Sirène
Depuis la tempête les hautes falaises de craie se dressaient plus abruptes peut être que je ne les avait jamais vues, et au bord elle paraissait prête à tomber. Je l'observait depuis un moment, chaque jour quand elle venait, j'espérais qu'elle saute. Que son corps fragile se brise sur la mer, et de boire son sang alors salé, délicieux.
À quoi t'attendais-tu ? Je suis une sirène, je me nourris de la chair humaine. Ne va pas t'imaginer que ma voix et ma beauté servent à autre chose qu'à ça.
Alors chaque jour je chantais et elle m'écoutais dans le vent. Patiemment, j'attendais qu'elle saute. Chaque jour, je me rapprochais de la terre ; chaque jour ma voix la pénétrait avec plus de force.
Je vais te la décrire, d'accord ? Je la vois maintenant aussi nettement qu'autrefois. Sa peau blanche, blafarde même, contrastait tant avec la mienne, était parsemée de tâches de rousseurs, mais si légères, presque des traces. Ses cheveux d'un blond angélique se tordait et déchiraient le vent.
Le jour où elle m'a vue, elle portait une robe bleue.
Jamais je n'avais si longtemps guetté une proie. Elle était devenue mon obsession. Je venait presque machinalement, la contempler, rêvant de sa peau si douce et de sa chair délicate. Je la voyais si souvent que je ne pouvais plus supporter qu'elle ignore mon existence. J'ai croisé son regard tant de fois, à mesure que je me rapprochais.
Elle n'a pas sauté. Elle est descendue sur la plage. Une première fois. Une deuxième fois.
Elle est entrée dans l'eau bleue sa robe corolle ma queue raclait les galets ronds me blessait mais qu'importait car elle approchait.
Ses mains sur mes joues ô ces mains délicieuses et brûlantes me caressant le visage je n'eut pas besoin de plus pour l'embrasser l'entourer de mes bras coller mon corps écailleux à sa robe qui m'enveloppa. Je l'aimais d'une telle force tu ne peux pas savoir seuls ceux qui de la passion et de la désir ont subit les affres savent tu sais, ceux là savent, seuls.
Sa tête je l'ai plongée dans l'eau avec moi je ne pouvais pas la lâcher elle hurlait c'était lancinant c'était magnifique, crachotait des bulles de son qui explosaient mes oreilles, mes ongles lui rentraient dans la chair. Puis de nouveau ce fut sa peau douce contre la mienne, frissonnante, ce contact chaud, ses yeux de cristal explosés de sang plongés dans les miens, mon sourire et mes dents mordant sa lèvre. Elle devint immobile comme une poupée, mes ongles enfoncés dans sa gorge, je respirais son sang dans la mer. Sa chair... Sa chair...
Elle me fut arrachée d'une violence inouïe, par un filet de pêcheur alors que je voulais l'entraîner vers le large. Je criais, je criais, me tordait et m'étranglait dans les fils, tendant les bras vers elle dont je n'avais pu que goûter le sang, ce n'était pas assez, pas assez, je voulais plus, j'avais faim.
Si elle était vivante? Bien sûr qu'elle l'était, à ce moment là. Je ne tue pas les proies tout de suite, quel est l'intérêt ? Mais il était trop tard pour elle, car je lui avais donné le désespoir. Nul ne peut s'en tirer d'avoir embrassé une sirène, spécialement en croyant lui résister, tu sais ?
Ils m'ont gardés, les hommes. Ils étaient fascinés, attachés, bâillonnés par ma beauté, comme moi je l'étais par leur corde. Ils m'ont embarqués sur un beau voilier pour me montrer à un de leur roi. Sur le pont du navire je regardais la falaise et son corps à elle qui s'écrasait sur l'océan comme une poupée de chiffon. Ma jolie poupée.
Comment avait elle pu trahir nos regards? C'était elle qui les avait appelés, les pêcheurs. Elle qui depuis ce temps le bon moment pour capturer la sirène qui ferait sa richesse. Ç'avait été moi la proie et je ne pouvais le supporter. Ooh je l'aimais si fort et ma plainte retentit dans le vent. Mais ce qui sortit de ma gorge à cet instant n'avait plus à rien à voir avec ma voix mélodieuse ; c'était un affreux croassement, un rire de mouette, cynique, désagréable.
Une sirène ne pleure pas. Nos yeux ne rejettent pas de larmes. Les larmes, c'est de l'eau, c'est le chagrin qui retourne à la mer. Nous sommes déjà à la mer.
Des cordes liaient mes poignets à un anneau de métal solidement fixé à la paroi. Ils m'avaient déplacés dans la cale. Il y eut une autre tempête.
Je l'entendais, mon nom, mon nom qu'elle criait, la mer, mon nom qu'elle hurlait à travers l'ouragan, Lyne, Lyne, Lyne, je sentais sa détresse, elle allait mourir la mer, si je ne la rejoignais pas, elle allait mourir, et je ne pouvais rien faire, heurtée, balancée contre des objets, je sentis quelque chose s'enfoncer dans mes côtes, et une voix qui me gueulait, Mais tu vas te taire oui, le monstre ? J'ai crié, hoqueté de douleur, encore, et encore et encore son pied a traversé des endroits de mon corps, brisant ma peau arrachant mes écailles.
Il n'y eut plus que l'instant d'après.
Les vagues me brisaient la tête. Je m'étais brisée sur les rochers. Mon corps tordu, écorché, écrasé sous une lourde planche, s'était échoué lamentablement sur un récif épineux. La mer, je voyais la mer enfin, elle m'avait rappelée à elle, oh, le soleil du matin me brûlait les yeux, mais l'eau était si proche, si rouge. Une partie du bateau était échouée sur le récif. Quelques planches flottaient au milieu des cadavres. Je me demandais si l'homme qui m'avait frappé se trouvait parmi eux. Ça me donna faim. Je voulus ramper jusqu'à l'eau. Je tirais à m'en déchirer la peau. La corde ne céda pas.
Elle ne céda jamais.
C'est immortel, une sirène. Je ne sais pas si tu savais. C'est presque immortel.
Je tirais, mon dos, ma queue, battaient les rochers, battaient les vagues à mes oreilles. Elles me brisaient la tête. Je souhaitais m'arracher les bras, mais je n'avais plus la force. C'était comme si ma mer, la mère, maintenant qu'elle m'avait retrouvée, avait voulu me garder rien que pour elle pour toujours.
Mais j'étais déjà à elle pour toujours. Pourquoi me faire tout ce mal, alors ? Pour me punir de mon amour?
Le manque d'eau, la faim, la solitude, la douleur. Tu veux savoir ce que c'était, le pire ? Je riais. Le pire c'était quand je riais. Au moment où mes écailles commençaient à tomber, ma peau à se déliter, quand la douleur m'avait rendu aveugle, aphone, que seul battait à mes tempes le bruit des vagues -les vagues me brisaient la tête-, quand la sensation de sa main caressant ma joue m'avait traversée tant de fois que j'avais l'impression que mon visage était brûlé. Quand j'avais tout oublié, que je ne ressentais plus rien, ça me faisait rire. L'ironie de la situation, la sirène qui souffre si proche de l'eau ! J'en rirais. j'en rirais aujourd'hui encore.
Un éclat la secoua, iréel tant il était mélodieux, exquis.
Un rire que je ne pouvais plus entendre, qui se disloquait en mouvements secs, avec les yeux hagards, ma bouche qui s'ouvre comme pour crier, et ça, ça faisait mal, que ça faisait mal. Au même rythme que mon coeur, mon rire, la mer, les vagues me brisaient la tête.
Heureusement que je n'étais pas seule. Je crois que je serais devenue folle, si j'avais été seule, une éternité, sur ce petit bout de roche qui n'était même pas une île. Tu imagines ? Mais je l'avais avec moi. Elle venait souvent et me bouchait les oreilles et pendant une seconde je n'entendais plus les vagues qui me brisaient la tête mais je sentais son souffle qui me brûlait la peau, sa main me caressant, ses yeux fixes et sa robe devenue rouge. Elle était si belle ainsi, revêtue de sang et de quelques une de mes écailles qui se détachaient sous ses doigts, je ne l'avais jamais trouvée aussi belle, plus belle que tout ce que j'avais jamais vu, plus belle que l'océan. Ma si jolie poupée. Elle murmurait mon nom, Lyne, Lyne, Lyne, de la même voix que quand elle était tombée.
Oui, heureusement que je l'avais avec moi.
La corde ne céda jamais. Ce fut mon esprit qui céda. Heureusement qu'elle était avec moi, je serais devenue folle, sinon. Tu imagines, passer une éternité à souffrir, et l'éternité d'après avec une faim dérangeante qui te tiraille, avec les vagues qui te brisent la tête, avec un esprit qui t'échappe, parfois, qui t'échappe juste, et en rire, en rire, c'est ça le pire, c'est d'en rire. J'ai dit, mon esprit a cédé ? Non, mon esprit n'a pas cédé. C'est impossible qu'il ait cédé.
Régulièrement je recevais des embruns, et même parfois la mer me submergeait, m'étouffait presque.
J'ai tellement chanté. J'ai chanté son nom. Chanté chaque minute à m'en casser la voix, à en détruire ma voix de sirène, mon bien le plus précieux. Les bateaux venaient, s'échouaient près de moi. De plus en plus d'yeux me regardaient depuis la mer avant de se faire arracher par les mouettes. Je ne savais plus si je hurlais ou si je ne faisais que chanter, exhalant ma rage et ma douleur à chaque note. Et parfois je riais et je ne savais plus si je riais ou si je ne faisais que hurler.
Le pire c'était quand je riais. Au moment où mes écailles commençaient à tomber, ma peau à se déliter, quand la douleur m'avait rendu aveugle, aphone, que seul battait à mes tempes le bruit des vagues -les vagues me brisaient la tête-, quand la sensation de sa main caressant ma joue m'avait traversée tant de fois que j'avais l'impression que mon visage était brûlé. Quand j'avais tout oublié, que je ne ressentais plus rien, ça me faisait rire. L'ironie de la situation, la sirène qui souffre si proche de l'eau ! J'en rirais. j'en rirais aujourd'hui encore.
Elle rit, encore, si haut, si aigu.
Je l'ai déjà dit ? Pardonnes-moi. C'est que ce devait être important.
Mais tu te demandes comment je peut être ici à te parler, si la corde n'a pas cédé. J'en ai vu passer, des tempêtes, piégée sur ce récif minable. Mais jamais une comme celle qui balança un bateau contre moi et mon épave, me propulsant avec elle au fond de l'océan. Tout ce qu'il me restait à faire, c'était attendre. Je mangeais les poissons qui passaient. Mon corps se ravivait. Mon âme, elle, si j'en avais eu une, serais morte depuis tout ce temps. Et ma voix, plaintive et erraillée, est revenue, plus douce, soulagée. Mon peuple m'a entendue. Ils sont venus, ils m'ont détachée.
Mais tu sais, la corde n'a jamais cédé.
Alors voici ma demande, Diable : rend-là moi. Rends moi ma jolie poupée. Je la tuerais de mes mains, je savourerais une fois encore son sang délicieux, et je la garderais près de moi pour toujours.
Si tu accèdes à ma requête, fais vite. Je ne supporte pas d'être si proche du rivage.
Les vagues me brisent la tête.
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