L'Épidémie V
Thorn avait beaucoup perdu durant son séjour dans les geôles Neustrasiennes, elle le réalisait un peu plus chaque jour. Ses sens étaient émoussés, ses réflexes moins aiguisés, il lui était plus difficile de rester concentrée pendant un long moment. Elle se demandait si elle serait capable de chasser à nouveaux, ou si elle se retrouverait fauchée par la première horde de draugar qu'elle croiserait: cependant, pister la princesse dans les couloirs du château était un exercice bien plus simple, auquel la Sinistrale s'adonna sans difficulté dès que son corps eut séché. L'odeur fleurie laissée par la jeune fille embaumait les couloirs sur les traces de son passage, et l'odorat surdéveloppé de Thorn en appréciait chaque note tout en la suivant. Comme elle s'y attendait, la piste ne remontait pas dans le donjon, vers la chambre de la princesse, mais s'engouffrait au contraire dans le corps de garde vidé d'une grande partie de ses effectifs. Longeant une coursive, puis traversant les pavés irréguliers de la haute-cours, elle se dirigeait ensuite vers les parties plus basses du château, la basse cours et la première muraille, première ligne de défense en cas d'assaut. Le soleil commençait déjà à lécher l'horizon de ses rayons brûlants, dont la chaleur parvenait cependant bien peu à réchauffer les pierres noires du fort, tant la couverture nuageuse était épaisse; il n'avait cessé de pleuvoir, depuis que Thorn était arrivée. Les inondations venaient s'ajouter au malheur des habitants, déjà frappés par le mal invisible de la peste, et cette petite course poursuite puérile dans les murs du château semblait bien loin de la dure réalité du Royaume. Thorn ne s'en plaignait pourtant pas: les périodes de crise étaient celles où le peuple cherchait des boucs émissaires, et, en général, dans cette région du monde, il s'agissait des suomens ou des non-humains, dont elle faisait partie. Chasser la princesse était donc bien mieux que de se faire chasser par des hordes de paysans baronniens en colère.
Discrètement, Thorn se faufila dans la basse cour, toujours sur la piste de sa petite fugueuse. Les poules caquetèrent en sentant sa présence, mais il lui suffit de les regarder pour que son aura les réduisent à un silence apeuré, ce qui satisfit l'ego de la Sinistrale: ses talents de prédatrice n'étaient pas non plus totalement disparus, simplement dilués. La cours était en grande partie vide, seuls quelques serviteurs s'affairaient, probablement en pleine préparation du repas du roi, que ce dernier mangeait toujours seul, dans une salle dont les issues étaient gardées par son élite personnelle. Mais, au delà de ces quelques âmes affairées, et des animaux qui somnolaient déjà à moitié dans leurs enclos sales, il n'y avait personne - de visible, en tout cas. Mais pour la Sinistrale, la vision n'était qu'un sens primitif et secondaire: elle se concentra pour ressentir les vibrations du mantra. Et orienta immédiatement sa marche vers l'écurie, qui marquait le coin de la basse cours.
-Vous m'avez manquée, ma mie.
C'était une voix d'humain mâle, mais dont le timbre laissait encore transparaître les traces de la jeunesse. Elle provenait de l'écurie, et parlait à voix étouffée, que la sinistrale parvint tout de même à entendre en s'approchant du mur.
-Oh, Bastian... répondit la voix de la princesse. Si vous saviez comme cela est réciproque. Chaque instant loin de vous est une torture.
-Une torture qui se transforme en félicité dès l'instant où mes yeux retrouvent le chemin de votre visage, ma mie. Par les Dieux, que vous me semblez encore plus belle après tout ce temps loin de vous!
Thorn eut un rictus de dégout, mais ne fit aucun bruit. Elle était adossée au mur extérieur de l'écurie, et les deux tourtereaux devaient être juste de l'autre côté. Le pans était épais, mais elle préférait tout de même ne pas risquer d'attirer leur attention. La Sinistrale ignorait qui était cet amant secret, ce Bastian, qui semblait accaparer toute l'attention de la princesse. Si Thorn était dotée de sens hors normes, cela s'accompagnait également de tares, telle que sa très mauvaise mémoire des noms, visages ou voix. Elle n'avait aucune idée de si elle avait déjà entendu le nom de Bastian au château ou de si sa voix lui était familière. En conséquence, elle décida simplement de continuer à écouter.
-Les Dieux ont entendu nos prières, Père a accepté que vous restiez. Continua la princesse.
-Certes, mais uniquement car mon maître a insisté auprès de sa majesté pour que je puisse rester à son service, ce qui a failli causer son renvoi.
-Père ne renverra pas le Sieur Serbion sur ses terres. Il est son chevalier le plus loyal, et Père préfère garder tous ceux qui lui sont fidèles à portée de main.
-Mais je ne suis qu'un écuyer... si le roi l'exige, je serai renvoyé chez mon père durant la nuit, et vous n'en sauriez rien.
-Je le sais bien, mon cher... mais nous ne pouvons que prier. Père est froid, s'il en décide ainsi, rien ne pourra l'en empêcher.
-Ce n'est pas la seule chose qui m'inquiète. J'ai... appris que le roi avait trouvé un remplaçant au sieur Samson.
-Oui... répondit la princesse d'une voix un peu éteinte. Les Dieux bénissent son âme.
-Le sacrifice du sieur Samson était honorable, ma mie. Sans lui, ce serait mon corps qui serait suspendu à la potence à la place du sien.
-J'en suis bien consciente, mon Bastian. Et je me sens coupable de toutes mes manigances pour tenter de me défaire de sa garde, quand bien même il fut si conciliant et... qu'il alla jusqu'à se dénoncer ainsi...
-N'y pensons plus, ma mie... Y a-t-il seulement un espoir de mettre votre nouveau garde dans la confidence, comme ce fut le cas pour le sieur Samson?
-Je... crains que cela ne soit plus difficile, Bastian. Je n'ai aucun moyen de pression, et...
-Des moyens de pression, cela se trouve. Il suffit d'enquêter un peu. Dites moi simplement le nom du gentilhomme, et...
-Non, vous ne comprenez pas, Bastian. Ce n'est pas un gentilhomme. Ce n'est à vrai dire même point un homme. Ni même un humain. C'est une Sinistrale.
Le silence qui s'ensuivit fut retentissant de tout ce que cette révélation impliquait.
-Une... Sinistrale? Bégaya Bastian. Un... monstre? Mais... sa majesté les a tous fait expulser il y a de cela dix ans.
-Je ne l'ignore pas, Bastian. Et... j'ai ouïe dire qu'ils se faisaient rares, en ces temps. Mais le fait est là, et je dois partager ma chambre avec un monstre depuis trois nuits.
-Si je n'avais peur de ce que cela pourrait amener comme malheur, je maudirai sa majesté... comment peut-il vous faire subir cela?
-Je pense que... Père la voit d'un aspect purement pratique. Une tueuse dans l'âme, qui fera ce qu'on lui dit tant qu'il y aura de l'argent, qui lui doit sa liberté, qui ne peut contracter la peste et, surtout, qui n'est pas un homme.
Le silence tomba de nouveau.
-Vous pensez, reprit Bastian, que l'épisode Samson a pu ébranler la confiance de votre Père?
-Il n'y a jamais eu de confiance. Il n'y a jamais rien eu, à vrai dire. Aux yeux de Père, je dois simplement être mariée à un parti intéressant, fournir des héritiers, et surtout ne pas lui apporter de déshonneur. Il a tout fait pour étouffer l'affaire Samson, et... je pense qu'il a dut dire à la Sinistrale de me surveiller. Je crains que nous ne devions redoubler de prudence, pour nos rendez vous, mon amour.
-Peste... cela me fend le coeur. Je ne veux m'y résoudre, ma mie. Ce monstre ne m'empêchera point de vous faire cours.
-Soyez réfléchi, Bastian! Ce n'est pas un simple jeu! Vous risquez votre vie en me voyant. Pensez à Samson! Son corps est encore visité par le corbeaux, et je ne pourrai supporter l'idée de vous voir l'y rejoindre.
-Mais... ma mie...
-Il s'agit d'une Sinistrale, Bastian. Nous ignorons de quoi elle est capable. Peste, elle serait même capable de nous écouter en ce moment même! Ne jouez pas avec votre vie... je vous recontacterai quand une opportunité se présentera.
-Vous partez déjà? Ce fut bien trop court...
-Je le sais bien... mais, comme vous l'avez dit, l'amour, privé de sa moitié, ne fait que se renforcer.
Thorn en avait assez entendu. D'un pas discret elle s'éloigna, et se fondit dans l'ombre à l'arrière du bâtiment, derrière une épaisse touffe d'herbes folles. Elle contempla la princesse traverser la cour d'un pas preste, un châle jeté sur la tête, dans un espoir vain de camoufler son identité. Quand elle eut disparu, Thorn se leva, contourna le bâtiment, et pénétra dans l'écurie.
Le roi ne lui avait encore donné aucune consigne explicite au sujet des amourettes de sa fille, bien qu'il ait fortement laissé sous entendre qu'il était du devoir de la Sinistrale de faire en sorte qu'il n'y en ai pas. Cette dernière se demandait donc si elle devait dénoncer la liaison, s'en occuper elle même, ou prétendre qu'elle n'avait rien vu. Elle ne voulait pas risquer de finir comme Samson, apparemment son prédécesseur au poste, qui, si elle avait bien compris, s'était fait porter coupable de liaison avec la princesse pour couvrir le couple, et l'avait payé de sa vie. Thorn n'était pas stupide au point de brader sa propre existence pour une raison si futile: si quelqu'un devait trépasser entre Bastian et elle, ce serait le jeune écuyer.
L'odeur du crottin, jusque là simplement ennuyeuse, devint étouffante lorsque Thorn pénétra dans le bâtiment. Sur sa gauche, plusieurs box accueillaient les montures du roi, de ses chevaliers, et de ses messagers, tous dessellés et en train de savourer le foin qu'un jeune homme en tunique était en train de changer. Ce dernier était brun, de taille moyenne, et de carrure plutôt large. Il avait de grands yeux couleur noisette, un menton large et des mâchoires relativement peu marquées pour un mâle. Thorn n'aurait su dire si elle trouvait Bastian « beau ». Tout ce qu'elle savait, c'est qu'elle ne parvenait pas à trouver dans son visage un signe distinctif qui lui permettrait de le reconnaître à coup sûr, une technique qu'elle avait développée pour pallier à sa terrible mémoire.
Le jeune écuyer ne l'avait pas vue. Thorn s'adossa donc contre le chambranle de la large porte qui donnait sur la basse cour, et l'observa batailler avec acharnement, sa fourche à la main, pour ôter la paille sale du box d'une jument bai, et la remplacer. Tout en l'observant, Thorn se redemanda ce qu'elle allait faire. Elle n'avait pas d'ordre officiel... mais si le pot au rose était découvert, le roi aurait sa tête en plus de celle de Bastian. C'était une situation délicate... et Thorn n'était pas une excellente diplomate. Sa reflexion fut interrompue par l'exclamation de surprise de jeune homme qui, ayant terminé sa tâche, s'était tourné dans sa direction et l'avait remarquée. Il la fixait désormais, d'un regard empli de crainte et d'appréhension.
-Bonjour, ma dame. Commença-t-il. Je ne vous ai jamais vue par ici. Ne savez vous pas que le château est fermé aux étrangers à cause de...
-J'ai reçu un autorisation... spéciale. Susurra Thorn en examinant ses mains avec un air détaché, faisant ainsi bien étalage des griffes qui ornaient le bout de ses doigts, là où auraient dû se trouver ses ongles.
Pour ajouter au message, elle appuya ses propos d'un large sourire, révéla ses dents acérées. Bastian ne répondit pas. Il savait, pensa Thorn. Et son esprit était en ébullition afin de trouver une solution. Thorn s'approcha, et passa une main doucereuse dans ses cheveux, tout en plantant son regard mauve dans les yeux noisettes du jeune homme.
-Je suis la... nouvelle gouvernante de la princesse, en quelque sorte. J'ai ouïe dire qu'il était arrivé malheur à la précédente. Vous connaissez la princesse, jeune homme?
-Q-Quelque peu.
-Vraiment? Vous semblez pourtant bien proches, avec... comment était-ce? Ah oui... votre « mie ».
Le jeune homme devint d'autant plus pâle. Sa vibration s'accéléra. Son pouls devint plus intense.
-C'est une bien belle histoire, que vous vivez ensemble. Continua Thorn. Digne des meilleurs romans que dame Clémence apprécie tant... un amour interdit, un père violent, le sacrifice, d'un servant... la distance, le drame, la passion...
-Que voulez vous de moi? Demanda le jeune homme d'une voix blanche, tandis que les doigts griffus de la Sinistrale continuaient de le palper.
-Hum... et vous, que voulez vous? Rétorqua-t-elle.
-C'est... à dire?
Le ton du jeune homme était prudent.
-Cette relation, Bastian. Cette relation... toute cette passion, tous ces risques, tout cela, mais pour quoi, finalement? Vous pensez pouvoir obtenir sa main?
Thorn sentit la résolution du jeune homme se raffermir.
-Oui. Lança-t-il.
-Alors, vous êtes aussi stupide et naïf qu'elle. Répondit Thorn en enroulant ses doigts autour du coup du jeune homme. Vous êtes écuyer, auprès d'un chevalier. Vous ne représentez pas le genre de parti qui pourrait intéresser le roi.
-Nous n'avons pas besoin de son aval. Rétorqua le jeune homme. Nous nous aimons.
-L'amour n'aura pas le dessus sur la raison d'état. Asséna Thorn. L'amour est une chimère, Bastian. Tu le poursuis jusqu'au bout du monde, pour qu'il te glisse finalement entre les doigts, comme de l'eau que tu tenterai de retenir. Dans les faits, que va-t-il se passer? Tu ne parviendras jamais a être un parti qui puisse intéresser le roi, puisque cela s'obtient de naissance. Tu ne parviendras pas à l'enlever, puisque je serai là pour t'en empêcher. Et, un jour, tu seras découvert, et tu devras fuir ou mourir, et ainsi s'achèvera votre amour illusoire.
-Au moins, l'aurai-je vécu pleinement, et je partirai sans le moindre regret.
Thorn grogna. D'un simple geste, elle projeta le jeune homme contre le mur. Un tourbillon d'émotions et de souvenirs longtemps refoulés lui vrillait l'esprit. Et les mots prononcé par cet humain, cet enfant dont la vie venait seulement de commencer, la blessaient profondément. Mais elle refusait de se rappeler. Elle se refusait de se laisser aller à faire face à ces sentiments déchirés. Ces sentiments qui l'avaient déchirée, elle. Qui l'avaient réduite à néant, au point de préférer mourir à petit feu au fin fond des mines de sel plutôt que de faire face à la vie.
-Ne joues pas avec ta vie! Rugit la Sinistrale. Tu n'es pas le seul pour lequel elle importe!
Réalisant que ses doigts s'étaient serrés autour de la gorge de Bastian malgré elle, Thorn le retira, et le jeune homme s'effondra au sol en toussant, tentant de reprendre sa respiration.
-Ce sera mon seul avertissement. Gronda la Sinistrale, qui avait repris contenance. Je t'offre une chance unique de sauver ta vie et de ne pas vivre un amour vain. Ne la gâche pas.
Et, sans un mot de plus, elle disparut.
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