1 : le voleur du ciel
Le froid était mordant. Dante déambulait, drapé de son air le plus arrogant. Une petite bouteille de vodka dépassait de la poche de son anorak. Les semelles de ses chaussures foulaient une épaisse carapace de neige et projetaient des gerbes glacées. Le son lui rapellait tantôt du papier froissé, tantôt celui du sucre caramélisé. La nuit avait fondu sur lui avec la rapidité et la discrétion d'un tigre sur sa proie. Il était tard, pourtant l'adolescent n'avait pas la moindre envie de rentrer se mettre au chaud.
Sa tête commençait à le marteler d'une migraine colossale. Des bourrasques glaciales transperçaient ses gants râpés jusqu'à l'os. Les rares lampadaires diffusaient une lumière blafarde et donnaient à la route l'apparence d'un glaçage étalé sur une part de gâteau. Dans une grimace peu flatteuse, Dante bascula la tête en arrière et engloutit sa dernière rasade d'alcool. Il se mit sur la pointe des pieds et entreprit de lancer la bouteille vide dans une poubelle jouxtant un abri bus au plexiglas enselevi sous une ribambelle de graffitis obscènes. Son projectile manqua sa cible, rebondit avec fracas contre le cache-poubelle avant de s'enfoncer dans la couche de poudreuse avec un bruit feutré.
Dante gloussa bêtement, se refusant à l'idée de récupérer la fiole. Ses doigts ne survivraient pas à un plongeon dans la neige. Il espérait que personne ne glisserait dessus. Cette éventualité s'effaça de son esprit une seconde plus tard. À cinquante mètres, le néon aveuglant d'une station-service crépitait de façon inquiétante.
Dante fit quelques pas en titubant, attiré par l'enseigne jaune citron et par son désir de chaparder quelques bières, lorsqu'il distingua une silhouette jaillir de la supérette. À la façon d'un clown hors de sa boîte. Un garçon débraillé à la casquette ridicule, dont les cheveux décolorés retombaient en boucles hirsutes sur son front. Il trimballait péniblement deux imposants sacs de sport aux coutures sur le point de se déchirer.
— Eh, le pochetron !
Dante fit brièvement volte-face, saoul, avant de comprendre qu'on s'adressait à lui. Un rire idiot lui secoua les épaules. Il voyait tout en double. La torpeur de l'alcool le rendait sourd à son environnement. L'inconnu fut bientôt à son niveau, le front luisant de transpiration malgré le froid polaire. Il semblait abasourdi par son absence de réaction.
— Cours, espère de débile ! cria-t-il en lui balançant l'un des deux sacs.
Dante le rattrapa dans un réflexe sur lequel personne n'aurait parié, vacilla sous son poids et fut à deux doigts de s'étaler par terre. Le garçon l'avait déjà distancé d'une dizaine de mètres quand il comprit la raison de sa fuite. Un Rottweiler aux muscles saillants fonçait droit dans sa direction. Il était ralenti par la neige mais son regard fiévreux brillait d'une détermination implacable. Le sac plaqué contre son buste, Dante se lança sur les talons de l'adolescent dans une exclamation sourde. Son état d'ébriété s'était mué en terreur pure. Le chien glissa sur la bouteille vide et effectua un bond malendroit qui lui projeta le museau dans la neige.
— Par ici ! indiqua le blond. Et ne lâche pas ce foutu sac !
Il le distançait de presque vingt mètres. Un nuage de flocons envahit le ciel d'encre. Dante pouvait entendre le souffle bruyant du chien, noyé par un concert de grognements à glacer le sang. Les deux comparses rejoignirent un large boulevard bordé d'arbres décharnés puis bifurquèrent dans une rue d'où un chat s'enfuit en feulant. Dante sentit sa résolution faiblir. Des rangées d'immeubles au crépit noirci par un flagrant manque d'entretien se faisaient face.
L'endroit avait tout d'une impasse. Le vent lui cinglait le visage et le sac pesait lourd entre ses bras. Il médita l'idée de s'en délester quand le garçon escalada habilement le capot d'un SUV, enfonçant impitoyablement la carrosserie. Dante le suivit avec une pointe de culpabilité à l'égard de son propriétaire. Ils grimpèrent sur le toit en veillant à ne pas glisser. La plateforme d'un balcon en pierre les surplombait.
— Fais moi la courte échelle, grouille, ordonna-t-il.
Le Rottweiler bondit sur la Peugeot et pulvérisa un rétroviseur. Ses aboiements avaient de quoi réveiller un mort. Dopé à d'adrénaline, Dante posa le sac et se mit en position. Le garçon coinça un pied entre ses doigts entrelacés, et avec l'aide de son nouveau complice, se propulsa jusqu'à la balustrade du balcon. L'acier glissant manqua de lui faire lâcher prise mais il tint bon et enjamba le garde-fou en haletant, un rictus victorieux sur les lèvres.
— Balance les sacs !
Le chien grondait et se projetait contre les vitres du véhicule. De la bave écumait de ses babines et laissaient entrevoir une rangée de dents acérées.
— Qu'est-ce qui me dit que tu vas pas me planter là ? protesta Dante en balançant une boule de neige à l'animal.
Une brève lueur d'hésitation troubla le regard du garçon.
— Je ne suis pas un lâche. Dépêche-toi.
Il se pencha de façon à pouvoir rattraper sa marchandise. Dante n'avait pas le choix. Des lumières commençaient à briller depuis certaines fenêtres de l'édifice et le Rottweiler était complètement enragé. Les muscles tendus, il lui jeta successivement les sacs et tendit les bras.
— Attends une seconde.
Dante étouffa un juron contre son poing.
— Tu te fous de ma gueule ?
Le blond lui adressa un regard assassin, si menaçant qu'il redouta aussitôt de le voir l'abandonner à son sort. Un profond sentiment d'injustice l'envahit. S'il se trouvait dans cette situation, c'était à cause de ce minable voleur à la sauvette.
— Tu pèses plus lourd que ces sacs, rétorqua-t-il d'un ton sec. Si je me positionne mal et que tu m'emportes avec toi, on va tous les deux s'écraser deux mètres plus bas et on aura plus qu'à servir de dîner. Laisse-moi une seconde, tu veux ?
Le blond bloqua ses pieds entre les barreaux de la balustrade de façon à ne pas être emporté par le poids de Dante lorsqu'il le rattraperait, puis s'inclina dans le vide. Dans un saut particulièrement périlleux, le chien réussit à atterrir sur le capot du SUV. Dante lâcha un cri perçant.
— Allez, Snowflake, saute ! ricana le garçon.
Sans se faire prier, il s'élança et attrapa la main tendue du garçon. Ses mains se refermèrent sur son avant bras et le hissèrent énergiquement sur le balcon. Dante se laissa choir comme une poupée de chiffon. Sa tête heurta la dalle de béton et il s'écorcha la joue. Son sauveur lâcha un éclat de rire cristallin.
— Alors, on fait moins le malin, fanfaronna-t-il en adressant au chien un doigt d'honneur.
Le Rottweiler patina sur le toit du SUV, laissa échapper un jappement de frustration et dégringola sur le trottoir verglacé. Le cœur de Dante battait à tout rompre. Un violent haut le cœur menaça de le faire vomir.
— C'était génial !
Dante ne partageait pas le point de vue de son compagnon d'infortune. Sa tête lui semblait sur le point de se fendre en deux. Il n'était pourtant pas d'une nature peureuse, mais la situation l'avait totalement pris au dépourvu.
— Céleste, pour te servir, se présenta le blond dans une courbette. Tu me suis ou tu comptes rester là toute la nuit à attendre qu'on se fasse virer de notre perchoir par la peau des fesses ?
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