- CHAPITRE 1 -
Lottie
Les cartons s'empilent autour de moi, envahissant chaque recoin de ma chambre. Assise en tailleur sur le sol, je trie des affaires qui me semblent à la fois familières et lointaines : des vêtements démodés, des souvenirs de lycée, et des objets dont je me demande pourquoi je les ai encore. Alaïa, installée à côté de moi, attrape un t-shirt d'un rose criard et le déploie devant elle avec une grimace exagérée.
— Sérieusement, tu comptes vraiment garder ça ? me lance-t-elle, le sourire aux lèvres.
Je lève les yeux au ciel, amusée.
— C'est vintage, tu ne peux pas comprendre, rétorqué-je en essayant de défendre l'indéfendable.
Alaïa arque un sourcil et lit l'inscription imprimée en grosses lettres blanches.
— Attends... "I ❤ London" ? Genre, en plus d'être un crime contre la mode, tu ressens le besoin d'être corporate dans ta propre ville ? ironise-t-elle.
Je croise les bras, faussement vexée.
— Y'a pas de mal à être patriote...
Elle me fixe une seconde de plus, puis balance le t-shirt sans hésitation dans la pile des "À jeter".
— Mmh, non. Londres ne mérite pas ça.
Nous avançons rapidement dans cette tâche que j'ai maintes fois repoussée, tant chaque objet semble être une porte ouverte sur des souvenirs que je n'avais pas forcément envie de revisiter. Pourtant, aujourd'hui, il n'y a plus d'échappatoire.
— Alors, ça te fait quoi de partir à la fac ? demande la jolie blonde en me désignant un pantalon du menton.
Je fais une grimace, indécise, mais elle tranche pour moi en l'envoyant rejoindre la pile destinée à la poubelle.
— Honnêtement ? J'ai hâte. MMU, c'est un nouveau départ.
Elle hoche la tête, m'observant avec une curiosité teintée de douceur. Alaïa, avec son instinct infaillible, perçoit toujours ce que je ne dis pas.
MMU n'est pas seulement une fac pour moi. C'est une promesse, un rêve qui devient réalité. L'idée de fouler les couloirs du département de mode me ferait presque oublier tout ce que je laisse derrière. Cette dernière année a été tout sauf paisible, et même si je ne l'avoue pas, une part de moi reste attachée à cette maison. Entre les secrets de Maxence, les courses illégales, et toutes ces fois où tout a failli déraper, j'ai parfois eu l'impression que je perdais pied. Heureusement, John était là. Toujours. Il m'a soutenue sans relâche depuis que maman est morte et que papa est parti. Il a tout fait pour que je sois bien, quitte à m'étouffer parfois avec son besoin de contrôle. Et même si j'ai crié mon désir de liberté, aujourd'hui, quitter cette maison... c'est plus compliqué que je ne veux bien l'admettre.
Le bruit de pas lourds résonne dans le couloir, annonçant l'arrivée imminente de John. La porte s'ouvre brusquement, et il entre, visiblement irrité par le désordre ambiant.
— Lottie, sérieusement ? s'exclame-t-il en croisant les bras. T'es censée être prête, là ! Ça fait des semaines que je te dis de t'y mettre !
Je roule des yeux, un sourire narquois étirant mes lèvres, mais ne relève pas. John fait toujours ça : jouer au grand frère protecteur, parfois à l'excès. Mais aujourd'hui, j'ai juste envie de me concentrer sur cette étape, de passer à autre chose.
— Relax, tout est sous contrôle, je rétorque en levant une main nonchalante. On a presque terminé.
— Ah oui ? Parce que de mon point de vue, t'as encore toute ta vie à empaqueter ! rétorque-t-il en fronçant les sourcils.
Alaïa saisit son téléphone qui vibre, son expression se durcissant légèrement avant qu'elle n'éclate de rire.
— Apparemment Max ne va pas tarder à étriper James ! Il passe son temps à draguer les clientes au lieu de bosser.
John pousse un soupir, passe une main sur son visage, visiblement partagé entre exaspération et résignation.
— Je vais y aller avant qu'il ne le plante à coups de tournevis, marmonne-t-il en se dirigeant vers la porte. Essayez d'accélérer la cadence, merci, fait-il en quittant la pièce.
Alaïa attend qu'il soit hors de portée avant de s'écrouler de rire.
— Sérieusement, comment il n'a pas encore un ulcère avec tout ce stress ? Tu vas lui manquer, tu sais.
Je souris, haussant les épaules.
— Oui, mais il est temps de couper le cordon ! C'est mon frère, mais il faut qu'il arrête d'être mon père.
Alors que je réponds, mon regard tombe sur un vieux carnet en cuir au fond d'une boite. Mes doigts effleurent les reliures usées. Le cuir craque sous mes doigts tremblants, et une odeur familière s'échappe des pages jaunies. Une odeur d'enfance, de promesses non tenues, et de larmes étouffées dans l'oreiller. J'inspire profondément, mais mon cœur s'emballe à mesure que les souvenirs m'assaillent. et, pendant un instant, je me retrouve transportée des années en arrière. D'un geste mécanique, j'ouvre au hasard plusieurs pages.
14 octobre 20XX 10 ans
Je déteste cet endroit. Il y a plein d'enfants. Trop. Parfois, je me dis que je ne reverrai plus jamais John. Je veux juste rentrer à la maison, mais on me dit d'attendre. Attendre quoi ? Maman ne reviendra jamais... Chaque nuit, je pense à elle. Parfois, je me dis que si je pense très fort, elle pourrait revenir. Mais ça ne marche jamais... Maman est morte et je suis seule ici.
10 juin 20XX 13 ans
Aujourd'hui, c'était trop bizarre ! John a ramené deux de ses amis à la maison, et ils sont restés presque toute la journée. Le premier s'appelle James, il est super drôle et un peu bizarre (il n'a pas arrêté de faire des blagues que je ne comprenais même pas). Mais l'autre... Oh. Mon. Dieu. Il s'appelle Matthew, et il est trop beau !
Je referme le carnet précipitamment, mes joues en feu. C'était il y a longtemps, mais certaines choses doivent changer. Les béguins d'adolescence n'ont de vie que la durée de ladite adolescence, et maintenant que j'entre à la fac, il est temps de tourner la page.
— Je peux savoir ce qui te met dans cet état ? demande Alaïa.
Avant que je ne réponde, une silhouette apparaît dans l'embrasure de la porte. Matthew, appuyé contre le cadre, les bras croisés, son regard sombre et perçant fixé sur moi. Alaïa lève les yeux au ciel.
— T'avais besoin de poser ta journée pour nous espionner ? lance-t-elle, agacée.
Matthew décroise lentement les bras, son ton sec et détaché.
— Besoin d'une pause.
Alaïa ricane, mais ne manque pas l'occasion de répliquer.
— Et tu laisses Max seul avec ta moitié ?
Matthew, imperturbable, hausse les épaules.
— Oh, c'est bon, il va revenir, ton mec. Vous pourrez faire vos trucs chelous après.
Je me racle la gorge, essayant de retrouver une contenance, même si j'ai l'habitude de les entendre se chamailler.
Un sourire se dessine sur les lèvres d'Alaïa tandis qu'elle lui lance un regard taquin.
— Tu n'imagines même pas à quel point ma vengeance sera terrible...
— Aide-nous au moins tant que tu es là, fait-elle observer à Matthew en désignant un coin encombré. Ça, c'est pour la poubelle.
Matthew ne répond pas tout de suite. Son regard glisse sur un objet au sommet de la pile des « À jeter ». Intrigué, il saisit l'objet en question et l'examine sous tous les angles. Alaïa se retient à peine de rire. Ses yeux pétillent d'amusement.
Je fronce les sourcils, me demandant ce qui peut bien le fasciner autant. Puis je réalise. Oh. Non.
— Repose ça, Matthew, dis-je la voix un peu trop aiguë.
Il lève un sourcil intrigué.
— C'est quoi, ça ?
Son expression perplexe serait presque touchante si je n'étais pas en train de me débattre avec une vague de gêne. Alaïa, elle, ne manque pas l'occasion.
— C'est un sextoy, Matthew, répond-elle avec un large sourire. Un cadeau d'anniversaire que j 'ai offert à Lottie pour ses dix-huit ans. D'ailleurs, je suis vexée que tu t'en débarrasses, Lottie ! Mais bon, tu trouveras mieux à la fac.
Matthew relève la tête vers moi, et nos regards se croisent. Juste un instant, mais c'est suffisant pour que l'air semble soudain plus épais, plus lourd. Ses yeux plongent dans les miens, et pendant une fraction de seconde, tout le reste disparaît. Le souvenir de cette soirée, de cette fête que j'avais tant attendue, revient avec force. Mon cœur rate un battement.
Puis, comme si rien ne s'était passé, Matthew secoue la tête, l'air bougon, et balance l'objet dans le carton.
— On devrait... continuer, dit-il, sa voix un peu plus rauque qu'à l'accoutumée, comme s'il essayait de garder le contrôle.
Je prends une profonde inspiration, essayant de dissimuler mon trouble.
— À vrai dire, c'est terminé, fais-je, en observant la pièce.
Même s'il reste des choses dans la chambre pour les week-ends et les vacances, je m'y sens maintenant comme une étrangère. On dit que la fac change les gens, et bien je me sens déjà différente. Lottie laisse la place à Charlotte.
— Une bonne chose de faite, fait Alaïa en époussetant son pantalon.
Elle désigne les cartons.
— Ceux-là pour le coffre, ceux-là pour la poubelle. Ce que tu gardes, je rangerai.
Avant que je ne puisse dire quoi que ce soit, Matthew s'avance et me devance en saisissant deux cartons.
— Je vais les descendre, dit-il d'une voix calme, mais décidée.
Je le regarde, les sourcils froncés.
— Je peux très bien m'en charger toute seule, Matthew. Pas besoin que tu joues les chevaliers servants.
Il se retourne, me jetant un regard de défi.
— C'est pas une question de chevalier servant, Lottie. C'est juste du bon sens. Ces cartons sont lourds, je peux les descendre plus rapidement.
Je croise les bras, le défiant du regard.
— Parce que je suis une femme, je ne suis pas capable de porter des cartons, c'est ça ? Je devrais peut-être te remercier d'exister pour m'aider, Seigneur Matthew.
Alaïa éclate de rire, se tapant les cuisses.
— Allez-y, vous deux ! C'est mieux que Netflix !
Matthew secoue la tête, exaspéré.
— Ce n'est pas ce que je voulais dire, et tu le sais très bien. Ce n'est pas une question de féminisme. C'est juste pratique.
Je souris en coin, savourant un instant la joute verbale.
— Et c'est bien ça, le problème, Matthew. Tu fais toujours comme si j'avais besoin d'aide. Je suis parfaitement capable de m'occuper de mes affaires.
Avant qu'il puisse répondre, la voix de John résonne depuis l'étage inférieur.
— C'est prêt ou pas ?! On n'a pas toute la journée !
Je roule des yeux, tandis que Matthew en profite pour s'emparer des deux cartons sans un mot. Je le fusille du regard, mais il sort de la chambre avec les cartons dans les bras.
— Merci pour ton aide, chevalier servant, lancé-je à son dos avec sarcasme.
Alaïa éclate de rire, et je me précipite vers la porte.
— Allez, on file avant qu'il ne revienne ! dis-je en sautant dans mes chaussures à la hâte, presque trébuchante, et filant dans les escaliers, un éclat de rire partagé avec Alaïa flottant encore derrière moi.
Matthew est déjà dehors, en train de ranger les cartons dans le coffre de la voiture, ses gestes précis et rapides. Je l'observe un instant depuis l'encadrement de la porte, sa silhouette large et concentrée, avant de me faufiler dans la voiture. Le cuir du siège me semble à la fois familier et étrangement inconfortable, comme si tout ce qui m'entoure appartenait déjà à une autre époque.
J'aperçois Matthew à travers le rétroviseur lorsqu'il referme le coffre d'un geste ferme. Nos regards se croisent brièvement, un mélange d'agacement et d'amusement scintillant dans ses yeux. Ça m'arrache un sourire, malgré moi.
Alaïa s'approche pour me dire au revoir, ses bras s'agitant dans tous les sens tandis que je promets de l'appeler dès que je serai installée. On échange des signes de main exagérés, et alors que je referme la vitre, un léger pincement au cœur me rappelle que ce n'est qu'un au revoir, pas un adieu.
John enclenche la marche avant et la voiture se met lentement en mouvement. Le ronronnement du moteur remplit le silence entre nous, un bruit sourd, presque apaisant, qui fait écho à mes pensées. Je jette un dernier coup d'œil à la maison par la fenêtre. Chaque recoin, chaque souvenir ancré dans ces murs semble s'estomper à mesure que nous nous éloignons. C'est là, sur ce porche, que John m'a appris à faire du vélo. Là, sous cet arbre, que maman m'a dit de toujours suivre mes rêves. Mais aujourd'hui, ces souvenirs ne sont plus qu'un écho lointain
Un instant, je me regarde dans le rétroviseur. Une fille me fixe en retour. Ses traits sont familiers, mais quelque chose en elle a changé. Elle est prête à affronter l'inconnu, à se réinventer loin des souvenirs qui l'ont définie jusqu'ici. Je me redresse dans mon siège, relâchant une inspiration que je n'avais même pas réalisé retenir.
Et, dans ce reflet, Lottie laisse place à Charlotte, prête à embrasser la femme que je choisis de devenir.
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