Alors, j'hésite toujours à metre des disclaimers parce que ça spoile l'histoire comme pas permis, mais cette fois-ci j'estime que c'est nécessaire, donc je le dis ici... pour ceux qui lisent, je préviens ; on parle de maladie, on parle de souffrance, on parle de mort. Prenez soin de vous et ne lisez pas si ça pourrait vous faire du mal. Merci.

Une matinée d'été, le soleil à peine levé, voilé par une pluie battante, qui déformait le paysage à sa fenêtre. Jungkook n'aurait rien trouvé d'exceptionnel à ce matin-là, s'il n'avait pas été cloué au lit.

Il n'avait pas fermé l'œil de la nuit. Son visage se peignait de teintes violacées, de bleu et de noir ; touches de couleur au milieu d'une peau livide. Son corps, lourd, semblait être incapable de se détacher du matelas. Assommé par les médicaments, il avait même du mal à réaliser à quel point il avait mal.

Les jambes engourdies, il mit plusieurs minutes à trouver la force de s'extirper des draps. Ses talons se déposèrent le sol glacial. Assis au bord du lit, il baissa le regard sur ses pieds. Il n'était même pas sûr d'arriver à se tenir debout.

Taehyung rentra dans la chambre pendant qu'il réfléchissait à un moyen de se lever sans se faire souffrir. Aussitôt qu'il le vit éveillé, il se rua à ses côtés et l'attrapa par le bras. Jungkook lui sourit, et se leva avec son aide.

Il avait toujours été celui avec un corps sain. Soit il avait haï les infectés, soit il avait pris soin d'eux, pour quelques exceptions. Il n'était qu'en phase une, et pourtant il se sentait déjà si faible. C'était lui, qui était censé prendre soin de Taehyung. Lui, qui était censé le rassurer, être là pour le soutenir.

Taehyung le laissa prendre sa douche. Jungkook resta planté une bonne dizaine de minutes devant le miroir, à analyser toutes les craquelures sur son torse, ce liquide noir dans ses veines qui se propageait un peu plus à chaque seconde. On ne voyait plus ni ses cicatrices, ni les vieilles contusions sur son épiderme. On ne voyait plus que ces brisures sombres, ces traces disgracieuses d'une maladie qu'il avait toujours repoussée jusqu'ici.

Il l'avait sûrement attrapée aux côtés de Vernon.

Quand il sortit de la salle de bain, encore humide, Taehyung avait préparé de quoi manger. Sans avoir vraiment d'appétit, Jungkook se força à avaler quelques bouchées pour ne pas l'inquiéter. Et même s'il eut la nausée après, le sourire du plus vieux en valait bien la peine.

Namjoon rentra en début d'après-midi, essoufflé, visiblement épuisé. Il se débarrassa de sa valise sur la table, l'ouvrit, en tira une perfusion et plusieurs seringues. Jungkook le laissa lui injecter toutes sortes de substances douteuses, qu'il était incapable de nommer, sans savoir même ce qu'elles lui faisaient. Taehyung, la main dans la sienne, semblait s'apaiser à chaque fois qu'il recevait le soi-disant traitement.

Il était censé aller mieux, mais malgré tout ce qu'on lui administrait, il ne sentait aucune différence. Pour ne pas inquiéter Taehyung, il souriait et remerciait Namjoon de l'aider à se soigner.

Taehyung était naïf, mais Namjoon n'était pas dupe.

Il le laissait prendre un peu de son sang, et aussitôt le scientifique repartait, comme il était venu.

Taehyung et Namjoon avaient tous les deux convenu que Jungkook prendrait tous les traitements susceptibles de l'aider à surpasser la maladie. Ce dernier, n'osant pas les stopper, avait acquiescé et les avait laissés planifier toute sa guérison. Quelque part, il était soulagé de ne pas être abandonné, comme c'était le cas de nombreux autres infectés. D'un autre côté, il savait que leurs efforts étaient vains.

La maladie continuait de s'emparer de lui.

Et il sentait le deuxième stade approcher. A cette pensée, la crainte l'envahit tout entier.

C'est quand il se réveilla un matin, avec un regain soudain d'énergie, qu'il comprit que c'était le moment. Parce qu'il était capable de se déplacer seul, parce qu'il était en forme. Il marcha vivement jusqu'à la salle de bain. Encore une fois, il effectua son rituel quotidien. Debout devant le miroir, à constater l'avancée de la maladie. A regarder ce qui avait changé sur lui, si les veines s'étaient propagées, si d'autres étaient apparues.

Plusieurs veines noires avaient éclaté dans son œil gauche. Ses paupières, rougies, étaient cernées de couleurs sombres. Les contours de son visage étaient bordés de craquelures obscures. Celles sur son torse avaient avalé encore plus de peau. Et au fond de lui, tout au fond de lui, il y avait ce sentiment... indicible.

Il était répugnant.

Une seconde plus tard, ses poings serrés s'abattaient sur le miroir, le brisant en plusieurs éclats luisants. Il sentit à peine les morceaux tranchant pénétrer sa peau. Il laissa le liquide pourpre s'écouler par ses plaies suintantes, jusque dans le lavabo, qui se couvrit d'une peinture écarlate. Sans comprendre ce qu'il était en train de faire, il frappa une première fois sur la porcelaine tâchée. Sa seconde tentative de se briser les os fut stoppée par Taehyung, qui, alerté par le vacarme, pénétra la salle de bain en panique. En avisant les mains ensanglantées de Jungkook, il se précipita à ses côtés pour l'aider.

A ce moment-là, sans vraiment comprendre pourquoi, Jungkook sentit toute cette colère, toute cette angoisse au fond de lui, soudainement l'inonder. D'une force bestiale il repoussa Taehyung, qui s'écrasa sur le carrelage dans un claquement sourd. Dans sa chute sa tête frappa le rebord du lavabo. Sur son front, une plaie se mit à dégouliner de sang jusque sur ses yeux. La pièce se teignit encore plus de la couleur vibrante.

Jungkook regarda le sang s'écouler jusque sur les cils de Taehyung, qui se redressait. Il vit ses mains délicates s'avancer et se déposer sur son visage marqué de noir pour le calmer. Son regard flou se concentra sur l'ouverture béante dans la peau du plus vieux, et alors ses propres mains se mirent à trembler. Il eut du mal à croire que c'était lui, qui avait causé ça. Lui, qui lui avait fendu le front.

Taehyung ressuya d'un revers de manche tout le sang qui occupait son visage, comme s'il cherchait à faire comme si de rien n'était. Puis, la voix calme, il le guida jusqu'à sa chambre, et l'aida à se rallonger. Il lui demanda de fermer les yeux. Jungkook obéit.

Avant que ses paupières ne se ferment complètement, il vit plusieurs larmes glisser des cils brillants du plus vieux.

Jungkook se réveilla en sursaut. Il mit du temps à réaliser qu'il était dans le noir, recroquevillé sur le lit. Aussitôt que ses muscles se crispèrent pour se dresser, son corps entier hurla toute sa douleur. Une grimace de souffrance déforma son visage, un geignement échappant ses lèvres sèches.

Il avait soif. Extrêmement soif. Il avait l'impression de ne rien avoir bu depuis des semaines. Il voulut se lever, trouver Taehyung, lui demander de l'aide. Voir son visage. Quelque chose l'en empêcha.

Dehors, il faisait nuit. Dans l'obscurité de sa chambre, Jungkook prit plusieurs minutes pour discerner la vieille chaîne qui liait ses mains à l'armature du lit. La respiration erratique et le cœur battant à cent à l'heure, il n'arrivait pas à comprendre ce qui lui arrivait.

Le corps prostré de Jimin lui revint en tête. Ses mains putréfiées enserrées entre leurs liens douloureux. Sa silhouette amorphe constamment enchainée à ce mur dégoulinant de condensation. Est-ce qu'il allait finir comme lui ?

Il tira une première fois sur les liens, de toutes ses maigres forces. Ses chaînes claquèrent contre la structure en fer, et le tintement assourdissant résonna incessamment dans sa tête, l'assommant. Les oreilles obstruées par un sifflement strident, il n'entendit pas Taehyung entrer dans la chambre, mais ses yeux ne ratèrent rien ni de son expression épuisée, ni de la marque noire qui occupait la moitié de son visage.

Il se pétrifia. Taehyung, un peu méfiant, se tenait loin de lui.

- Jungkook ?

Il y eut un long moment de silence, durant lequel aucun des deux n'amorça le moindre mouvement.

- Taehyung... qu'est-ce que...

Jungkook brisa le mutisme qui régnait dans la pièce, la confusion lui piquant affreusement les yeux. Taehyung le rejoignit sans attendre une seconde de plus. Il s'assit auprès de lui, agrippa son visage et de lourdes larmes se mirent à dévaler ses joues.

Jungkook le regarda pleurer sans pouvoir rien dire. Maintenant qu'il le voyait de près, il pouvait observer la terrifiante marque noirâtre qui obstruait sa peau délicate. Du coin intérieur jusqu'à sa tempe, occupant tout le creux de son œil. A sa lèvre inférieure, il y avait une coupure récente. Quand Taehyung l'embrassa, elle se mit à perler de sang.

Jungkook n'était pas stupide. Ce qu'il voyait sur le visage de Taehyung n'était probablement qu'une toute petite partie de ce qui se trouvait sur son corps. Sous ses vêtements, sous son col roulé, il devait y avoir bien plus.

Non, il n'était pas stupide.

- Qu'est-ce que j'ai fait...

Taehyung cessa de pleurer instantanément. Son menton se mit à trembler, et il déglutit.

- Ce n'était pas toi.

Jungkook eut un rictus amer. Il détourna son regard de celui de Taehyung, voilé de fatigue. Ses pupilles s'attachèrent à ses mains, gonflées de veines noires, piquées d'une myriade de gouttelettes de sang. Sur ses phalanges, de multiples égratignures, récentes ou plus vieilles, profondes ou superficielles.

- Je t'ai frappé, souffla Jungkook, dévasté.

Ça aurait pu être une question, s'il n'avait pas été intimement persuadé qu'il était la cause de sa douleur. Il vit Taehyung secouer la tête. Celui-ci le força à se retourner vers lui, et encore une fois, pressa ses lèvres contre les siennes. Jungkook sentit le goût du sang se répandre dans sa bouche.

- Ce n'était pas toi, répéta Taehyung avec insistance, au bord des larmes. Tu n'étais pas toi-même.

Taehyung se pencha vers lui, déposa son front meurtri contre le sien, et ferma les yeux. Jungkook sentit sa respiration fébrile sur son visage, à quel point il était exténué. Il vit son col en laine se détacher de son cou, pendant un bref instant. La marque bleuâtre d'une paume se dévoila sur son épiderme.

Jungkook avait eu sa deuxième phase et il ne se rappelait de rien. Et en voyant tout ce qu'il avait fait à Taehyung, il ne pouvait s'empêcher de se dire que c'était sûrement mieux ainsi. S'il avait eu le moindre souvenir de ces horreurs, ça l'aurait certainement brisé.

Taehyung défit ses liens, puis le combla de toute sa bonté pendant des heures. Il ne cessait de l'embrasser, de le rassurer. Jungkook avait envie de pleurer, mais il se laissait faire, il ne disait rien. Il l'observait. Il constatait tout ce qu'il lui avait fait, silencieusement, en se disant que c'était ça, qu'on ressentait comme culpabilité, après une deuxième phase. Il ne s'en était jamais douté.

Ils finirent par se détacher l'un de l'autre. Jungkook gagna la salle de bain avec l'aide de Taehyung, un peu soulagé. Son bref regain d'énergie n'avait été qu'un cadeau empoisonné. Au moins, s'il n'était pas capable de bouger sans son aide, il était certain qu'il ne pourrait plus lui faire de mal. C'était mieux comme ça.

Le reflet qui lui parvint depuis le miroir lui sembla être celui d'un étranger. Il avait toujours été du côté plus robuste. Il n'avait jamais manqué ni de force, ni d'endurance, ni de quoi que ce soit de physique. Mais ce personnage qui le fixait à travers la glace, c'était bien lui. Avec ce corps amaigri et malade. Ce corps dénué de vie, d'énergie. S'il était sorti dans la rue dans cet état, il aurait été incapable de se défendre lui-même. Protéger Taehyung, c'était une autre histoire.

Il sentit Taehyung se coller contre son dos, ses bras passer autour de son torse. Décrochant ses pupilles de celles de la personne en face de lui, il crispa son visage en un sourire et répondit à l'étreinte. Il le laissa trembler tout contre lui, son souffle tressautant sur sa nuque.

A partir de ce jour-là, Jungkook ne se regarda plus dans le miroir. Il concentra chaque seconde de sa courte vie sur la personne de Taehyung, en oubliant jusqu'à sa propre existence. Il dévoua le restant de ses jours à l'observer, à le toucher, jusqu'à ce que même ce simple bonheur ne lui soit arraché.

Assis dans le canapé, une perfusion au bras, Jungkook gardait sa main libre fermement entremêlée avec celle de Taehyung. Une toux le força à se détacher de lui, et agita son torse marqué pendant quelques secondes. Namjoon, accroupi en face de lui, terminait de le piquer avec tout ce qu'il avait ramené du laboratoire.

- Comment il va ? S'inquiéta Taehyung, anxieux.

Namjoon eut un sourire, et lui tendit quelques pilules. Jungkook les avala sans rechigner.

- Ne t'en fais pas, répondit le scientifique. Les recherches sur la maladie continuent de progresser. Le vaccin... le vaccin aussi.

Taehyung expira doucement, comme si tout avait été bloqué à l'intérieur pendant trop longtemps. Jungkook regarda Namjoon ranger ses affaires, retirer l'aiguille de sa peau et remettre son manteau.

Il n'était pas doué pour mentir. Taehyung croyait à tout ce qu'il lui disait, aveuglé par la peur. Jungkook savait pertinemment qu'il n'allait pas mieux. La façon dont Namjoon esquivait toujours la question maladroitement ne faisait que confirmer ses doutes. Quant au vaccin... il n'y croyait pas une seule seconde.

Namjoon regagna la porte, et la main sur la poignée, prêt à sortir, il hésita une seconde.

- Faites attention à vous et évitez de sortir, les prévint-il, l'expression torturée. Il y a eu une éruption de malades dans le Centre, hier. Le gouvernement va certainement chercher à y faire quelque chose.

Jungkook lui jeta un regard, acquiesçant silencieusement. Namjoon lui fit un signe de tête, et quitta l'appartement. Taehyung, un peu effrayé par la nouvelle, se blottit contre lui. Jungkook laissa sa tête reposer sur la sienne, et ses yeux se fermèrent d'eux-mêmes.

Ils passèrent deux calmes semaines. Dehors, il n'y avait personne. Pas d'infectés à la recherche de corps sains, pas de groupes de survivants fuyant un deuxième stade. Tout le monde semblait avoir eu vent de ce qu'il se passait dans le Centre. La terreur s'était emparée du quartier, encore plus que de coutume. On craignait l'arrivée d'encore plus d'infectés, par-dessus tout. Parce que la vie était déjà difficile à vivre avec les gens résidant déjà le district, personne n'avait envie d'accueillir une foule d'autres problèmes.

Si Jungkook n'avait pas été malade comme un chien, il aurait certainement apprécié ces quelques jours. Taehyung était là, près de lui. Ils avaient de quoi manger, bien manger même. Il n'avait pas besoin de sortir pour acheter quoi que ce soit, pas besoin de voler les premiers passants pour se procurer un peu de nourriture. Ni de briser la vitrine du premier supermarché qu'il trouvait en espérant qu'il y reste des aliments ou des produits d'hygiène.

Il avait du mal à croire qu'il avait vécu des années de sa vie à se battre contre les autres, à menacer quiconque osait se dresser contre lui dans sa recherche de biens. Il s'était fait une réputation, dans le quartier. Peu de gens lui couraient après pour lui dérober ce qu'il avait récupéré. Il avait foutu des raclées incroyables à ceux qui osaient tenter une quelconque entourloupe.

Désormais il n'était plus qu'un sac de peau sur une montagne d'os rouillés.

A la fin de la deuxième semaine de calme, ses membres étaient recouverts de veines sombres et sa peau était teintée de noir. Il avait du mal à se rendre compte de sa propre odeur, et Taehyung ne s'en plaignait jamais. Il l'aidait à se déplacer partout, dans la douche et même jusqu'aux toilettes, parce qu'il était devenu incapable de subvenir à ce genre de besoins basiques tout seul.

Jungkook se sentait mal, il se sentait faible. Mais à aucun moment Taehyung ne s'énerva. A aucun moment il ne perdit patience.

A partir de là, son esprit commença à ralentir. Il avait du mal à lire l'heure, à se concentrer sur ce qu'il entendait, à former de longues phrases. Taehyung lui faisait la conversation, et il répondait avec quelques mots.

Et comme si toute cette douleur n'avait pas été suffisante, il perdit peu à peu la vue. Ce ne fut pas une surprise. Il avait vu Vernon subir exactement la même chose, et il savait parfaitement ce que Taehyung devait ressentir, à chaque fois qu'il butait dans un meuble. A chaque fois qu'il avait du mal à savoir s'il faisait jour ou nuit, s'il était dans le salon ou dans la cuisine.

Namjoon revint une autre fois. Rien ne changea. Il propagea au moins cinq substances différentes dans ses veines gonflées de sang noir. Comme la peau de ses bras et de ses jambes était impraticable, il piquait dans son cou et lui faisait souffrir le martyr. Cependant Jungkook se laissait faire, peu importe à quel point l'aiguille sous sa peau le crispait de douleur.

Et encore une fois, le ton voilé par l'angoisse, Taehyung demanda :

- Comment il va ?

Cette fois-ci, Namjoon eut du mal à éviter la question. Il resta silencieux une dizaine de secondes, suffisamment de temps pour que Taehyung commence à sentir que quelque chose n'allait pas. Ou peut-être qu'il l'avait toujours su, mais qu'il refusait de se l'avouer.

- Je suis désolé, Taehyung. Je suis vraiment désolé.

Jungkook n'eut pas besoin de voir clair pour savoir quel genre d'expression s'était imprimée sur leurs traits, à tous les deux.

- Ne t'en fais pas, Namjoon. Tu as fait tout ce que tu pouvais.

Les quelques mots qui sortirent de sa propre bouche sonnèrent comme étrangers à ses oreilles. Jungkook eut du mal à réaliser que c'était lui, qui venait de parler. Il entendit Taehyung étouffer un sanglot, puis geindre imperceptiblement. D'une main aveugle il chercha la sienne, et l'agrippa quand il trouva enfin son contact.

- Je te remercie. Tu peux arrêter d'essayer, maintenant.

Il vit la silhouette floue de Namjoon se recroqueviller légèrement, son dos se voûter. Il savait qu'il le regardait, mais il n'arrivait pas à concentrer ses yeux sur les siens. Il était certainement en train de fixer le vide.

Il sentit la main réconfortante du scientifique se poser sur son genou, puis le quitter. Comme il le faisait toujours, Namjoon rangea ses affaires, et partit. Cette fois-ci, il sembla un peu plus dévasté qu'il ne l'était habituellement.

Taehyung et lui restèrent quelques secondes, seuls dans le silence.

- Je vais y retourner, murmura soudainement Taehyung.

Jungkook crispa sa main dans la sienne. Pendant une seconde son cœur s'affola.

- Je vais retourner au labo. S'ils m'utilisent ils pourront sûrement trouver quelque chose... n'importe quoi... quelque chose pour t'aider.

Jungkook agrippa sa main encore plus fort, et le retint de se lever. Taehyung se débattit légèrement, tout doucement, parce qu'il ne voulait pas lui faire mal. Le désarroi était en train de l'affoler. Il ne pouvait pas le laisser partir.

- Taehyung.

Le plus vieux se stoppa. Même les tremblements de son corps paniqué cessèrent.

- Reste avec moi.

Le temps que les mots lui parviennent, Taehyung s'était mis à sangloter.

- C'est fini, Taehyung.

Sans qu'il ne s'en rende compte, sans même les sentir, il avait lui-même laissé couler quelques larmes.

- C'est fini.

Taehyung s'approcha, suffisamment près pour qu'il puisse discerner chacun de ses traits larmoyants. Il laissa ses deux yeux, soleils étincelants desquels s'écoulaient quelques larmes, comme des étoiles filantes, l'éblouir pour la dernière fois. Ses propres pupilles, soleils dénués de leur chaleur, voilés d'une brume terne, imprimèrent chaque courbe du visage de Taehyung dans son esprit. De ses iris enflammés à ses longs cils, de son nez piqué d'un petit grain de beauté, jusqu'à ses lèvres tremblantes. De la courbe pure de ses joues jusqu'à chaque mèche luisante de ses cheveux.

Les grandes étoiles s'alignèrent pour la dernière fois.

Il ferma les yeux, et l'image lui resta en tête comme s'il n'avait jamais abaissé les paupières.

Quand il les rouvrit, tout était noir. La seule chose qu'il était capable de voir, désormais, c'était ce visage.

Ce jour-là, ils étaient tous les deux assis dans le vieux fauteuil. Jungkook, amorphe au milieu du cuir, sentait que Taehyung était proche de lui, sur l'accoudoir. Il discernait à peine sa main dans ses cheveux, les quelques baisers qu'il déposait parfois sur ses lèvres, qui lui faisaient oublier toute la douleur qui irradiait son corps à chaque seconde. Comme une onde de choc.

- Il y a du soleil ?

Ses yeux, figés dans le vide, tremblèrent légèrement lorsque la main de Taehyung passa sur son visage. Il sentit la chaleur des rayons lumineux sur sa joue, et ses traits se crispèrent en un léger sourire.

- Oui, il fait beau.

Il assimila les quelques mots articulés par la voix éraillée de Taehyung seulement après quelques secondes. S'il avait été capable de s'en souvenir, il se serait rappelé de Vernon, le jour de sa mort, et du temps que ça lui avait pris pour comprendre ce qu'il lui disait. Malheureusement, il était dans le même état.

- Il fait beau, répéta Jungkook, comme si c'était un sort.

Taehyung acquiesça, et il sentit quelques larmes goutter sur son bras.

Ils attendirent tous les deux, jusqu'à ce que le soleil se couche. Jungkook sentit à l'instant même qu'il passait derrière l'horizon, comme s'il savait qu'il ne le ressentirait plus jamais.

Ce soir-là Namjoon rentra dans l'appartement en panique. Jungkook sentit Taehyung et le scientifique s'affoler, sans en comprendre la raison. Dehors, il y avait un vacarme assourdissant, qui l'étourdissait. Il sentit les deux corps sains le soulever du fauteuil, et sans qu'il ne comprenne vraiment comment il y était arrivé, il était allongé sur le lit, dans la chambre.

Il entendit Namjoon crier quelques mots, par-dessus les hurlements qui résonnaient à l'extérieur.

- Ils arrivent.

La voix de Namjoon lui parvint comme un écho, faible, lointaine.

- Va te cacher avec lui. Je vais les chasser. Ils me connaissent.

Quelques secondes plus tard, Taehyung était à ses côtés, tremblant de toute part. Il le sentit passer ses mains sur son visage, et l'entendit lui parler, doucement. Il savait qu'il lui chuchotait des mots rassurants, mais il n'arrivait plus à les discerner.

Sa simple présence suffisait.

Il entendit Namjoon fermer les portes, déplacer les meubles. Il donna de ses dernières forces pour comprendre qu'il était en train de tout barricader. Il y eut quelques coups contre la porte d'entrée, puis contre les fenêtres. Dehors, encore plus de cris, encore plus de pleurs. Bientôt, les larmes de Taehyung surpassèrent tout le reste.

Taehyung était effrayé et c'était la seule chose sur laquelle il était capable de se concentrer.

Plusieurs bruits stridents, puis le silence. Comme si tout avait cessé. Plus rien, hormis la respiration lourde de Taehyung, et la sienne, sifflante.

Le bruit du bois qui craque, puis la voix de Namjoon, étouffée, depuis l'entrée.

Un autre bruit strident... un coup de feu. Puis un claquement sourd.

Le corps de Taehyung qui avait cessé de trembler. Des pas lourds dans le salon.

Jungkook ne voyait rien, ne comprenait rien, ne pouvait pas bouger... mais il sentait.

Les mains de Taehyung quittèrent son visage. Il l'entendit attraper quelque chose sur la table de chevet. Les pilules. Quelques secondes plus tard il l'entendait avaler. Encore, et encore.

Puis il s'allongeait à ses côtés, et lui partageait un peu de sa chaleur.

Il lui sembla qu'une éternité était en train de s'écouler. Ils n'étaient pas seuls. Mais même les grincements, craquements, crissements, et autres sifflements ne purent détacher son esprit de la présence de Taehyung contre lui.

De sa respiration qui ralentissait, doucement, qui s'alliait à la sienne. De sa tête sur son épaule.

- Dis-moi quelque chose, murmura Jungkook, dans l'obscurité.

Un moment de silence.

La voix de Taehyung, faible, mourante, lui parvint :

- Je t'aime.

Jungkook sourit. Il ferma enfin les yeux, poussa quelques larmes en dehors de ses paupières.

Leur porte craqua à son tour.

Puis, plus rien.

Deux soleils qui s'éteignent.