L'Épidémie III
La pluie s'infiltrait partout, de la crinière des chevaux jusqu'au fond des bottes des soldats qui accompagnaient le souverain. La saison des pluies étaient bien entamée, déjà, et n'aidait en rien pour contenir la propagation de l'épidémie, comme Thorn le comprit rapidement. Il s'avérait qu'Enguerrand était bien plus qu'un personnage irritant, c'était un paranoïaque convaincu, et il limitait tellement les contacts avec ses hommes dans sa peur de la contagion que c'en devenait ridicule. Cependant, ce comportement avait tendance à déteindre sur ceux qui l'entouraient qui, dans chaque village, veillaient à limiter au maximum les contacts avec les habitants, ce qui eut tendance à beaucoup amuser la Sinistrale. Mais elle profitait surtout du moment. Elle avait oublié la sensation de l'air frais sur sa peau, du vent soufflant dans ses longs cheveux couleur d'ébène, de la pluie coulant sur son visage et son corps. Elle s'émerveillait de chaque petit aspect de la vie. Les nuages moutonneux, les flaques d'eau, les grenouilles, les draugars fuyant au lointain, les villageois au visage fatigué, les charniers, les oiseaux. Tout était pour elle raison de s'arrêter et de simplement observer, ce qui, rapidement, irrita ses compagnons de voyage.
Après quelques jours, cependant, le chemin toucha à sa fin, et la route boueuse laissa place à une voie plus ou moins pavée, descendant le long des collines vers une imposante cité apparaissant au lointain.
-Lomberti, capitale de Neustrasie. Commenta le voisin de Thorn, un jeune soldat chevauchant avec un air goguenard et fier. La perle du sud!
-La perle du sud, voyez vous ça. La dernière fois que je l'ai vue, cette perle était un tas de taudis entassés entre deux murailles incapable d'empêcher la moindre invasion. J'espère que ça a changé...
Visiblement piqué au vif, le jeune homme s'éloigna. Thorn, elle, contempla la lointaine cité, peu aidée par l'épais rideau de pluie qui semblait s'y abattre. Les murailles grisâtres semblaient plus imposantes que dans ses souvenirs, et un château s'élançait vers le ciel à l'extrémité sud, au sommet d'une butte surplombant le bourg. Elle pouvait dire, même à cette distance, que l'endroit n'avait plus grand chose à voir avec la bourgade qu'elle avait connue autrefois. Mais alors que le convoi s'approchait, elle réalisa qu'un aspect était resté inchangé par les années: la puanteur. La saleté. Les masures qui s'entassaient dans les faux-bourgs alentours, afin de profiter du peu de protection offert par les murailles. Un sourire orna le visage de la Sinistrale. Certaines choses ne changeaient pas, et cela la réconfortait en quelque sorte.
Les soldats royaux se chargèrent de faire évacuer la grande rue sur le passage du convoi. Ils portaient tous d'étranges masques allongés, et veillaient à repousser les badauds à distance, avec de longues piques, de la même manière que les nains guident leurs troupeau de chevrales dans les montagnes d'Helljarchen. Femmes et enfants s'écartaient en criant sur le passage du convoi, qui renversait les quelques étals encore sortis sur son passage afin d'éviter à sa majesté le risque d'en subir la contamination. La capuche baissée, les cheveux trempés par la pluie, la Sinistrale observait ce manège avec une froideur distante, plus intéressée par l'architecture des bâtiments que par le sort de leurs habitants. Finalement, après une longue marche au travers de la cité, s'ouvrirent enfin les portes du château, qui se refermèrent aussitôt derrière le convoi, scellant son enceinte de l'extérieur. Thorn ne put cependant que remarquer les potences au sommet des murailles, sur lesquels des dizaines de corps décharnés étaient livrés à la merci des corbeaux. La paranoïa du roi ne parut que plus claire à la Chasseresse, qui remarqua que les habits des condamnés semblaient aller du carfan riche et étoffé à la robe de paysanne, et de la tunique d'artisan à la soutane de religieux. Il semblait que bien peu étaient épargnés par les pulsions du souverain, ce que la Sinistrale n'omit pas de retenir bien sagement.
Enguerrand descendit de son carrosse en portant lui aussi un étrange masque, richement décoré, probablement supposé le protéger de tout risque de contamination. D'un simple signe, il ordonna à ses gardes rapprochés, portant tous le blason du royaume sur leur écu, un aigle sur un champ bleu, de le suivre, et Thorn supposa qu'elle devait leur emboiter le pas, ce qu'elle fit. Bientôt, on atteint la salle du trône, sur lequel le roi alla immédiatement s'asseoir. Il fit appeler des servants, qui, tous, respectèrent une certaine distance de sécurité avec lui, avant de s'avachir en saisissant quelques raisins, posés dans une coupe.
Voyant que la garde rapprochée restait debout et immobile, autour du trône, telle une armée de statue en pierre silencieuse, la Sinistrale soupira, tira une chaise le long d'une des grandes tables de banquet bordant la pièce, et s'assit avec son épée en main, occupée à en parfaire le tranchant. L'attente ne fut cependant pas très longue, et une petite délégation entra dans la grande salle. Concentrée sur sa tâche, Thorn fit mine de ne pas s'en occuper, mais, bien évidemment, ses sens à l'affut ne perdaient pas une miette de tout ce qu'il se passait.
-Ah, mon cher. S'exclama une voix de femme. Je suis heureuse de voir que vous avez réfléchi à la folie de ce plan, et avez décidé de faire marche arrière.
-Il n'en est point question, femme. Rétorqua durement l'homme. Je suis seul roi en ces lieux, et mes décisions ne peuvent être discutées. Sinistrale!
Avec un soupire, Thorn se leva en rengainant son arme et s'avança vers le centre de la pièce, éclairée par la lumière vacillante des braseros qu'elle contourna soigneusement. Face à elle, une femme entre deux âges, richement vêtue d'une robe pourpre et coiffée élégamment. Plutôt bien en chair, la dame au joues rebondies et au regard sans doute trop bon pâlit lorsqu'elle entrevit la silhouette sombre et les yeux perçants de la Sinistrale.
-Par les treize! Mon cher, vous ne pouvez point confiez notre fille à ce monstre!
-Je le peux, et ce sera fait, femme. Ma fille doit jouir d'une sécurité, mais je n'ai ni le temps ni l'envie de recruter une garde d'élite comme la mienne pour la maintenir à l'écart de tout danger et toute contamination.
-Mais enfin...
-Les Sinistraux sont immunisés aux maladies. Continua-t-il. Et ce sont parmi les meilleurs combattants du monde connu. J'ignore les raisons pour lesquelles celle ci a fini dans nos geôles, mais peu m'importe: elle gardera ma fille.
-Mon cher, je vous en prie, entendez raison... les dieux-
-Les dieux nous ont abandonnés, femme! Il n'y a que nous pour nous protéger. Si tu souhaite que ta progéniture bénéficie de la même protection que moi, il serait temps de me pourvoir un héritier mâle qui vaille le coût de sa protection! En attendant que cette délivrance arrive enfin, cette sinistrale aura pour mission de veiller à ce que ta fille garde sa tête et sa pureté jusqu'au mariage! Cette discussion est terminée!
Sur ces mots, le souverain se leva et ordonna qu'on lui prépare un bain, tout en congédiant sa femme, et en lui ordonnant que soit menée la Sinistrale jusqu'aux quartiers de la princesse. Il fut évident durant tout le chemin que la reine tremblait de tout ses membres à la simple idée d'être seule en compagnie de Thorn, mais cette dernière ne s'en occupa même pas - elle y était habituée. Enfin, une porte en bois apparut, visiblement bardée de fer et renforcée.
-C-Clémence, mon hirondelle... susurra la Reine. Ton garde est arrivé...
-Non! Je refuse d'encore avoir un garde! Répondit une voix forte et assurée, à l'intérieur.
-Je t'en prie, ma belle, ne fais pas ton insolente, tu sais que ton père n'aime pas ça.
-Il s'en fiche bien! Rétorqua la voix. Il me fiche des imbéciles aux basques juste pour m'empêcher d'aller où je veux! Je refuse de recommencer ce manège.
-Écoute, ma chérie, je sais que depuis ce qui est arrivé à Samson, tu es très triste, mais tu as besoin de quelqu'un pour... veiller à ta sécurité.
La Reine avait prononcé la fin de cette phrase visiblement à contrecœur, en jetant un regard aussi dégouté qu'effrayé à la Sinistrale qui patientait derrière elle. Cette dernière grinça des dents.
-Laissez. Je vais m'en occuper.
Paniquée, la Reine commença à bégayer et à protester, mais un regard appuyé de la Sinistrale suffit à la faire se recroqueviller, et battre en retraite. Elle s'éloigna dans le long couloir de pierre avec un pas rapide, et Thorn, silencieusement, alla s'asseoir contre le mur, à côté de la porte close, et attendit. Elle savait que tôt ou tard, sa proie devait sortir de sa tanière, et que la curiosité et le sentiment de victoire qu'elle devait ressentir à ce moment à l'idée d'avoir peut être gagné l'argument la pousserait à mettre le nez dehors. Ce qui ne tarda pas, en effet. Après seulement quelques instants, Thorn entendit le glissement de pieds nus sur la pierre, derrière elle, suivi du bruit des loquets qu'on relève, et d'un verrou que l'on tourne. La porte s'entrouvrit, et une tête s'y glissa pour jeter un oeil dans le couloir. Lorsque ce regard se posa sur Thorn, la porte claqua immédiatement.
-Partez! Je ne veux pas de garde! S'égosilla la voix de la princesse.
Thorn ne répondit pas, et resta assise, immobile et silencieuse. Bien loin de partir, elle s'installa un peu plus confortablement, ferma les yeux et se reposa, les sens toujours en alerte. L'opération se répéta trois fois: la princesse ouvrait la porte pour voir si Thorn était partie, remarquait sa présence, la claquait et lui criait de partir. Cela ennuyait la Chasseresse uniquement car le bruit la tirait de son demi sommeil. Finalement, lors de la quatrième ouverture de porte, le monstre sortit de sa tanière, comme l'avait prévu la Sinistrale.
-Vous comptez rester devant ma porte pendant encore longtemps, ou dois-je faire appeler les gardes pour vous mettre à la porte?
-Je doute qu'ils soient autorisés à vous approcher. Risque de contagion, tout ça...
Thorn ne prit même pas la peine d'ouvrir les yeux pour parler, continuant à somnoler.
-Et ça ne s'applique pas à vous, peut être?
-Non.
Thorn n'eut pas besoin de la voir pour sentir à quel point la princesse se sentit outrée. Elle se plut à sonder les vibrations de cette jeune humaine. Bien que chaotique, comme toute personne ne maitrisant pas le mantra, elle y perçut le caractère tenace de son émettrice. La Sinistrale se demanda quelle âge pouvait avoir cette jeune princesse, bien qu'elle n'avait pas de grandes notions d'âge humain.
-Et vous allez vous contenter de rester plantée là pendant combien de temps? Reprit-elle, sans se démonter. Mon père ne vous paie pas pour somnoler!
-Il ne me paie pas non plus pour faire la conversation. Et je n'ai aucun besoin de rester ailleurs qu'ici pour faire mon travail... c'est vraiment un job de rêve. Je pourrai installer un fauteuil, ce serait plus confortable que la pierre.
-Mais je rêve! Père m'en à dégotté, des énergumènes, mais alors vous! Vous n'avez pas la moindre notion de respect! Je pourrais vous faire enfermer dans la pire des prisons du royaume si j'en avais envie.
Thorn entrouvrit les yeux et fixa son regard pénétrant dans celui de la princesse. La Sinistrale pensait qu'elle aurait affaire à une enfant, mais celle qui se tenait face à elle avait tout d'une jeune adulte, plutôt. Son visage avait un teint légèrement mat, ses pommettes étaient hautes, donnant une courbe particulièrement agréable à son visage. Elle avait de long cheveux châtains, parfaitement raides, et deux yeux d'un bleu électrique cernés de longs cils noirs. L'image que se faisait habituellement la Sinistrale d'une princesse, somme toute, y compris le caractère exécrable.
-Faites comme bon vous semble. À vrai dire, je sors de quelques décennies au sein de ladite prison, alors y retourner ne changera pas grand chose à ma position.
-Vous...
Son expression, d'abord interloquée, devint sceptique. Pour la première fois, la princesse détailla sa nouvelle garde avec attention, son regard s'attardant longuement sur sa poitrine et son épée.
-Vous... sortez vraiment de prison?
Ce fut au tour de Thorn d'être étonnée par le soudain changement de ton, qui semblait révéler un intérêt tout nouveau chez la jeune humaine.
-J'imagine que je pourrai juste vous avoir menti, mais en l'occurrence c'est vrai. Répondit la Chasseresse en haussant les épaules.
La princesse sembla hésiter un instant, peser le pour et le contre, puis s'exclama.
-Eh bien, puisque mon père n'a pas jugé bon de vous présenter à moi lui même, il est temps que je vous fasse passer un petit entretiens! Entrez donc!
-À quoi bon? Je suis bien, ici. J'aimerai juste que vous fassiez moins de bruit pendant ma sieste.
-Qu- Comment osez vous?!
La princesse trépigna sur place de frustration, et Thorn se demanda si elle n'était pas une enfant, finalement. Après un moment de silence cependant, elle concéda.
-Il y a un fauteuil à l'intérieur. Grogna-t-elle entre ses dents. Vous y serez plus confortable.
-Vous m'en voyez ravie.
Avec sa souplesse surnaturelle, Thorn se releva et se glissa dans la chambre avant même d'y avoir été plus expressément invitée.
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