T I M O T H É
Quand on pense à un "Timothé", on pense tout de suite à un petit garçon de sept ans hyperactif et très énervant. En plus, le seul autre Timothé que j'ai connu convenait parfaitement à cette description. Il avait été mon voisin pendant un an, une des pires années de ma vie.
Mais moi aussi, je m'appelle Timothé. Par contre, je ne ressemble pas du tout à la description que j'ai faite avant, loin de là. En fait, pour tout vous dire, juste le mot "garçon" est faux dans mon cas. Je suis né avec un sexe masculin, évidemment, mais je suis une fille. Ouais, je suis transgenre. Enfin, je n'ai pas encore commencé ma transition, mais je compte la faire un jour.
Un autre truc qui fait chier avec mon prénom c'est que si je veux le changer pour "un prénom de fille", j'aimerais bien qu'il ressemble au nom avec lequel je suis née, mais c'est plus compliqué. Si je m'étais appelée Sam ou Raphaël comme d'autres gars de ma classe, ça n'aurait pas été difficile, je l'aurais changé pour Samantha ou Raphaëlle. Mais avec Timothé, j'ai quoi comme choix? Timothéla? Non merci...
Donc, pour les gens de mon école, quand ils entendent "Timothé", au lieu de penser à un enfant, ils pensent au "trans gay bizarre" (j'ai déjà entendu quelqu'un m'appeler comme ça). Bon, au moins ça leur prouve que les stéréotypes ne sont pas toujours vrais.
Bref, j'ai toujours détesté mon nom, et je sais que je ne suis pas la seule. On est plusieurs dans ma classe à avoir des noms de merde. Une princesse Disney, une grand-mère, été en anglais, et j'en passe.
Bon, revenons au présent, ce que je devrais faire avant de recevoir un ballon dans le visage. Je suis en plein cours de sport, droite comme un piquet sur le côté du gymnase, alors que je suis censée jouer au basketball.
-Timothé, par pitié, va t'asseoir sur le banc si tu ne joues pas, tu déranges les autres qui essaient de participer, me supplie la professeure.
Je sais très bien que si je fais ça je vais avoir un zéro comme note, mais c'est le dernier de mes soucis. Alors, je l'écoute et me traîne lâchement jusqu'au banc, puis me laisse tomber dessus avec un soupir. Je déteste les cours de sport avec passion. J'en ai seulement un par semaine, mais c'est beaucoup trop.
-Ça va? me demande la princesse Disney à côté de moi.
-Oui, Arielle, je vais bien, arrête de faire comme si tu t'inquiétais pour les autres alors que ce n'est pas le cas.
-Mais je m'inquiète vraiment pour les autres!
-Mais tu t'évertues à dire à tout le monde que tu n'est pas une princesse Disney, donc arrête d'agir comme si tu en étais une.
-Et toi, arrête de te prendre pour un poète juste parce que tu utilises des mots compliqués comme évertuer.
-Pourrais-tu au moins faire l'effort d'utiliser les bons pronoms quand tu me parles, si tu t'inquiètes vraiment pour moi? Une poète, s'il te plaît.
-Ça change rien si tu crois que tu es une fille, tu reste un ga...
-Calmez-vous, les filles, arrêtez de vous chicaner, dit lentement Mathieu-Éric en venant s'asseoir entre nous deux.
Ce gars là, je le soupçonne d'être sous l'emprise d'une quelconque drogue chaque jour. Il parle toujours de trucs qui ont pas de sens et rajoute un petit rire bizarre à la fin de chacune de ses phrases. En plus, il fait partie de ceux qui ont des noms laid, probablement pourquoi tout le monde l'appelle Mat'.
-Vous parliez de quoi?
-Je disais à Timothé à quel point il était un bon poète, raconte Arielle avec un sourire hypocrite.
-Ah oui, moi aussi j'ai déjà écrit un poème, un poème d'amour même. C'était pour ce gars... Comment il s'appelle déjà?
-Tu es gay?
Il réfléchit quelques secondes en fixant le vide, la bouche ouverte, avant de reprendre d'un air perdu:
-Non, finalement, je crois que c'était une fille. Mais je sais pas plus son nom. Fall? Spring?
-Summer? Tu as écrit un poème pour Summer?
-Ah oui, c'est ça, Summer.
Summer et Mathieu-Éric, c'est une combinaison... Improbable. Elle est gothique et ne parle jamais à personne. Ça ne me dérange pas du tout, mais je doute qu'elle soit interessée par un gars comme Mathieu-Éric. La fille qui tue probablement des chatons dans ses temps libres ne tombera sûrement pas amoureuse d'un grand idiot drogué.
Justement, la tueuse de bébés chats est seulement à quelques mètres de nous, elle aussi sur le banc. Elle fixe le vide avec un air agressif, ce qui me fait un peu peur. Honnêtement, la seule fois où elle m'a adressé la parole-pour me demander un crayon-mes mains tremblaient et j'ai fait attention d'être très gentille avec elle, on ne sait jamais ce qu'elle pourrait faire.
Bref, normalement j'essaie de l'éviter, mais là, pour faire plaisir à Mathieu-Éric, qui me semble si désespéré à la fixer comme ça, je peux faire une exception.
Je me lève lentement et avance vers elle, avant de m'asseoir à ses côtés avec précaution. Elle tourne sa tête vers moi, toujours avec ce même air méchant, et je regrette soudainement d'avoir fait ça. Je suis vraiment trop gentille, j'aurais dû laisser Mathieu-Éric se démerder tout seul.
-Tu veux quoi?
-Eum, je me demandais si tu voudrais euh, venir t'asseoir à côté de nous, dis-je en pointant Arielle et Mat', tu... as l'air sympathique...?
Elle semble surprise quelques secondes, puis regarde où j'ai pointé. Elle... Sourit gentiment...? C'est la première fois que je vois cette expression sur son visage, et je la connais depuis cinq ans.
-Merci, je vais aller avec vous, c'est gentil de me l'avoir proposé.
Sous mon expression incrédule, elle va s'asseoir sur le banc à côté de Mathieu-Éric. Ce dernier semble très heureux, et me remercie "discrètement" quand je retourne avec eux. Finalement le couple "Mathieu-Summer" n'est peut être pas si improbable, surtout quand on voit comment elle le regarde.
Puis après quelques secondes, je réalise que ce n'est pas Mat' qu'elle fixe avec cet air, mais Arielle. Je me retiens d'éclater de rire. J'ai déjà entendu cette dernière dire des commentaires homophobes, et maintenant, une fille semble l'apprécier. J'ai un peu peur pour Summer si elle l'apprend par contre, qui sait quel genre d'insultes elle pourrait lui lancer. Les moqueries d'Arielle peuvent détruire une confiance en soi, j'en ai été témoin à plusieurs reprises.
Il y avait eu, par exemple, Léa, la fille de ma classe il y a deux ans qu'Arielle avait traité de "grosse" à plusieurs reprises. Elle avait arrêté de manger de vrais repas pendant plusieurs mois, jusqu'à devenir très maigre. Elle a fini par reprendre un peu de poids quand presque toute les élèves de notre groupe-et celà m'inclut-avaient été confronter Arielle. Léa m'avait déjà confié que ça l'avait étonné, puisqu'elle ne parlait pas beaucoup et n'avait pas vraiment d'amis dans la classe. Je lui avait répondu que malgré ça, on l'aimait beaucoup.
Enfin bref, j'ai quand même pitié de Summer, elle est intéressée par une fille super méchante et hypocrite. Et je ne dis pas ça seulement pour ne pas me faire jeter une malédiction dessus par la meurtrière de chats.
-Yo! s'exclame une mamie qui est venue nous rejoindre sur le banc.
Non, évidemment, ce n'est pas une vraie mamie, mais elle s'appelle Armande. Je crois que c'est le nom de mon arrière-grand-mère, alors je l'appelle la mamie.
-Armande on veut pas te parler, dit Arielle avec un soupir bruyant.
-Arrête d'être aussi méchante Cendrillon, elle peut venir avec nous si elle veut.
-Mon nom c'est Arielle, Mat'.
-Sérieux? Moi j'hésitais entre Cendrillon et Aurore.
-Contente de voir que tu connais tes princesses Disney.
-J'ai trois grande sœur, donc elles me forçaient à écouter ces films-là quand j'étais jeune. Une fois, elles m'avaient déguisé en princesse et quand elles on voulu me maquillé j'ai...
Je ne l'écoute déjà plus. Avec Mathieu-Éric, quand il décide de commencer un monologue, ça peut durer des heures. Comme il parle très lentement, c'est encore pire.
-Il est énervant, nous chuchote Armande.
Je ne suis pas sûre qu'elle puisse juger Mathieu-Éric, parce qu'elle aussi elle est énervante. Le genre de fille qui se pense "cool" parce qu'elle dit "yo" à tout le monde et qu'elle porte des crop tops à l'école. Au moins, maintenant elle a passé sa phase "je suis trop dépressives", c'était l'an passé. Je sais que certains adolescents sont vraiment dépressifs, mais elle, elle allait dire à tout le monde qu'elle était dépressive parce que son crush ne l'aimait pas. Je n'en connais pas beaucoup sur la dépression, mais je crois que quand tu en a une, tu ne vas pas le crier sur tous les toits en étant presque fière. En plus, elle m'avait dit qu'elle s'était diagnostiquée elle-même.
-Et c'est pour ça que je trouve que le racisme c'est con, termine enfin Mathieu-Éric.
Je fronce les sourcils, essayant de comprendre le lien entre le début de sa conversation et la fin. Il n'y en a sûrement pas, il est comme ça Mat'.
-Oh mon dieu, Je viens de remarquer quelque chose! Tous les gens avec des noms nuls dans la classe sont réunis sur un banc. C'est peut-être le début d'une grande amitié!
-Non Armande, je ne crois pas que personne ici ait envie d'être ton ami.
-Tiana, arrête d'être méchante avec Normande, faut vraiment que tu fasse la paix avec ton toi intérieur, celui qui est en quête de bonheur et-
-Ta gueule Mat.
-Pour moi, c'est Arielle le problème, personne ne voudrait être ami avec elle, je dis.
-Penses-tu vraiment que tu es mieux, tu es seulement un gars qui a quatre ans d'âge mental et qui pense qu'il est beau quand il porte les robes de sa mère. C'est super bizarre ton affaire, en plus tu es vraiment laid comme ça, j'aime bien mieux les gars masculins.
-Le monde ne tourne pas autour de toi, Arielle. Et puis, si Timothé dit qu'elle est une fille, elle en est une, donc ne remet pas en question ce qu'elle seule peut savoir.
J'écarquille les yeux en entendant ces mots. Je ne m'attendais pas du tout à ce que Summer prenne ma défense, surtout devant Arielle.
-Ça fait plaisir, idiote, rajoute Summer me frappant l'épaule gentiment.
Arielle nous lance un regard qu'elle pense sûrement menaçant. Elle ne sait clairement pas quoi répondre à ça. Je suis encore plus reconnaissante envers Summer en la voyant chercher ses mots.
-Wow, tu as vraiment des bons arguments Summer, tu es très intelligente.
Cette dernière croise le regard en admiration de Mathieu-Éric, avant de détourner la tête, visiblement mal à l'aise.
-Comme c'est le quatrième cours que vous ne jouez pas, tous les cinq, vous êtes en retenue demain soir, nous interrompt la professeure.
-Quoi? Vous n'avez pas le droit de faire ça, c'est seulement un cours de sport, ce n'est pas important!
-Pourtant vous devez passer le cours pour avoir votre diplôme, et je veux que vous l'ayez tous, donc peut-être qu'une retenue va vous inciter à participer la prochaine fois.
Un soupire collectif nous échappe. Le fameux diplôme. Nous allons le recevoir à la fin de l'année puisque nous sommes des finissants. Je ne sais même pas ce que je veux faire après le secondaire, je n'ai pas de talent particulier ni de bons résultats. Je vais probablement finir caissière dans un magasin miteux pour le reste de ma vie. C'est triste, mais au moins je suis réaliste. Pas comme Arielle qui ne semble pas avoir grandi depuis la prématernelle. Chanteuse. C'est ce qu'elle voulait devenir quand elle avait quatre ans, et elle n'a toujours pas changé d'idée. Faudrait lui dire qu'elle n'a pas de talent.
Voilà ce que nous sommes, cinq finissant qui n'auront pas leurs diplômes à cause d'un cours de sport. Pathétique.
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