Les jours passent. C'est la fin du mois de juin et cela fait huit semaines que je participe au concours de "Si j'étais...". Après les cours, les insultes, les coups de pied et les photos ridicules de moi partagées sur internet, je retrouve ma chambre, mon petit cocon de chenille qui met du temps à se transformer en papillon, où il y a mon miroir qui me ment, mon bureau fonctionnel où est caché mon carnet intime, ma coiffeuse blanche où sont posés mon mascara, mon fond de teint et un set de lentilles de plusieurs couleurs qui ne me servent désormais plus du tout pour mes créations.

Dans chacune de mes quatre nouvelles vidéos, sans relâche, je ne travaille plus que mon texte et ma façon de prononcer les mots.

Dans les coulisses du théâtre où depuis début juin, je donne chaque jour des représentations avec ma troupe, je lis mes petits scénarios de deux pages et les rectifie quand je trouve que certaines paroles importantes ne sont pas assez mises en valeur.

Jeff, mon professeur de théâtre, m'a entendu à plusieurs reprises faire des échauffements vocaux dans les toilettes. Un jour, il m'a proposé  de me coacher.

Depuis, il est devenu mon allié dans cette folle course contre la montre, ou plutôt contre moi-même, où j'essaie de me trouver une héroïne littéraire que je pourrais m'approprier pleinement.

Avant les répétitions, je monte sur scène et je joue souvent devant lui les personnages que je choisis pour l'application. Il critique aussi positivement que négativement mon jeu d'actrice, rit de bon cœur quand je joue des personnages humoristiques et me fait des remarques justes et professionnelles quand j'exagère sur des moments dramatiques.

A ce jour, pour le concours de "Si j'étais...", je suis rentrée dans la peau de huit personnages :

- Cosette dans Les Misérables (Victor Hugo)

- Shéhérazade dans les Contes des Milles et Unes Nuits

- Cendrillon(Charles Perrault)

- la mère de Jack dans Jack et le Haricot Magique (Aarne Thompson)

- la Belle-mère de Blanche-Neige (les frères Grimm)

- une des méchantes sœurs de Belle dans La Belle et la Bête (Gabrielle Suzanne de Villeneuve)

- Esmeralda dans Notre-Dame de Paris (Victor Hugo)

- Juliette dans Roméo et Juliette (William Shakespeare)

- Io dans Les métamorphoses (Ovide)

Inutile de vous préciser qu'avec ces héros des plus grands classiques littéraires, pourtant tant appréciés, je n'ai gagné aucun prix. Mais je ne dois pas céder à l'abattement ! J'ai consacré trois ans de mon adolescence à auditionner dans le cinéma, je vais repasser trois ans à me filmer pour une étrange application que je trouve très innovante ! De plus, Jeff est mon mentor et refuse que j'arrête. Il est certain que je vais réussir. Enfin, réussir ne serait pas le mot qu'il utiliserait... Il ne se doute pas que toutes ces minuscules scénettes auxquelles j'attache beaucoup d'importance seront jouées devant mon smartphone et postées sur Internet. Il pense que c'est simplement un passe-temps insignifiant, et tant mieux, car je connais le fond de ses pensées sur les réseaux sociaux et les applications pour mobiles et je peux vous dire qu'elle ne sont pas vraiment roses...

Avec toute cette histoire sur mes entraînements, j'ai oublié de parler un peu plus de mon professeur de théâtre !

Comme le cours commence bientôt, je vous laisse avec ces quelques lignes de mon carnet, à bien reposer dans le troisième tiroir de mon bureau, en partant du haut, bien entendu.

Carnet d'Esther

Fiche personnage de vie réelle :

Jeff a passé le cap de la trentaine depuis peu, mais a déjà eu une longue carrière de comédien sur les planches et de professeur de théâtre au lycée puis en activités extras-scolaires. Passionné de comédie, il a quitté l'école à seize ans pour se consacrer à des représentations se déroulant partout en France, voyageant en caravane avec un livre de Shakespeare dans une main et un morceau de pain sec dans une autre (à ce qu'il m'a dit). Jeff est comme ça: il aime exagérer les choses et avoir l'air le plus sincère possible, comme au théâtre.

Il paraît qu'il n'a pas vraiment de repères dans sa vie sentimentale. Il vit seul mais filtre avec des filles beaucoup plus jeunes que lui. C'est des anciennes élèves du lycée dans lequel il travaillait qui me l'ont dit.

On dit aussi qu'il est végétarien.

Qu'il porte les mêmes vêtements pendant une semaine.

Qu'il boit souvent.

Qu'il peut s'absenter sans aucune nouvelle pendant trois mois et revenir comme si de rien n'était.

Mais malgré toutes ces choses qui font de lui un homme "bizarre" et même "peu fréquentable" selon certains, mon regard sur Jeff ne change pas et je vois toujours en lui quelqu'un de bien. Quelqu'un de vrai. Quelqu'un qui veut juste vivre avant de mourir.