For your glow transcends even the skies
Jungkook courait à en perdre haleine. Tout était flou, autour de lui. Il ne savait pas où il allait, il ne savait pas ce qu'il faisait. Il fuyait, sans savoir ce qui le chassait. Le monde était gris et son cœur lui faisait mal. Il avait froid, il était tout seul. Il n'arrivait pas à s'arrêter de courir.
Ses vêtements imbibés et lourds étaient désagréables sur sa peau. La douleur, omniprésente, insoutenable. Elle irradiait tout son corps comme un poison, se propageait dans son système comme de la fumée. Elle l'asphyxiait.
La pluie se heurtait à son épiderme rougi, frigorifié. Elle rampait avec agonie le long de ses joues, camouflant ses larmes et les accompagnant jusqu'à ses cheveux trempés.
Il s'arrêta de courir, à bout de souffle. Il n'arrivait plus à respirer. Il suffoqua, les jambes faibles. Misérable et pathétique, il se laissa tomber sur le sol. La main serrée contre son cœur, il avait l'impression d'être en train de mourir.
Il se recroquevilla sur lui-même, le grondement incessant de la pluie et de l'orage dans ses oreilles, couvrant tous ses sanglots. Il avait mal. Juste mal.
Quand il poussa la porte d'entrée de son appartement, tout était vide et calme. Comme si rien n'était jamais arrivé. Le visage fermé, souillé par la pluie et les larmes, il se débarrassa de ses vêtements dégoulinants un à un, lentement. Il décolla chaque morceau de tissu de sa peau écarlate, glacée.
Il se traîna jusqu'à la douche, sous l'eau tiède. Immobile, il aurait voulu que le liquide emporte dans le siphon tout ce qui le faisait souffrir.
Il avait presque oublié cette sensation. La sensation de perdre quelqu'un. Ce sentiment qui l'accablait d'impuissance, lorsque la personne qu'il aimait le plus au monde lui était arrachée. Il ne reverrait jamais Taehyung. Pas plus qu'il ne reverrait un jour sa mère.
Il s'agrippa aux carreaux de sa douche, sa gorge se serrant douloureusement pour retenir un sanglot. Sans qu'il puisse y faire quoi que ce soit, son chagrin éclata de nouveau.
Le lendemain, Jungkook revenait au point de départ. A peine réveillé, debout devant sa fenêtre, à regarder dehors. Comme il l'avait toujours fait auparavant. A partir du moment où il avait commencé à vivre avec Taehyung, toute sa vie s'était bouleversée. Un nombre incalculable de fois il avait souhaité retrouver son quotidien ennuyant, ses journées à se morfondre sur son sort et à haïr tout ce qui bougeait et respirait, y compris lui-même.
Désormais, Taehyung lui manquait comme le soleil sur sa peau.
Peut-être que c'était sa punition.
Il passa des jours dans le noir, à sursauter à chaque fois qu'un infecté en deuxième phase hurlait dans sa rue. Il ne s'était jamais senti si faible, si seul. Il n'avait envie de voir personne. Il ne sortait pas, non plus, parce qu'il savait qu'il n'aurait pas la force de se défendre si on l'attaquait, qu'il n'aurait pas la volonté de s'enfuir.
Recroquevillé entre ses draps froids, dissimulé derrière ses volets fermés, Jungkook ne laissa aucun rayon de lumière pénétrer sa chambre. Dans le noir total, il gardait les yeux ouverts, et son corps tremblait imperceptiblement.
Il ne fit que ça, pendant des jours. Il ne se levait pas, il ne mangeait plus. Il ne se lavait plus, non plus. Il n'avait plus ni la force, ni l'envie de faire quoi que ce soit. De même qu'il n'avait plus envie de penser, parce qu'à chaque fois que son cerveau s'activait, c'était pour le ramener à Taehyung. Il se rappelait de tout ce qu'il lui avait dit, du nombre de fois où il avait été odieux avec lui. De tous ces moments où il aurait pu lui donner bien plus, de tous ces instants où il s'était retenu de le toucher. De tous ces baisers qu'il lui avait volés, qu'ils avaient échangés, de toutes ces fois où il l'avait senti contre lui. La sensation de sa peau, celle de ses mains sur la sienne, l'odeur de ses cheveux et la brillance de ses yeux.
Taehyung l'avait envahi tout entier, et il ne pouvait plus que penser à lui. Comme une machine, une machine brisée.
Et il se demandait bien ce que Taehyung devenait, dans le Centre. Ce qu'il faisait... ou plutôt ce qu'on lui faisait. A l'idée qu'on puisse lui faire du mal, ses tremblements redoublèrent d'intensité.
Le lendemain, il sortait. Les jambes faibles, le corps las, la vue floue. Il ne s'était jamais senti si vulnérable. Le froid lui faisait mal, la pluie plus encore. La vision des infectés lui était insupportable, il haïssait leur détresse, la sienne. Tout était mélangé, indescriptible, il n'arrivait plus à savoir où il souffrait.
Il remonta les rues jusqu'à la muraille immaculée du Centre. Il se stoppa, à plusieurs mètres des soldats. Il attendit des heures sans oser faire quoi que ce soit, sans bouger. Il ne savait pas quoi faire, il ne savait pas ce qu'il pouvait faire.
Taehyung était quelque part, là-dedans, derrière cette gigantesque porte.
Avait-il retrouvé le confort de son ancienne vie ? Etait-il plus heureux, maintenant qu'il était loin de toutes ces choses qui lui avaient fait tellement de mal ? Maintenant qu'il était en « sécurité » ?
Jungkook n'avait pas réussi à mettre fin à ses interrogations. Et il était rentré sans rien, sans réponses, sans Taehyung, trempé de la tête aux pieds. En arrivant chez lui il s'était débarrassé de ses vêtements, et il avait retrouvé son lit, comme un robot. Il s'était glissé sous les draps froids, puis, en silence, il avait versé quelques larmes.
Taehyung ne reviendrait pas.
Et peut-être que pendant tout ce temps, il avait refusé de l'admettre. Peut-être qu'il avait espéré le voir sur le pas de sa porte, un jour ou l'autre. Le voir revenir comme s'ils ne s'étaient jamais séparés. Comme s'il ne l'avait jamais abandonné. Parce que c'était le cas. Taehyung avait suivi les scientifiques sans protester. Sans se débattre. Sans demander à rester avec lui. Il les avait suivis, dans un endroit où ils ne pourraient plus être ensemble.
Taehyung l'avait abandonné.
Et en se disant ces mots, il sentit que quelque chose en lui s'était brisé.
Il laissa les semaines s'écouler, ses larmes aussi. Il ne les comptait plus. Il ne réfléchissait plus.
Quand Jungkook se réveilla, un jour en début d'après-midi, et se traîna jusqu'au salon, il faisait sombre. Par la fenêtre, il leva les yeux vers le ciel masqué d'épais nuages noirs, inondant de grosses gouttes glacées tout ce qui pénétrait leur obscurité. Un éclair déchira les cieux, illuminant d'une lumière brève le quartier moisi dans lequel il vivait.
Depuis combien de temps vivait-il ici, dans cet appartement, dans cette rue toujours inondée et nauséabonde ? Et pendant combien de temps, encore, allait-il devoir survivre au cœur de ce monde putride ?
Il était épuisé. Il n'arrivait plus à se rappeler pourquoi il se battait. Pourquoi, tous les jours, il fuyait les infectés et protégeait son corps sain. A quoi bon ? Personne n'avait besoin de lui.
Taehyung n'avait pas besoin de lui.
Le monde continuerait de tourner et de se détruire, même s'il n'était plus là.
Avec cette idée ancrée dans son esprit, il ne pouvait penser à rien d'autre. Comme un automate, Jungkook se dirigea jusqu'à la porte d'entrée, pieds nus. Sans enfiler ni manteau, ni chaussures, il sortit de son appartement et se glissa sous la pluie.
Il ne fallut qu'une dizaine de secondes, pour que les lourdes gouttes d'eau ne s'emparent de tout ce qu'il portait, pour qu'elles ne détrempent ses cheveux, pour qu'elles ne dévalent son visage fermé. Pâle dans l'obscurité, Jungkook parcourut d'un pas serein les ruelles qu'il traversait tous les jours, ces mêmes ruelles inquiétantes qui lui faisaient accélérer l'allure à peine deux mois auparavant. Là, il était parfaitement calme. Il n'avait plus rien à protéger, plus rien à craindre.
Ses pieds meurtris le portaient sur un chemin qu'il ne connaissait que trop bien. Bientôt il retrouva la ruelle principale, celle qui menait droit jusqu'au Centre. Il ne savait pas ce qu'il allait y faire, ce qu'il voulait y faire. Il ne savait plus rien.
Ses pupilles ternes se levèrent vers la grande tour ivoire, cette statue inexpressive, au cœur de l'enceinte immaculée. Cet endroit qui serait pour toujours hors de son atteinte. Cet endroit qu'il avait toujours haï et repoussé, mais qui désormais renfermait tout ce qu'il désirait le plus au monde. Et il aurait donné n'importe quoi, rien que pour pouvoir y mettre un pied.
Il continua de s'avancer sur les pavés glissants, sous la pluie battante, dégoulinant de la tête aux pieds. Les infectés, avachis sur le sol, lui jetaient des regards de terreur. Pas un seul de leurs signaux ne l'alerta. Pas même les cris, pas même l'odeur. Ni la présence glaçante d'un deuxième stade, à quelques mètres de lui.
En temps normal il aurait pris ses jambes à son cou. Cependant ce jour-là, Jungkook se stoppa. Ses yeux épuisés et rougis trouvèrent ceux, injectés de veines noires, de l'infecté à sa gauche. Il y eut un premier hurlement, bestial, terrifiant. En voyant l'infecté tressauter, être pris de spasme, et faire quelques pas saccadés dans sa direction, Jungkook se sentit comme si on était enfin venu le chercher. Comme s'il avait attendu pendant tout ce temps, pour ce seul et unique résultat.
Personne n'y échappait, après tout.
Dans le regard de cet homme, de ce monstre, Jungkook ne vit qu'une seule chose... sa délivrance. Il le laisserait s'emparer de tout. De son corps, de son esprit. De toute sa peine. C'était le seul moyen qu'il avait de s'en débarrasser. Toute cette souffrance, il la lui passerait.
Il vit la main noire s'étendre vers lui, prête à l'agripper, à le déchiqueter. Il ne détacha pas une seule seconde ses iris des siens, sombres, dénués d'humanité. Pas même quand, dans un grognement atroce, la bête en face de lui s'écroula sur le sol.
Quelqu'un venait de le frapper à la tête.
Il sentit une main l'attraper, une respiration erratique et paniquée dans ses oreilles. Jungkook, amorphe, se laissa traîner en arrière.
- Bouge, dépêche-toi !
Une première alerte, qui résonna dans son esprit ailleurs. L'infecté était en train de se relever.
- Jungkook !
On le tira plus fort. A l'entente de son nom, Jungkook eut une sorte de mouvement de recul, qui permit à son sauveur de l'attirer avec lui. Il se laissa traîner sur plusieurs centaines de mètres, dans toutes sortes de ruelles, aussi loin que possible du malade. Celui-ci les suivit pendant un moment, avant d'abandonner et de se trouver une nouvelle proie à terroriser.
Jungkook mit plusieurs secondes à détacher son regard du vide, et à enfin le concentrer sur le visage de son vis-à-vis.
En avisant ses traits il resta immobile, et ses sourcils se froncèrent légèrement sur son front. Vernon se tenait là, appuyé contre le mur, à essayer tant bien que mal de calmer sa respiration erratique. Il ne l'avait pas recroisé depuis ce jour où il avait démissionné, depuis ce jour où il avait rencontré Taehyung.
En le revoyant après tout ce temps, Jungkook eut l'impression de faire un saut en arrière.
Il était maigre et faible. La peau pâle de son cou et du contour de son visage était recouverte d'une multitude de craquelures noires, comme quelques fissures dans de la porcelaine. Sous les parties dissimulées par ses vêtements, cela devait être bien pire.
Un sifflement strident s'échappait par ses poumons à chaque fois qu'il expirait lentement pour se calmer. De ses mains recouvertes par d'épais gants noirs, il agrippait les briques sales de la petite ruelle dans laquelle ils s'étaient réfugiés.
Jungkook le laissa se calmer, se remettre de leur soudaine course. Son corps ne devait plus être apte à faire autant d'efforts. Son odeur, légèrement putride, était suffisante pour témoigner d'à quel point la maladie avait déjà progressé, et pris possession de ses cellules. Il sentait un mélange d'humidité et de fumée.
Finalement, il sembla que Vernon parvenait à reprendre son souffle. Jungkook croisa son regard vitreux, fébrile. Dans son œil gauche, il y avait une tâche pourpre, s'étendant du coin extérieur jusqu'à son iris terne. Ses pupilles s'étaient couvertes d'une sorte de voile brumeux, et Jungkook se demanda s'il parvenait toujours à discerner parfaitement les formes et les couleurs. En y réfléchissant, certainement pas.
Vernon le regardait aussi, mais ne parlait pas. Il était figé sur place, un peu avachi sur lui-même. A la façon dont il était habillé, tout de noir, avec son col roulé, ses manches excessivement longues, ses gants et sa casquette, Jungkook put sentir toute la honte et la terreur qui l'habitait à l'idée de se montrer en public. Il essayait certainement de dissimuler toutes les marques disgracieuses sur son épiderme.
Et pendant une seconde, il lui parut que sa gêne ne faisait que s'accentuer davantage, lorsqu'il l'observait.
Jungkook n'avait connu Vernon que comme un collègue en bonne santé, avec un corps sain, comme le sien. Ils s'étaient rarement parlés, mais quelques échanges avaient été suffisants pour instaurer ce lien mutuel, entre personnes saines. Pour cette simple raison, il ne s'était jamais caché de son dégoût pour les infectés, de sa haine pour ces monstres, du moins en face de lui.
Cette aversion qu'il avait eue pour les malades, c'était certainement la seule chose qui traversait l'esprit de Vernon en le regardant.
Jungkook s'en sentit un peu coupable.
Vernon tremblotait, probablement épuisé. Il semblait ne pas avoir pris de douche depuis des semaines. A la vue de ses vêtements dégoulinants, il ne semblait pas avoir été au sec depuis longtemps, non plus. Les propriétaires de sa petite chambre louée l'avaient sûrement mis à la rue, aussitôt qu'ils avaient appris pour son état.
Jungkook baissa les yeux jusqu'à ses chaussures en toile trempées, sur ses semelles usées. Avait-il au moins mangé quoi que ce soit de comestible depuis tout ce temps ?
- T'as faim ?
Jungkook, la voix rauque et épuisée, brisa le silence de la ruelle. Un instant, le son produit par ses propres cordes vocales lui sembla comme étranger. Il n'avait pas ouvert la bouche pour dire quoi que ce soit depuis des jours.
Il vit Vernon relever la tête, ses yeux s'imbiber de larmes, et doucement, il hocha la tête.
Quand ils s'engouffrèrent dans la tiédeur humide mais quelque peu réconfortante de son appartement, Jungkook pensa que c'était déjà la deuxième fois qu'il laissait un infecté rentrer chez lui.
Vernon était cent fois plus mal à l'aise que lui. Recroquevillé dans un coin, comme s'il avait peur de prendre trop de place, de se faire chasser. Jungkook eut pitié de lui. Après tout ce temps, il n'aurait jamais pensé avoir pitié de quelqu'un, encore moins quelqu'un de malade. Il cessa de réfléchir, et traîna des pieds jusqu'à la cuisine. Il alluma le gaz, y glissa une flamme, et déposa le peu qu'il lui restait à manger sur la grille. Jetant un coup d'œil au corps tremblotant de Vernon, il lui fit signe de s'approcher pour se réchauffer.
- Enlève ça, dit-il en lui retirant son bonnet. Tes gants aussi.
Il vit Vernon se crisper, serrer ses mains entre elles. Il se sentait mal. Mal de le voir si apeuré, si différent de ce type qu'il avait brièvement connu et plus ou moins apprécié. Vernon avait peur de lui comme s'il allait lui faire du mal, comme s'il allait envoyer les agents de nettoyage à ses trousses.
Un peu hésitant, il déposa sa main dans son dos, et le tapota gentiment.
- C'est bon, ce n'est que moi.
Il sentit les omoplates de Vernon se crisper, ses épaules tressaillir. Plusieurs larmes débordèrent de ses paupières rougies, meurtries par le froid, par la pluie, par les pleurs surtout.
Il l'observa alors qu'il retirait ses gants. Tout de suite ses yeux furent attirés par les innombrables craquelures sombres sur son épiderme. Une marque dont il ne pourrait plus jamais se détacher. Une marque que tout le monde finissait par porter, un jour ou l'autre. C'était peut-être la dernière chose qui unissait les gens, au cœur de ce monde scindé.
Sa peau était noire. L'infection semblait déjà avoir pris une grande partie de son corps. Il ne devait plus en avoir pour très longtemps.
Quand le reste de pommes de terre commença à fumer au-dessus du feu, Jungkook fit signe à Vernon de s'asseoir, et ce dernier obtempéra sans aucune question. En déposant la boîte de conserve en face de lui, Jungkook s'assit à son tour puis croisa les bras sur la table.
Il regarda Vernon manger en silence une dizaine de minutes. Amener la fourchette jusqu'à sa bouche avec ses mains tremblantes. Il mâchait et avalait la nourriture brûlante comme un effréné, sans même se rendre compte d'à quel point c'était chaud. Son corps avait certainement abandonné ses cellules sensorielles depuis longtemps.
Il aurait pu se planter la fourchette dans la main, il n'aurait rien senti. Tout ce qu'il percevait, c'était la douleur de son corps qui pourrissait. Jungkook ferma les yeux une seconde. Deux mois auparavant, rien de tout ça ne l'aurait bouleversé. Désormais, c'était différent.
- Mange doucement, doucement. Tu vas te brûler l'estomac si tu continues comme ça.
Il regarda Vernon se stopper brièvement, acquiescer, puis se remettre à manger lentement, comme il le lui avait demandé. Quelques minutes plus tard, il avait terminé. Jungkook laissa tout en plan sur la table.
Vernon gouttait sur le carrelage gelé depuis qu'il s'était assis. Il était trempé, mais cela semblait être le moindre de ses soucis. Jungkook lui fit signe de se lever et de le suivre dans la salle de bain, où il fit couler l'eau de la douche.
- Déshabille-toi.
Cette situation lui était bien trop familière.
Vernon obtempéra, détachant les vêtements dégoulinants et crasseux de sa peau un par un, dévoilant toujours un peu plus de son épiderme meurtri, infecté. Jungkook sentit pour la première fois un corps malade à quelques centimètres du sien, et la sensation lui serra la gorge. C'était insupportable. Autant l'odeur que tout le reste.
Il n'était pas sûr qu'une douche puisse remédier à quoi que ce soit.
Jungkook évita de fixer son corps trop longtemps, de le mettre mal à l'aise. Il le laissa seul dans la pièce et attendit patiemment dans le salon, assis sur le sofa. Le bourdonnement de la douche ramena à lui des souvenirs qu'il tentait désespérément d'oublier.
Quand Vernon sortit, le torse sombre et craquelé de noir, il avait l'air légèrement moins malade. Et même avec toute cette souffrance sur le dos, il trouva le moyen de lui sourire et de le remercier.
Jungkook eut envie de vomir. Peut-être parce qu'on l'avait rarement remercié pour quoi que ce soit, dans sa vie. Sûrement parce que la seule personne qui ait jamais exprimé sa gratitude à son égard, c'était Taehyung.
Il jeta ses yeux épuisés sur la table basse. Sur la surface en bois vernis, il y avait un vieux tube de crème. Il décolla son dos du canapé et agrippa l'onguent. Dans un souffle, il le lança à Vernon.
- Utilise ça. Ça fera pas de miracle, mais c'est toujours ça.
Il vit Vernon hocher la tête, crisper ses traits éreintés en un énième sourire faible, puis s'installer timidement dans le fauteuil à sa droite. Jungkook continua de l'observer comme un animal blessé, duquel il n'avait pas vraiment envie de s'approcher, mais qu'il ne pouvait s'empêcher d'aider quand même.
Et comme tous les autres jours, pour le peu qu'il y ait mieux à faire dans ce monde inerte, Jungkook resta devant la fenêtre, à regarder dehors. A se demander à quoi cette journée aurait bien pu ressembler, si Taehyung ne l'avait jamais abandonné. Avant qu'il ne s'en rende compte, Vernon s'était endormi dans le fauteuil, et lui, il avait passé la nuit à fixer la ruelle déserte.
Il vit les jours s'écouler aux côtés de Vernon. Il le laissait rester chez lui, en fait, la question ne s'était même pas posée. Ça s'était fait tout naturellement, comme si cet appartement avait toujours été fait pour accueillir deux personnes. Et Jungkook profitait allègrement de sa présence, qui comblait en partie le vide que celle de Taehyung avait laissé en se retirant. Après tout ce temps, il ne pouvait plus être tout seul.
Cela faisait presque une semaine que Vernon mangeait, dormait, souffrait, l'un après l'autre ou simultanément. Son corps était en plein chaos. Souvent il perdait le fil des choses, oubliait ce qu'il était en train de faire, ce qu'il était en train de dire. Parfois ses yeux se fermaient au milieu d'une conversation, d'un repas. Et quand ils se rouvraient, il ne savait plus où il était, ce qu'il faisait. Jungkook passait son temps à l'aider à manger, à se doucher, à s'asseoir ou s'allonger. A tapoter gentiment son dos quand il peinait à respirer, à le guider dans l'appartement lorsque ses yeux étaient dans l'incapacité de discerner ce qu'il y avait autour d'eux. Vernon avait de plus en plus de mal à marcher, à se nourrir, à voir. A vivre, tout simplement.
Quand il le maintenait debout, Jungkook pouvait sentir toute la douleur dans son corps. A quel point la maladie avait pris le dessus sur chacun de ses muscles, chacune de ses cellules. Il savait pertinemment que le moindre contact devait lui être insupportable, que le moindre mouvement devait être une torture.
Un jour où la douleur sembla plus intense que les autres, Jungkook se rappela qu'il avait volé des centaines de pilules à peine deux mois plus tôt. S'il ne pouvait pas soigner Vernon, il pouvait au moins atténuer sa douleur.
Il fouilla tous ses placards, sous son lit, derrière son canapé. Quand il ne trouva rien, il se rappela qu'il avait tout oublié chez Yoongi. Il voulut partir sans Vernon, s'y rendre et revenir pendant qu'il dormait, comme si de rien n'était. Cependant le plus jeune refusa de rester seul, et Jungkook dut l'emmener avec lui, à contrecœur.
Agrippé au corps frêle de Vernon, Jungkook surveillait toutes les rues dans lesquelles ils s'engouffraient. Ils prirent beaucoup de temps pour arriver chez Yoongi. Vernon était faible, instable. Il avait du mal à marcher seul. Et ça faisait de lui une cible facile, pour n'importe quel deuxième stade patrouillant les rues.
Sur le pas de la porte, Jungkook hésita une seconde avant de toquer. Son ami lui ouvrit, l'air fatigué, les yeux cernés. Il ne put retenir sa surprise en le voyant. Ils ne s'étaient plus vus depuis des semaines. Depuis ce jour. Ce jour où Taehyung l'avait abandonné.
- Jungkook...
Yoongi l'avait certainement cru mort. Et c'est sûrement ce qu'il aurait dit, si ses pupilles ne s'étaient pas attachées à celles de Vernon. Jungkook vit Yoongi se figer, puis son regard glissa sur les veines noires, sur la peau marquée. L'état du plus jeune n'était un secret pour personne.
- Je suis juste venu récupérer mes sacs.
Jungkook vit Yoongi se tourner vers lui, incrédule. Laissant Vernon sur le seuil, il se glissa à l'intérieur et traça droit jusqu'à ses affaires. Rien n'avait bougé. Le plus vieux n'y avait pas touché.
Il agrippa les sacs, les hissa sur son dos, et ressortit aussi vite qu'il était rentré. Yoongi agrippa son bras avant qu'il ne s'échappe.
- Qu'est-ce que...
Jungkook se dégagea de son emprise, sourcils froncés sur ses traits crispés. Peut-être qu'il lui en voulait toujours pour avoir mentionné le Centre devant Taehyung. Peut-être qu'il considérait que tout ce qui était arrivé après ça était de sa faute.
- Jungkook... je comprends pour Taehyung... mais lui, pourquoi ?
Jungkook haussa les épaules, refusant de le regarder. Vernon, lui, ne semblait pas assimiler la situation. C'était certainement trop complexe pour son esprit exténué.
- Il vit chez toi ?
Quand il n'obtint aucune réponse, le visage de Yoongi se froissa d'inquiétude.
- Mais qu'est-ce qui te prends ? Tu vas finir par choper l'infection si tu continues !
Jungkook se crispa et ses lèvres s'étirèrent en un sourire. Il agrippa les épaules de Vernon et ils quittèrent tous les deux l'appartement de Yoongi.
Quand ils rentrèrent, Jungkook fit avaler deux pilules à Vernon, et le recoucha pour qu'il se repose. Les cachets atténuèrent la douleur, mais ne firent rien pour stopper la maladie. Evidemment.
Au fil des jours, il donna tout ce qu'il avait volé à Vernon. Peut-être parce qu'il savait qu'il ne les utiliserait jamais pour personne d'autre. Certainement parce qu'il ne supportait pas de le voir souffrir.
Quand Vernon se réveillait en sursaut, recouvert de sueur, et hurlait de douleur, Jungkook s'asseyait à ses côtés, lui donnait quelques médicaments, et tapotait doucement son dos. Il lui parlait, calmement, lui disait que tout allait bien se passer. Il le rassurait, le berçait avec des mensonges, auxquels il avait vraiment envie de croire, lui aussi. Il était là pour le réconforter dans ses moments de martyr, quand il avait peur, quand il avait mal. Que la douleur soit physique ou morale.
Quand la vision du plus jeune devenait trop difficile à supporter, Jungkook se contentait de sourire et de ravaler sa propre douleur. Il prit soin de Vernon comme il n'avait jamais pris soin de personne. Il resta avec lui jusqu'au bout.
Un matin, Jungkook ouvrit les yeux sur le fauteuil, en face de la fenêtre. Dehors, le soleil éblouissant avait baigné le monde de sa lumière.
Ce matin-là, Vernon fut incapable de se lever du lit. Ses pupilles, voilées d'une brume blanche, ne s'attachaient plus à rien. Jungkook ouvrit les volets pour la première fois depuis longtemps. Il laissa la lumière et la chaleur s'engouffrer à l'intérieur, reposer sur le visage blême du plus jeune. Il s'assit doucement sur le matelas, à ses côtés. Avec une serviette tiède et humide, il essuya la sueur qui perlait dans son cou noirci. Il regarda les coins craquelés de veines s'étirer, tenter d'esquisser un sourire.
Comment pouvait-il sourire dans cette situation ?
Jungkook serra la mâchoire, continuant de s'occuper de lui, et de sa fièvre qui ne cessait de grimper. Qui n'avait cessé de grimper, durant les derniers jours. Il était brûlant, constamment moite. L'air qu'il expirait dans un sifflement était âpre, d'une tiédeur désagréable. Son système essayait probablement de se débarrasser de la maladie... en vain. Jungkook oublia jusqu'à l'odeur putride qui régnait dans la pièce.
Vernon gardait les yeux ouverts, même s'il ne voyait rien. Il paraissait paisible, mais à l'intérieur, il était sans aucun doute terrifié.
- Ferme les yeux, lui ordonna Jungkook gentiment.
Vernon eut un moment d'absence. Les mots mirent un certain temps à se former dans son esprit épuisé, à bout de forces. Jungkook, patiemment, attendit qu'il l'écoute. De longues secondes plus tard, le plus jeune avait les paupières closes.
Jungkook ferma les yeux à son tour, se plongeant dans le noir.
La voix basse, il murmurait doucement dans le silence de la pièce. Il lui parlait d'endroits imaginaires, de lieux où ils ne se rendraient jamais, de lieux où personne ne s'était jamais rendu. Il lui décrivait des montagnes illuminées, là où le soleil touchait un instant la terre avant de se perdre derrière l'horizon. Vernon souriait, apaisé, son corps se relaxant contre le matelas.
Jungkook lui traça les vagues d'un océan de lumière, de voiliers étincelants voguant entre les flots miroitants. Du vent frais, de l'air pur. De forêts tièdes et réconfortantes, peuplées de gigantesques arbres flamboyants, ornés de leurs feuilles embrasées. Il lui peignit des peintures de terres oniriques, de soleil et de lumière, de chaleur, de douceur. Là où les nuages ne se teignaient jamais de noir, là où les cieux ne pleuraient jamais.
Là où personne ne souffrait jamais.
Quand il cessa de parler, Vernon s'était endormi.
Pour toujours.
Dans le silence de la chambre, Jungkook ressentit de nouveau la solitude de son âme esseulée. Il agrippa la main inerte et encore brûlante de Vernon. Deux heures plus tard, il n'avait toujours pas bougé, et elle était glaciale.
Jungkook se leva, se dressant sur ses jambes engourdies, l'équilibre précaire. Comme un corps sans âme il se traîna jusqu'au salon, jusqu'à sa fenêtre.
La boîte de pilules sur la table attira son attention, juste un instant. Une seconde plus tard il les attrapait, se laissait tomber dans le vieux fauteuil, et dévissait le petit couvercle en plastique. Une autre seconde, et il en faisait tomber une dizaine au creux de sa main.
Une seconde de plus et il les amenait à sa bouche.
Soudain il y eut un bruit sourd contre sa porte d'entrée. Jungkook abaissa sa main, interloqué, un peu effrayé. Il était totalement vulnérable.
Un deuxième coup, qui le fit sursauter. Les cachets s'écrasèrent tous sur le sol glacial. Il se leva pour les récupérer, quand soudain, un troisième coup, plus insistant.
Il y eut un moment de silence. Jungkook, les yeux rougis par les larmes, le visage souillé de ses sanglots, se dressa devant sa porte d'entrée. Il déverrouilla l'accès, tremblotant, et appuya sa main affaiblie sur la poignée. La porte s'ouvrit sur le visage alerté d'un homme qu'il ne connaissait pas. A son bras, habillé d'une blouse d'hôpital souillée, à moitié éveillé et visiblement drogué...
Il y avait Taehyung.
Jungkook laissa le soleil l'éblouir et les fit rentrer à l'intérieur.
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