je pointe du bout de mes doigts son collier, où est attaché en pendentif ma bague de fiançailles. Mon ancienne bague plutôt. Nathan touche ce que je lui ai désigné quelques secondes plus tard en fermant ses paupières et en expirant fortement. 

Comme si mes paroles le touchaient. Comme s'il savait qu'il avait gravement merdé il y a trois ans et demi en embrassant son ex peu de temps avant notre union qui représentait tout à mes yeux. 

-Ta bague. 

-J'ai vu, mais pourquoi l'as tu gardée ? 

-Je ne t'ai jamais oubliée, moi. 

Son accentuation sur le "moi", me fait comprendre que lui aussi semble énervé par ce qu'il s'est passé il y a des mois. Mais pourquoi serait-il en colère, alors que c'est lui qui a tout gâché ? 

Je ne comprends plus rien. 

-Pourquoi je sens que tu es énervé Nathan ? 

Si cela continue ainsi, je crois que je vais partir... 

-Je suis énervé parce-que tu ne m'as jamais laissé le temps de t'expliquer. Et aussi contre moi-même, parce-que ce n'était pas de ma faute. Sur ce coup-ci, je me suis fait piégé. 

Je m'en veux d'avoir cru que nous pourrions nous réconcilier en un claquement de doigts et discuter en temps qu'adultes normaux. 

-Je crois que tu as oublié de dire que lors d'un baiser, nous sommes deux à embrasser. 

-Je ne l'ai pas embrassée Silky. Elle m'a bloqué les mains tandis que j'étais en pleine crise. Le médecin me prescrivait de nouveaux médicaments depuis le début du mois. J'ai commencé à voir trouble, et mon esprit m'a joué des tours. Mais si tu m'avais laissé m'expliquer, ça, tu l'aurais su. Comme le fait que je t'ai menti toute la semaine précédent cela, mais pas pour coucher avec Isabelle comme tu l'as pensé. Dans le but de préparer des vacances. De nous prévoir. A nous deux. Et ça aussi, tu l'aurais su Silky. 

Mon souffle s'accélère désespérèrent, je cherche de l'air en vain, tandis que mes battements de cœur deviennent de plus en plus rapides, affolés. Les larmes menacent de tomber le long de mes joues, et ma bouche refuse de laisser sortir un seul mot, pourtant, je pourrais en débiter des dizaines à cet instant. 

-Je...je...

Ses lèvres forment un sourire compatissant, alors que sa main se place contre mon bras, provoquant une décharge électrique, dans l'ensemble de mon corps, et qui me traverse de part en part. 

-Je crois qu'on devrait aller prendre l'air. Mon frère et notre fils n'ont pas besoin de te voir pleurer. 

Sans prévenir, sa main droite ferme sa porte d'entrée, et m'entraîne avec vitesse et force au dehors. Le soleil vient rencontrer mes cheveux teints et le vent les balaient en une brise douce et chaude. La fermeté avec laquelle Nathan me tient me fait frissonner, j'ai l'impression que nous sommes encore à l'époque où il ne ressentait rien, et que c'était moi qui faisait tout pour le faire réagir. 

Désormais, j'ai le sentiment que c'est l'inverse. 

M'obligeant à m'asseoir sur un banc en face de son immeuble, je frémis à son contact chaud mais froid en même temps sur mon bras. Quel drôle paradoxe. Maintenant, c'est moi qui ait besoin d'être réconfortée, alors qu'il y a trois ans et demi, c'est moi qui l'est laissé anéanti sur ce trottoir pas très loin d'ici, le faisant devenir une toute autre personne. 

-Tu ne sais plus quoi penser, n'est-ce pas ? Crois-moi, c'est aussi mon cas. Moi non plus, je ne saurais que faire dans cette situation. Devrais-je te faire confiance ou non ? La vie est peuplée de choix et de décisions difficiles à prendre. Mais il n'y a que toi qui peut dessiner ta destinée. 

Je le regarde, abasourdie. Je ne sais plus quoi penser. Nos sujets et nos discussions passent d'un objet à un autre en un claquement de doigts. Mais ce qui m'énerve le plus dans cette histoire, c'est le fait que nous nous parlons comme si jamais rien ne s'était passé ; alors que nos deux âmes et nos deux corps ont des cicatrices bien visibles de cette épreuve. 

-Pourquoi me dis-tu ça ? 

-Pour te faire comprendre que seule toi peut savoir si tu veux que je fasse partie de ta vie avec Keylan. Oui, je ne suis plus le même comme tu as pu le voir. Physiquement, je ne suis plus qu'un mec paumé et mal foutu. Mentalement, je suis toujours aussi dingue et de nouveau dévoré par mes crises. Je ne suis plus le Nathan d'avant mais...j'en ai assez de t'en vouloir alors que ce n'était pas de ta faute, ni de la mienne d'ailleurs. Mais...il faut que tu comprennes que...que j'ai bien réfléchi et ma vie sans toi...n'est pas réalisable tout simplement... Avant que tu le dises, oui, cela fait trois ans et demi que tu me hais, alors forcément, tu ne peux choisir maintenant, mais sache-le. Saches que quoi que tu décides, je serais derrière toi."

Laissant mes émotions brusquement s'exprimer, je fonds en larmes, une chose que je ne voulais plus jamais faire devant lui. Ma poitrine se soulève en des gestes irréguliers et rapides, et mes bras recherchent le contact avec les siens, à mon grand désespoir. 

Mais aussi avec mon amour pour lui renaissant petit à petit de ses cendres. 

Comme un phœnix. 

Je sens d'un coup sa tête se poser sur la mienne, et son torse chaud et réconfortant rencontre le mien en un geste brusque. Je n'ai même pas la force de le repousser. 

Jamais je n'aurais cru que Keylan aurait pu nous rapprocher juste en souhaitant voir son père. 

La réconciliation totale n'est pas encore là, mais c'est au moins un bon début. 

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