Partie 1 : la fille et le garçon bizarres
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Hyunjin a toujours eu des amis bizarres.
Ce n'était certainement pas la meilleure des qualifications, mais je n'ai jamais trouvé d'adjectif plus adéquat. Ils étaient bizarres, et si ce n'était pas pour mon frère, jamais je ne me serai forcée à les rencontrer. Je crois qu'à cette époque-là, j'avais encore une idée un peu trop précise de la normalité. Hyunjin, on devait sûrement le traiter de bizarre lui-aussi. Néanmoins, nos liens familiaux m'empêchaient de lui coller ce fichu adjectif sur le front. Mon frère a toujours été un peu à côté de ses pompes mais je l'appréciais beaucoup. On passait notre temps à se battre et à s'insulter. Je crois qu'au fond, c'était notre manière de se dire qu'on s'aimait.
Pourtant, depuis le collège, les autres élèves ont placardé l'étiquette « bizarre » dans le dos de Hyunjin, et il n'a jamais réussi à s'en séparer. Pour être honnête, je crois qu'il l'aimait beaucoup. « Ça veut dire que je suis unique. C'est cool ! » m'avait-il confié un jour.
Un psychologue — ou bien était-ce Marc Twain ? — a dit une fois que le lien de gémellité s'il n'était pas altéré dès la naissance, pouvait créer des problèmes de distanciation entre les bébés si bien qu'il arrivait qu'en grandissant les enfants développent des caractères et manières de penser similaires. Je n'ai rien compris à ce charabia. On avait beau être jumeaux, ce jour-là j'ai regardé Hyunjin comme s'il était tombé sur la tête.
Je n'ai jamais compris l'engouement qu'il avait à vouloir rester « bizarre ». Je ne trouvais aucune joie à être unique, si cela signifiait être différente. Surtout à cet âge, celui où la différence effraie et provoque l'antipathie. Pourtant, Hyunjin portait fièrement son étiquette « unique » à bout de bras.
Mon jumeau était unique. C'était à s'en cogner la tête par terre.
Il est vrai que Hyunjin était un garçon un peu... étrange. Il portait des fringues aux couleurs douteuses, avait une grande gueule qu'il oubliait trop souvent de fermer et il se fichait grandement des règles de politesse. Il ne croyait en rien si ce n'est en lui-même et ses considérations étaient à des millénaires de celles des autres garçons de notre âge. Hyunjin, il voulait tout vivre en vitesse accélérée et s'était juré de mourir de jeune.
C'était peut-être parce qu'il était mon frère mais lâché dans la masse de collégiens en uniforme bleu marine, je n'avais jamais trouvé Hyunjin unique. Certes, il était relativement plus beau et plus grand que la moyenne mais il n'avait pas un QI exceptionnel ni un incroyable talent. Je n'avais jamais trouvé Hyunjin différent.
A mes yeux, il n'avait rien d'unique. Je ne lui ai jamais dis.
Il exhibait fièrement le fait qu'il était bizarre, tandis que moi je m'efforçai chaque jour un peu plus d'avoir l'air on-ne-peut-plus « normale ».
J'ai mis plusieurs années à comprendre en quoi Hyunjin était si exceptionnel. En fait, Hyunjin n'était pas différent, il était juste lui-même. C'est ça qui était bizarre. Je ne m'étais jamais posée de pareilles questions. Qu'est-ce qui fait de nous des êtres différents ? Qu'est-ce qui nous rend unique ? Est-ce que je suis moi-même ? Mais surtout : Qui suis-je ?
C'est comme ça que j'ai démarré ma crise identitaire durant ma dernière année de collège.
C'est à cause de Hyunjin. Un jour, il est arrivé dans le salon après avoir balancé son sac, son manteau et ses chaussures dans l'entrée. Moi, je l'avais suivi quelques pas derrière, ramassant ses affaires en pestant. Comme toujours, Maman était affalée sur le canapé à regarder l'écran d'un oeil épuisé et Papa n'était pas encore rentré du travail. Maman avait été de garde toute la nuit, et s'efforçait depuis son retour à rester éveillée pour ne pas risquer de décaler son rythme de sommeil. Papa était encore à l'hôpital, il rentrait toujours tard et partait toujours tôt. On ne le voyait jamais. Même les week-ends il était absent. Je pense que ce jour-là, Hyunjin avait espéré qu'il ne soit pas là.
— Maman ! a-t-il crié, faisant sursauter l'interpelée emmitouflée dans un plaid.
— Oh mes chéris, vous êtes déjà rentrés ? Il est encore tôt...
— Il est presque 19 heures Maman, ai-je soufflé en entrant dans le salon.
Comme tous les lendemains de garde, elle avait totalement perdu la notion du temps. J'ai jeté son sac sur la tête de mon frère et m'apprêtai à monter dans ma chambre quand Hyunjin m'a retenue.
— Attend Yeji, j'ai une grande annonce à faire.
Son visage revêtait un grand sourire et il avait un regard spécialement fier. Il avait l'air très con, et je me suis demandée s'il ne cherchait pas à cacher sa peur sous ses manières théâtrales. Il a craché sa grande nouvelle comme s'il parlait de la pluie et du beau temps. Il cherchait à s'en débarrasser le plus vite possible, comme si c'était une futilité. A l'intérieur, je pense qu'il devait être terrifié.
— Je suis gay.
Ça a eu sur moi l'effet d'une bombe. Pas parce que je n'acceptais pas que mon frère puisse aimer les hommes, mais simplement parce que je ne l'avais jamais envisagé. A vrai dire, je ne m'étais jamais posé de questions sur l'orientation sexuelle puisqu'il me paraissait « normal » d'aimer le sexe opposé. Maman a haussé les épaules, l'expression joyeuse.
— Mais enfin Hyunjin, je suis ta mère. Tu pensais vraiment que je ne m'en doutais pas déjà ?
Elle nous a ensuite demandé d'aller nous changer et de redescendre mettre la table. Hyunjin a monté les escaliers de marbre en trombe, trainant son sac derrière lui.
— Putain ! Même dans une société ultra-conformiste, il a fallu que je tombe dans une famille ouverte d'esprit ! Je voulais du drama !
La porte de sa chambre a claqué. J'ai pouffé et Maman a levé les yeux au ciel. On savait aussi bien l'une que l'autre que Hyunjin était soulagé.
Hyunjin, à mes yeux, c'était un alien. Il était imprévisible et incompréhensible. Il avait un sale caractère et tournait son monde en bourrique. Il avait compris les réponses de questions que je ne m'étais jamais posées. On avait le même âge, j'avais l'impression d'avoir dix fois moins vécu que lui.
J'ai fini mon collège sans savoir qui j'étais. J'ai passé mon lycée dans le flou. Mon frère voulait vivre de sa passion, je ne savais pas quoi faire de ma vie. Grâce à Hyunjin, j'ai réussi à construire mon « moi » un peu mieux, à affirmer mes opinions quand bien même elles pouvaient ne pas suivre les normes. Pendant un an entier, j'ai refusé d'approcher mon frère en société, je crois que moi-aussi, j'avais fini par lui coller l'étiquette « bizarre ». Puis, mes amis — qui eux, étaient normaux — ont fini par me laisser tomber, mon ex a mis les voiles avec une autre plus belle et plus perdue que moi. J'étais seulement la soeur jumelle du mec bizarre de la classe d'à côté. J'en ai voulu à Hyunjin. Je l'ai détesté, il ne m'en a pas voulu. J'ai compris que personne ne m'avait jamais vu, moi. On m'avait toujours définie par rapport à mon frère. Je l'ai haïs encore plus.
Et puis le lendemain, il s'est planté face à la table de mes anciens potes. J'aurai aimé croire que j'étais assez forte pour me défendre seule mais c'était un mensonge. Hyunjin, je ne lui avais rien demandé. Il a tenu son plateau-repas à une main, a renversé son verre d'eau sur mon ancienne meilleure amie, et a couvert mon ex de nouilles à l'encre de sèche.
Il est monté debout sur la table, et il a crié à toute la cafétéria qu'il s'en prendrait à quiconque ose blesser « sa précieuse petite soeur » (ses mots pas les miens). Il aimait se dire grand frère parce qu'il était né le premier, ça m'énervait toujours. J'ai pleuré.
Il s'est pris une sanction disciplinaire qui l'a expulsé du lycée plusieurs jours et l'a collé un mois. Quand je suis rentré de mes cours du soir, il était déjà à la maison. Il n'y avait personne d'autre. Je suis montée dans sa chambre en courant, et je me suis jetée dans ses bras.
Hyunjin avait agi de manière débile ce midi-là, mais il m'a permis de faire quelqu'un de moi.
Hyunjin, c'était un garçon bizarre, avec des amis bizarres. Et une soeur bizarre.
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C'était trop. J'avais l'impression d'être déguisée. Je soupçonnais même Hyunjin de l'avoir fait exprès. On s'était enfermés dans le dressing de Maman. Les rangées d'étagères en bois clair s'étendaient sur les côtés, et le plus grand miroir de la maison était encastré dans la porte coulissante d'un des placards. Collés l'un à l'autre, on se serrait pour apercevoir chacun notre reflet. Sans grand succès : je ne voyais que la moitié de nos corps.
— Je ne suis vraiment pas à l'aise Jinnie.
— Arrête de te plaindre Yeji, t'es canon. Si je n'étais pas gay — et ton frère au passage — j'aurai tenté le coup avec grand plaisir.
Je lui ai adressé un regard en coin qui a calmé ses ardeurs.
— Ce n'est pas le problème ! Aie à porter un short aussi court et serré et on en reparlera.
— Oh, j'en ai déjà mis.
Son ton nonchalant m'a sciée. Je n'étais pas spécialement surprise, je ne m'attendais juste pas à ce qu'il l'avoue ainsi.
— Tu mets presque tout le temps des shorts aussi courts à la boxe, pourquoi ça te dérange maintenant ?
— Parce que tu trouves que je vais à la boxe là ? ai-je répliqué.
Le mini-short en simili cuir noir me rentrait presque dans les fesses, j'avais de quoi me plaindre ! Je ne me rappelais même pas d'avoir fait l'acquisition d'une telle pièce. J'ai fixé mon reflet pendant une éternité. Hyunjin avait toujours été doué pour créer des ensembles et associer les couleurs, et je devais bien avouer qu'il avait raison. J'étais canon. Ou du moins, j'étais moins pire que d'habitude. C'était un exploit. Hyunjin avait du utiliser la moitié de mon flacon de mon fond de teint pour cacher un horrible hématome verdâtre sur ma pommette droite. C'était un énième cadeau reçu lors de mon denier combat. Je l'avais piteusement perdu d'ailleurs. Heureusement, la saison des qualifications pour les épreuves inter et intra-clubs n'arrivaient pas avant plusieurs semaines.
C'est aussi pour ça que j'avais accepté d'accompagner Hyunjin à une soirée chez ses amis. Je ne négligeais jamais mes entraînements, et m'assurais toujours d'avoir le mode de vie le plus sain possible mais Hyunjin m'avait cassé les pieds pour que je vienne avec lui, afin que je me « socialise ».
Il faut dire que je ne voyais mes deux meilleurs amis qu'à la boxe. A l'université, je n'avais même pas essayé de m'en faire. Je galérais déjà assez à allier mes cours et mes entraînements pour avoir en plus à me soucier d'obligations sociales.
Néanmoins, j'ai pensé que faire la fête une soirée ne pourrait pas me tuer.
J'avouerai que j'en avais marre d'écouter Hyunjin me supplier pour que je vienne. Je crois qu'il avait du promettre à ses potes de leur présenter sa soeur, sinon je ne voyais aucune raison pour qu'il me traîne avec lui. Je n'en valais pas le coup. Je ne comprenais pas qu'on puisse vouloir me rencontrer. Je n'étais pas exceptionnelle, moi. J'étais normale, et je voulais le rester.
— T'es sûr que ce n'est pas un peu trop ? lui ai-je demandé une nouvelle fois.
J'ai levé les yeux vers lui dans le grand miroir. Il se débattait pour positionner correctement l'anneau qu'il portait à la lèvre, revissant la petite boule entre son pouce et son index.
C'était très rare que Hyunjin enlève son piercing, mais il avait eu un oral très important pour ses partiels alors il avait consenti à le retirer. Ça n'avait pas été une mince affaire d'ailleurs !
Bref, toujours est-il que Hyunjin remettait son piercing en me lorgnant du coin de l'oeil, les sourcils inclinés. J'ai rapidement avisé la tenue qu'il portait.
— Laisse tomber, question débile.
— Ok, tu sais ce qu'on va faire ? Tu n'as qu'à prendre des affaires de rechange dans un sac et si vraiment t'en peux plus, tu n'auras qu'à te changer. Mais tu dois atteindre au moins deux heures ! Deal ?
Il m'a tendu le poing fermé. On avait l'habitude de faire ça quand on était enfants, ça m'a fait rire de reproduire ce geste plus de dix ans après. J'ai souri et j'ai tapé dans son poing.
— Deal.
Après une vingtaine de minutes à suivre l'itinéraire pourri fourni par le portable de Hyunjin, nous sommes finalement arrivés à destination. J'ai garé la voiture à une place libre au fond de l'impasse. Le pote de Hyunjin habitait un peu plus loin mais on voyait d'ici les lumières briller à travers les baies vitrées de l'étage.
La maison de Changbin chez qui se déroulait la soirée, était immense. Sans mentir, je pense qu'elle faisait bien le double voire le triple de la nôtre. Ma mâchoire s'est décrochée, Hyunjin s'est moqué de la tête que je tirais.
— C'est le fils du président ton pote ou quoi ?
— Presque ! Celui du Premier Ministre.
Mes yeux étaient tellement écarquillés qu'ils auraient pu en tomber.
— Tu te fiches de moi ?
— Oui.
Il m'a affiché un grand sourire denté. Je l'ai frappé. Il s'est plaint en riant, puis nous nous sommes affairés à vider le coffre de la voiture. On apportait nos sacs, deux duvets et quelques bouteilles d'alcool et diluants en plus. Maman avait préparé un gâteau au potiron mais il n'avait pas fini de cuire quand nous sommes partis. Nous l'avons mangé le lendemain.
J'ai fermé la voiture et nous nous sommes engagés sur l'allée de graviers blancs. Une flopée de voitures remplissaient le jardin de devant. Certaines empiétaient sur l'allée et quelqu'un avait même fiché son véhicule dans l'herbe, embourbant les roues dans un parterre de fleurs. J'espérai que les parents de Changbin ne tenaient pas trop à leur jardin. Ni à leur maison d'ailleurs.
Mes mains étaient si moites que j'ai manqué de lâcher le pack de bières que je tenais. On entendait les basses vibrer depuis l'extérieur. Nous n'étions pas encore arrivés sur le palier que la porte s'est ouverte avec fracas.
— Jisung, baisse cette putain de musique ! Si les voisins appellent les flics, je vais me faire dégommer par mes parents !
— Salut 'Bin, s'est marré Hyunjin en tapant dans le dos de son ami.
J'ai supposé que c'était Changbin. Il était un peu plus petit que moi mais il était battit comme un frigo. Ses bras faisaient bien le double de ceux de Hyunjin. En fait, Changbin ressemblait à un mini-bar. J'ai fait le commentaire à Hyunjin courant la soirée, et il a chambré son pote toute la nuit.
— Yo mec ! T'as de la chance, pour une fois que t'es pas le dernier.
— Il manque qui ? s'est étonné mon frère.
La musique s'est brusquement coupée et un « Désolé » sonore a résonné dans la maison.
— Felix.
Changbin a fait une drôle de tête. Un mélange de dépit et de colère noyé dans un sourire, ça n'était pas très joli à voir. C'était un rictus aussi bizarre que sa couleur de cheveux. Un platine tirant vers le vert et il avait les racines noires. Pas commun mais ça lui allait étrangement bien.
— Il m'a appelé pour me dire qu'il avait perdu les clés de sa caisse. Du coup, il vient en vélo.
Hyunjin a éclaté de rire en s'imposant dans l'entrée. « Trop marre de ce mec » a-t-il balancé avant de s'avancer dans le grand couloir et de littéralement m'abandonner.
— Salut ! Tu dois être Yeji, m'a ensuite salué le propriétaire de la maison. Je suis Changbin. Viens, je vais te faire faire le tour. Désolé, je n'ai plus de chaussons à prêter depuis que ton frère les a balancés sur le toit du voisin le mois dernier...
— Ce n'est pas grave, ai-je souri. Merci de m'avoir invitée.
— Avec grand plaisir !
Il avait l'air sincère.
J'ai rapidement retiré mes chaussures et je l'ai suivi. Sa maison était si grande que je me suis demandée comment j'allais faire pour m'y retrouver.
— Tu dois être un peu perdue mais ne t'en fais pas, tu vas très vite t'intégrer, a-t-il cherché à me rassurer. On est tous sympas, juste un peu...
— Bizarres ?
Il a grimacé.
— Originaux, corrigea-t-il.
Nous avons poursuivi notre chemin dans le couloir. Dans l'ordre, j'ai retenu les toilettes, une salle de bain, et une chambre d'amis où j'ai entassé mon sac, mon duvet et ma veste avec les autres. Plus loin, une autre porte ouvrait sur un couloir en verre menant au bureau de son père. Changbin m'a précisé en avoir fermé l'accès à clé pour empêcher les autres sauvages de tout détruire. Il l'a dit en rigolant, ça m'a fait flipper.
Sur la gauche, une ouverture immense découpée dans le mur ouvrait sur le séjour. Je n'avais jamais vu un aussi haut plafond. L'entrée desservait une cuisine américaine dernier cri, la salle à manger et le salon, le tout dans la même pièce. Quelqu'un avait ouvert la porte vitrée menant à la terrasse et à l'arrière du jardin, laissant entrer une brise humide qui m'a faite frissonner. Je m'attendais à voir la maison bondée d'invités, mais entre ceux sur la terrasse et ceux à l'intérieur, nous devions être une petite quinzaine à tout casser. Dans la cuisine, il y avait une fille et un garçon autour de ce qui me semblait être le four. Ils buvaient déjà en surveillant de temps à autre la cuisson des pizzas, perdus dans leur conversation. D'autres invités étaient affalés dos à nous sur le canapé et au-dessus d'eux, il me semble avoir distingué quelques personnes sur la mezzanine. La musique créait un bruit de fond, plutôt agréable à écouter.
Sur les talons, j'ai suivi Changbin jusqu'à la cuisine où j'ai déposé le pack de bière sur l'îlot central.
— Ah 'Bin, tu sais où sont les maniques ? Les pizzas vont cramer si on ne les sort pas bientôt.
La fille s'est retournée vers nous et a porté son gobelet plein à ses lèvres dès sa phrase achevée. Son rouge à lèvres s'est déposé sur le rebord.
— Des maniques ? C'est quoi ça ?
— Oh tu sais bien ! Les gants pour sortir les plats du four.
— Ça s'appelle des maniques ? s'est étonné Changbin en sortant les ustensiles d'un des tiroirs derrière lui, les tendant à l'autre garçon qui s'en est armé pour sortir les pizzas du four.
J'ai pouffé un peu trop bruyamment, ça attiré l'attention des deux inconnus sur moi, j'ai vite déchanté. Ils m'ont fixée pendant une bonne dizaine de secondes, les sourcils froncés. J'avais envie de disparaître mais j'ai esquissé un petit sourire que j'espérais plus avenant que crispé. Echec cuisant.
— Ah, je vous présente Yeji ! m'a sauvé Changbin.
Il ne m'a pas présentée comme la soeur de Hyunjin. C'était nouveau, mais étrangement agréable. Puis, le visage de la fille s'est fendue d'un sourire et je me suis demandée si je devais m'incliner. Elle m'a fait un signe joyeux de la main et s'est présentée.
— Je m'appelle Lia. Et lui c'est Seungmin. Excuse-moi de t'avoir fixée. Tu me rappelles vachement quelqu'un, c'est pour ça.
J'ai hoché de la tête, souri et fait un geste de la main. J'étais tellement stressée que je crois avoir tout fait à la fois.
— Il n'y pas de souci, l'ai-je rassurée. Ça m'arrive souvent.
J'ai ri nerveusement en triturant inconsciemment l'ourlet de mon short. Elle m'a répondue d'un sourire gêné, je me suis dis qu'elle n'avait pas du comprendre. Je ne ressemblais pas tellement à Hyunjin mais je ne comptais plus le nombre de remarques débiles que j'avais reçues, dans le style : « Oh c'est marrant, t'es la version fille de ton frère en plus petite et plus sage ! » Ça n'avait rien de marrant mais j'en avais l'habitude.
— Je peux peut-être vous aider ? ai-je proposé en priant pour qu'ils acceptent : je n'avais aucune envie d'aller à la rencontre des autres invités.
— C'est gentil merci, sourit Seungmin. Tiens, si tu veux tu peux apporter les pizzas dans le salon. C'est cool que tu ne sois pas comme Changbin.
Il m'a tendu deux grandes assiettes avec les pizzas dessus. J'ai haussé un sourcil.
— Ça veut dire quoi ça ? bouda le concerné.
— T'es un branleur ! A chaque soirée, tu nous laisses faire les larbins et toi tu te prélasses.
— Quoi ? J'hallucine, c'est toi qui te porte volontaire à chaque fois !
— Parce que tu risquerais de foutre le feu à ta baraque, doué comme t'es.
Puis d'un coup, ils se sont mis à se crier dessus comme des animaux si bien que j'ai cru qu'ils allaient finir par user des poings. Pas que j'aurai eu un quelconque mal à les en empêcher, j'avais déjà combattu contre des armoires à glace bien plus effrayantes qu'eux. Là, on jouait presque dans la catégorie enfant. Néanmoins, encombrée comme je l'étais, je n'allais pas pouvoir faire grand chose... Je devais tirer une sacrée tête parce que Lia, qui s'apprêtait à apporter un grand saladier de chips dans le salon, m'a tapoté l'épaule. Elle riait.
— Tu viens ?
— Il ne faudrait pas les arrêter ?
— Ne t'en fait pas pour eux. Ça t'étonnera sûrement mais ils sont meilleurs amis. Ils se battent tout le temps mais ce n'est pas bien méchant. Tu verras, dans cinq minutes ils seront bras dessus-bras dessous ! Enfin, jusqu'à ce que Felix arrive.
— Ah ouais, j'ai cru comprendre qu'il arriverait en retard.
— C'est ça ! Felix est totalement obnubilé par Changbin, s'en est presque flippant parfois. Il ne le lâche pas d'une semelle. Il est totalement mordu, mais je n'ai jamais réussi à savoir si c'était réciproque. Pour être honnête, j'sais même pas si Changbin peut aimer les mecs, il ne parle jamais de ces sujets. M'enfin, je suppose que s'il n'a pas encore jeté Felix hors de son espace vital, c'est qu'il ne lui déplaît pas tant que ça...
Le rire de Lia était très doux. Ses pommettes remontaient et ses yeux maquillés d'un brun châtaigne se plissaient en un délicat arc-de-cercle. Elle était mignonne. Elle devait faire tomber tous les garçons, l'idée m'a fait sourire. Je pense qu'au fond, j'étais un peu jalouse de Lia. Elle dégageait une prestance très forte et un entrain naturel qui la rendait attrayante. Elle aimait briller Lia, et elle était éblouissante.
A une époque, j'aurai sûrement fait comme tout le monde. Je l'aurai traitée de peste, je l'aurai insultée dans son dos. J'aurai peut-être même employé les grands mots. Lia était bien le genre grande gueule, qu'on enviait pour ce qu'elle nommait défauts, qu'on détestait pour ses atouts.
Je comprenais tout à fait pourquoi elle était devenue amie avec Hyunjin. Totalement le même style.
— Désolée, je te raconte tout ça mais je dois juste t'ennuyer avec ces histoires.
— Non non, m'écriai-je. Je t'avoue que j'avais super peur d'être à la ramasse ce soir. Ça me fait plaisir, même si je t'avoue que je ne peux pas trop donner un avis là-dessus. Je ne sais même pas qui est ce Felix !
En fait, le simple fait qu'elle m'ait adressé la parole m'avait fait plaisir. Elle a rigolé comme si j'avais fait la blague la plus drôle du monde. Ça m'a un peu détendue.
— Je t'aime bien, a-t-elle soudainement lâché. Ah, c'est vrai que tu ne connais pas encore tout le monde ! Viens, je vais te présenter.
Mon calme s'est évaporé en un instant, mes jambes se sont mises à trembler et mes mains avaient retrouvé une désagréable moiteur. Heureusement que je tenais les assiettes par le dessous sinon, on se risquait à la catastrophe. Déjà que mes articulations étaient couvertes de blessures, je n'osais même pas imaginer ce qu'on aurait pu dire de moi. Super première impression. Je ne sais pas combien de temps j'ai passé à psychoter sur mes mains mais en quelques secondes, nous avions déjà contourné la table à manger pour nous planter devant le canapé. Lia m'avait pris les pizzas des mains et les avaient posées sur la table basse.
— OH LES GARS ! a-t-elle crié. Lâchez ce tel, c'est quoi ça... Bougez-vous bande de larves, c'est la fête !
Elle a entouré mes épaules d'un bras quand bien même j'étais plus grande qu'elle.
— J'vous présente Yeji, soyez cool avec elle c'est ma pote !
En deux phrases échangées, j'avais réussi à devenir « sa pote ». Ça me paraissait improbable, incroyable, un exploit ! Surtout venant de moi. Hyunjin avait peut-être raison en fin de compte, j'avais juste peur de ne pas être à la hauteur des autres. Il était temps que je commence à me socialiser un peu plus. Ça me faisait du bien.
— Pas moyen, a maugréé un des deux garçons affalés sur le canapé. Si elle est ta pote, elle est forcément aussi insupportable que toi.
— Salaud ! s'est insurgée Lia en sautant sur le garçon pour l'écraser.
Il s'est plaint, j'ai rigolé. Il l'avait bien cherché. Lia a fini par s'installer plus confortablement sur le canapé. Une de ses jambes était encore étalée sur celles du garçon. Ce dernier avait des cheveux ondulés d'une belle couleur cuivre. Sa frange retombait mollement sur son front, cachant presque ses paupières. Sinon ses oreilles alourdies de je ne savais combien d'anneaux, sa tenue était plutôt simple : chemise blanche et Chino marine. Il avait l'air d'avoir au moins cinq ans de plus que moi. Je le trouvais très beau.
— Tu traines sur Tinder ? s'est étonnée la jeune fille en épiant l'écran du portable. Alors, ça match ?
Plantée de l'autre côté de la table basse, j'avais l'impression d'avoir un balais dans le derrière. Ne sachant pas trop quoi faire je me suis avancée derrière Lia et je me suis penchée au-dessus de l'accoudoir pour observer moi aussi le téléphone. Ça ne me regardait sûrement pas, mais je n'avais rien trouvé de mieux à faire.
— Non, c'est le tel de Jeongin, cheveux cuivrés a fait un signe du pouce vers le garçon à sa droite. Il a aucun goût, c'est chaud.
Ça m'a fait penser à une remarque que Maman m'avait faite un jour. Elle me disait que quand elle était plus jeune, elle n'avait pas de goût. Non pas que ceux-ci étaient mauvais, elle n'avait juste pas de préférence. Durant les deux semaines qui ont suivies, je me suis demandée comment quelqu'un qui n'avait « pas de goût » avait pu finir avec Papa.
— Attendez, laissez de la place à Yeji les mecs ! Assied-toi, m'a ensuite ordonné la jolie brune. Voici Woojin et Jeongin.
— Hey.
— Salut !
Le dit-Jeongin m'a adressé un grand sourire marqué de deux fossettes creusées dans ses joues. Woojin — aka cheveux cuivrés, un petit signe de la main. On s'est tous avancés pour attraper une part de pizza. J'ai rapidement engouffré la mienne, toute cette anxiété m'avait creusé l'estomac. Pendant que nous mangions, notre attention s'est vite rabattue sur le téléphone. D'un commun accord, on a zappé une dizaine de filles avant que Jeongin ne stoppe le pouce habitué de Woojin.
— Elle est pas mal celle-là, non ?
Ça m'a frappé. Rien à voir avec ma mère. Quand Woojin disait que Jeongin n'avait pas de goût, ce n'était pas de la rigolade. Lia m'a adressée un regard en coin, la mine dévastée. J'ai compris ses pensées sans même qu'elle n'ait à les formuler.
Jeongin aimait les moches.
— Ah ouais quand même... ai-lâché.
Lia a hoché la tête. Je n'avais pas les mots, elle ne les avait pas non plus.
A cette époque-là, plus qu'un avis sur la normalité, c'est toute ma manière de penser qui avait été calquée sur celle des autres. Magnifique entraînait haine et jalousie. Beau était un « peu mieux faire », tout juste passable. Quelques défauts étaient une hérésie. Beaucoup trop, une maladie. J'avais tellement été habituée aux us et coutumes de la société que je n'avais jamais remis en cause les dits. Je pouvais aisément dire si une personne était plus ou moins belle, et je pouvais surtout la détester pour cela. Trop beau, détestable ; trop laid : rédhibitoire. Je crois qu'à cet âge-là, j'avais déjà plus ou moins compris qu'il n'y avait que les beaux qui réussissaient dans la vie.
Il me semble que c'est Chan qui m'a fait me rendre compte de l'absolutisme de la beauté, surtout dans notre pays. « La beauté n'est pas une invention humaine, elle est partout autour de nous. On en a besoin. Le problème, c'est que l'apparence est aujourd'hui devenue un moyen. Une nécessité. » m'avait-il confié un jour.
— De toutes manières, c'est vous qui êtes à la ramasse, a râlé Jeongin après que Woojin a fait une énième remarque. Je trouve belle qui je veux, arrêtez de m'souler !
Sur ce, il a récupéré son téléphone des mains de Woojin et s'est penché vers la table basse. Il a attrapé un énième morceau de pizza, l'a plié en deux et l'a englouti en trois bouchées.
— Ça faisait dix siècles que je n'avais pas mangé de pizzas... ai-je commenté pour changer de sujet.
Les trois m'ont regardé comme si je venais d'une autre planète. J'ai regretté d'avoir ouvert ma bouche. Il me semble même avoir rougi.
— Sérieux ?
— Tu fais quoi, une sorte de régime ?
— Quoi ? Non pas du tout ! Je fais de la boxe à haut niveau, je ne peux pas me permettre de manger trop gras ou trop sucré.
— Stylé, a concédé Woojin.
Ses yeux bruns exprimaient son intérêt, j'étais persuadée que mes joues avaient pris la même couleur que le rouge à lèvres de Lia.
— Mais sacrément chiant, a commenté Jeongin, la bouche pleine.
— Tu peux boire au moins ? a relancé la jeune fille en se levant du canapé.
On y était plutôt collés alors j'ai manqué de m'écraser sur Woojin. Il m'a rattrapée en riant quand j'ai perdu l'équilibre. Il sentait bon.
Non, je ne pouvais pas boire, du moins pas beaucoup, mais je ne sais pas ce qu'il m'a pris. C'était peut-être à cause de ma trop grande proximité avec le cuivré. J'avais aussi trop peur de passer pour une idiote, une coincée. Toujours est-il que j'ai répondu un « Bien sûr ! » rayonnant à Lia. J'ai même ajouté que c'était la fête et qu'il fallait en profiter, que je comptais bien « me bourrer la gueule toute la nuit ! »
J'en ai trop fait.
Ça les a fait rire. J'ai cru qu'ils se moquaient jusqu'à ce que Lia reprenne la parole.
— Super ! Parce que c'est bien ce que je comptais faire aussi !
Elle était incroyable Lia.
Jeongin a sauté sur ses pieds et on a tous fini par se lever du canapé.
— Lia, tu peux me faire la même chose que d'habitude s'il te plaît ? Je reviens.
— Tu vas où ? a demandé Jeongin.
— A ton avis, taxer les clopes de Chan bien sûr !
— Tu m'en ramènes ?
— T'as qu'à venir les chercher, a refusé le cuivré, moqueur.
— Pff, ça c'est des potes...
Woojin a haussé les épaules tout sourire et s'est avancé vers l'escalier montant à la mezzanine. A vrai dire, je n'avais même pas remarqué qu'il y avait un escalier. A mes yeux, ce n'étaient que quelques planches de bois encastrées à intervalle régulier dans le mur de droite, à l'opposé des baies vitrées. Il n'y avait même pas de rambarde, une petite glissade et c'était la chute libre. Au même moment, un garçon avec les cheveux bleu marine s'est avancé par-dessus le garde-corps en inox de la mezzanine. Il a rapidement balayé la salle du regard, les bras ballant au-dessus du vide et s'est adressé à Woojin.
— Si tu cherches Chan, la dernière fois que je l'ai vu il était dans la chambre de Binnie avec Suyeon, a-t-il entonné d'une voix forte. A tes risques et périls !
Woojin a fait une sorte de grimace mais il a quand même disparu à l'étage.
— Attends t'as dis quoi là ?!
La voix de Changbin a résonné dans tout le séjour.
— Comment ça ils sont dans ma chambre ? Non mais non ! Bordel, s'ils ont baisé dans mon lit je brûle mes draps... ET EUX AVEC !
Changbin est parti comme une fusée, grimpant les marches de l'escalier à la vitesse de l'éclair. Il émanait de l'avant-dernière planche un grincement sinistre. Décidément, cet escalier ne m'inspirait pas du tout.
Le platine a disparu à son tour.
— Jisung, où sont Chan et Suyeon ? a demandé Lia d'une voix blasée.
— Oh tu sais, il est sauvage notre Hyung...
Je pense que c'est à ce moment-là que ça m'a frappée. Je croyais qu'il n'y avait que Hyunjin qui se fichait de la politesse, surtout vis-à-vis des ainés, mais le groupe entier ne portait aucun intérêt aux convenances. Ils avaient décidé de tous se placer au même niveau, ils étaient amis, ils se fichaient de savoir qui avait vécu le plus longtemps. C'est Lia qui me l'a expliqué. J'ai d'autant plus compris la manie de Hyunjin à vouloir tout vivre en peu de temps. L'âge ne comptait pas, c'est l'expérience qui apportait la sagesse. Qu'ils aient dix-sept ou vingt-trois ans, n'importe qui dans cette maison avait plus vécu que celui de quatre-vingt n'ayant rien accompli.
— Ji...
— Quoi ? Tu ne me crois pas ? a déploré le garçon, la mine joueuse.
Il se balançait d'avant en arrière sur ses pieds, j'ai cru plus d'une fois qu'il allait basculer.
— Non, personne te croit. Encore moins avec la gueule que tu tires.
La réplique de Jeongin a cinglé. Lia a commenté d'un « oooouh » admiratif, j'ai rigolé. Seungmin s'est mêlé à nous après que Jisung a fait semblant d'être blessé.
— C'est qu'il tire à balle réelle le morveux !
Jeongin a élégamment répondu d'un doigt d'honneur.
Jeongin, c'était sûrement la personne la plus tatouée que je n'avais jamais vue. Il y avait bien quelques chanteurs dont je ne connaissais même pas les noms, mais à part le gérant d'un miteux salon de tatouage devant lequel je passais chaque fois que j'allais à la boxe, et dont la peau noircie d'encre avait fini par friper suite à l'âge, Jeongin était le seul. De ce que son haut laissait paraître, ses mains et ses avant-bras étaient recouverts d'écritures, de langues, de polices et de tailles différentes. Deux lignes circulaires plutôt épaisses coupaient ses bras quelques centimètres en-dessous des manches de son t-shirt. L'encolure de celui-ci dévoilait une rose des vents très nette sur son cou, un peu au-dessus de ses clavicules. Les pôles n'indiquaient non pas des directions mais des lettres incohérentes. Même plus tard, je n'ai jamais osé demander ce qu'elles signifiaient. Jeongin avait aussi une sorte de pyramide dans la nuque. Elle n'était pas remplie mais semblait ressortir tant le contraste avait été creusé. En effet, les bordures étaient presque entièrement noyées dans une nuée de petits points noirs, très resserrés au centre, et qui se dispersaient et s'éclaircissaient à mesure que le dessin s'étalait sous les oreilles et le devant du cou.
C'est quand il s'est déshabillé, un peu plus tard dans la soirée, que j'ai remarqué à quel point Jeongin était tatoué. Il en avait même sur les pieds.
Papa n'appréciait pas du tout les tatouages. Hyunjin avait eu beau essayer de le raisonner, opposer le phénomène de mode et d'esthétique plutôt que d'appartenance à un gang, Papa n'en avait pas démordu. Jeongin avait tellement de tatouages que Papa ne l'aurait pas pris pour un simple gangster, mais bien pour toute la mafia personnifiée.
Bref, Jeongin a exposé ses magnifiques majeurs gravés de noir à Jisung qui lui a ri au nez.
— Ils sont dans la chambre de la soeur de 'Bin. Je crois qu'ils cherchaient un maillot de bain pour Suyeon, la piscine est chauffée.
— Trop cool ! s'est emballée Lia. On va pouvoir se baigner, j'ai bien fait de prendre mon maillot.
J'ai souri, clairement moins enthousiaste. Je ne savais même pas que Changbin avait une piscine — quoique ce n'était pas si surprenant — alors delà à avoir pensé à prendre un maillot...
— Bon Juliette, tu descends de ton balcon oui ? s'est exclamé Seungmin. On allait ouvrir les bouteilles de fort. Ce serait cool de regrouper tout le monde d'ailleurs.
— Oh Seungmo ! a répondu Jisung dans sa grande éloquence, balançant ses bras dans le vide. Pourquoi es-tu Seungmo ? Tes mots me flattent, me charment et m'attirent, mais une telle invitation n'est-elle pas bien trop audacieuse ? Mais si tel est ton souhait, jure de m'aimer et j'irai à ta rencontre !
— Arrêtez-le... a râlé Jeongin.
Ce dernier s'est ensuite dirigé vers la baie vitrée, déjà grande ouverte. Il a crié un « Alors les nazes, ça fait bande à part ! » mais la réponse des invités du dehors a été étouffée par les braillements de Jisung.
— JE SUIS JI-LIETTE !
— C'est ça, a acquiescé Seungmin. Descend maintenant.
Jisung a trafiqué son téléphone, répandant par les enceintes bluetooth une musique rythmée qui a mis tout le monde dans une ambiance festive. Il a monté le son, éteint les lumières du séjour mais pas de la mezzanine, nous plongeant dans une pénombre plutôt agréable et il a fini par descendre de son perchoir. L'escalier a encore craqué. On avait déjà assemblé toutes les bouteilles sur la table à manger quand le garçon indigo nous a rejoint. Il s'est à moitié affalé sur le dos de Lia en souriant. La jeune fille remplissait déjà des verres. Je ne savais pas quoi faire alors j'ai enfourné une poignée de chips.
Seungmin apportait deux autres pizzas. Je ne savais pas combien ils en avaient prévues, mais pour nourrir une quinzaine de personnes, je plaignais le châtain de s'être proposé pour les faire cuire. Il y était pour toute la nuit ! Quand je lui ai demandé, il m'a assuré que ça ne le gênait pas. Bien sûr, hors de question qu'il en fasse plus. Si au cours de la soirée, certains avaient faim, « qu'ils se démerdent ! » avait-il dit. Ça nous a fait marrer.
— Tiens Yeji, m'a adressé Lia en me tendant un gobelet plein. Comme je ne savais pas ce que tu voulais, je t'ai fait ma spécialité.
— Tu verras, c'est super bon, a commenté Seungmin.
— Et aussi super fort ! a renchéri une voix inconnue.
Je me suis retournée pour voir Jeongin accompagné des deux filles qui étaient précédemment sur la terrasse. Celle qui a parlé avait la même couleur de cheveux que Jisung. Pendant quelques secondes, je me suis même demandée s'ils n'étaient pas de la même famille. Jeongin et elles nous ont rejoints. La conversation est partie bon train. L'autre, une jolie fille avec de petits yeux et de long cheveux roux, est venue se servir un verre et a commencé à boire aussitôt celui-ci rempli. Elle s'est ensuite tournée vers moi avant de s'étouffer bruyamment. J'ai bien cru qu'elle allait me cracher sa boisson au visage.
— Ouh là, tu vas bien ? me suis-je empressée de demander.
Elle a difficilement récupéré son souffle et s'est mise à crier, sans même répondre à ma question.
— Oh putain, le sosie de Hyunjin en fille... MINHO !
Je l'ai regardée partir vers la mezzanine, appelant le prénom « Minho » à tout va. Je n'avais rien compris à ce qui s'était passé. Je devais avoir l'air sacrément débile parce que Miss cheveux bleus est venue se poser à côté de moi.
— Ignore-là va, elle finira par s'en remettre. Faut la comprendre après tout, elle a été folle amoureuse de Hyunjin pendant des années, du moins jusqu'à ce qu'il annonce qu'il était gay. Alors tu vois, rencontrer quelqu'un qui lui ressemble à ce point, il y a de quoi s'étouffer !
J'étais complètement à côté de la plaque alors j'ai hoché la tête et n'ai fait que ça. J'étais tellement interloquée que son explication m'avait paru claire comme de l'eau de roche. Ça semblait couler de source... (*tousse*)
— Minho ! appela une nouvelle fois la jolie rousse.
— Tu t'en rendras compte quand tu verras Hyunjin mais c'est presque effrayant à quel point vous vous ressemblez. Au fait, je m'appelle Ryujin.
Je pense que c'est à ce moment-là que j'ai commencé à comprendre le quiproquo. J'ai fini par me présenter et on a pas mal parlé. On a pas mal bu aussi. On venait de se resservir quand une voix a braillé depuis l'étage. Ça a été le défilé.
Je crois que c'est Woojin qui est descendu le premier, suivi d'un garçon et d'une fille que je ne connaissais pas. Je n'avais jamais été très douée pour les devinettes alors je n'ai pas essayé de leur associer les noms que j'avais entendus. Changbin est ensuite arrivé dans le salon, suivi d'une autre invitée puis de mon frère et d'un autre type. Le garçon qui fermait la marche a pris la parole.
— Qu'est-ce que t'as à gueuler comme ça Chae ?
J'ai supposé que c'était Minho. Et vu la manière dont sa main était enlacée avec celle de Hyunjin, j'allais réentendre parler de lui.
— Mec, faut trop que tu vois ça ! Tu vas être fou ! s'est emballée la jeune rousse.
Elle a attrapé le poignet de Hyunjin et nous a mis côte à côte. Je crois que Hyunjin était encore plus perdu que moi.
— Regarde, elle s'est adressée à Minho. Ils se ressemblent tellement. Tu n'trouves pas ça incroyable toi ? Cette coïncidence de dingue...
C'est là que Hyunjin a compris. Il m'a adressé un regard en coin et je me suis mordue la lèvre pour ne pas éclater de rire. Ils se sont tous mis autour de nous et nous ont fixés. Je n'avais jamais été aussi mal à l'aise de toute ma vie. Seul Changbin semblait dans le même état que nous — partagé entre le dépit et le fou rire refoulé.
— C'est logique, a fini par pouffer le platine. Ils sont jumeaux.
Hyunjin a entouré mes épaules de son bras et il a adressé un sourire Colgate à ses amis.
— Quoi ? s'est étonnée Ryujin. Je croyais que c'était une amie de Jeongin ! 'Fin, c'est ce que tu nous as dit tout à l'heure.
— Eh oh, ne me remet pas la faute dessus ! C'était une amie de Lia à la base, j'y suis pour rien !
Le jeune tatoué a levé les deux bras en l'air en signe de rédemption et je me suis demandée comment ma seule identité avait pu provoquer un tel bazar. J'avais l'impression d'assister à une partie de ping-pong tant leur capacité à se renvoyer la balle était impressionnante.
— Hn hn, a secoué la tête l'interpellée. C'est une pote de Changbin...
Tous les regards sont arrivés sur Changbin. Acculé, il nous a adressé un appel à l'aide. Hyunjin a haussé les épaules, j'ai ricané.
— J'vous déteste tous, a maugréé le platine.
— Même moi ?
Lee Felix avait une voix singulière. Je suis persuadée que si je n'avais pas vu son visage d'ange articuler, j'aurai douté que la voix profonde qu'il a expulsé était bien la sienne. J'ai toujours eu un peu de mal à cerner Felix. Je n'arrivais jamais à savoir ce qu'il pensait. Pourtant, on pouvait lire chacune de ses émotions sur son visage. Je pense que c'est parce qu'il était un livre ouvert que j'avais autant de mal à m'habituer à lui. Felix, il était le plus sincère et le plus honnête de tous les garçons que j'avais rencontré. Il était tout bonnement incapable de mentir, avait en horreur l'hypocrisie et ne comprenait ni l'ironie ni le sarcasme. Je n'ai jamais connu quelqu'un de plus doux. Felix, il était foncièrement gentil.
En fait, je pense qu'à force d'être restée avec des personnes plus fausses les unes que les autres, il m'était paru impossible que quelqu'un ne s'entoure pas de faux semblants pour se faire aimer. J'avais appris qu'il fallait être gentil pour être apprécié, qu'il ne fallait pas se laisser marcher sur les pieds, qu'il fallait avoir du caractère, mais pas trop. Il fallait être drôle, intelligent, beau mais pas trop...
Il fallait semer du vent sans récolter de tempête.
Bref, Felix a débarqué dans le séjour dans une habitude désarmante. Lia ne m'avait pas menti : il a salué tout le monde et est allé s'accrocher à Changbin. Il a entouré les épaules du platine de ses bras et a posé son menton sur le haut de son crâne. C'est à partir de ce moment-là que la soirée est partie en vrille.
J'ai eu vite fait de retenir les prénoms de tout le monde. Je ne sais pas comment j'ai pu emmagasiner autant d'informations d'un coup mais c'était un miracle. J'ai du trouver des moyens mnémotechniques pour ceux que je ne connaissais pas encore, le tout en écoutant le passionnant discours de Hyunjin qui déblatérait d'honteuses anecdotes sur notre enfance.
Chan et Suyeon étaient le couple du groupe. Pas bien compliqués à reconnaître, ils se couvaient d'un regard tendre chaque fois qu'ils s'adressaient la parole. Je les trouvais beaux ensemble, ils semblaient soudés, compréhensifs, libres mais amoureux. Rien à voir avec celui que j'avais formé avec mon ex, collé à la glue, jaloux au possible, toxique à en crever.
Enfin, à ce moment-là, Chan et Suyeon étaient encore l'idéal du couple parfait selon moi.
Chaeryeong était la jolie rousse, celle qui d'après Ryujin, avait eu des sentiments pour Hyunjin. Pourtant, quand la fille indigo lui en a fait la remarque en riant, Chaeryeong m'a soutenue dur comme fer que c'était bel et bien fini. Je pense qu'elle avait trop de fierté pour avouer qu'elle était encore amoureuse d'un mec gay. Elle allait encore moins l'avouer devant la soeur et le plan cul de celui-ci.
Pour ce qui était de la relation entre Minho et mon frère, je ne me suis jamais voilée la face. Hyunjin tombait amoureux aussi souvent que l'on change de chaussettes. Il a trop souvent confondu amour et admiration, Minho n'a pas été une exception. Minho, c'était même l'apogée de tout ce que Hyunjin avait jamais pu ressentir. Et Dieu sait combien Hyunjin admirait Minho.
« Ce que je préfère chez lui ? Il est parfait. Si je dois choisir une seule chose, j'te dirais que c'est parce qu'il n'est pas comme les autres. Minho, il a quelque chose d'extraordinaire. Je crois bien qu'il est fou, ou « bizarre » comme tu dis. Il s'évade dans pas grand chose et parfois, quand il peint littéralement ses rêves sur mon corps, j'ai la conviction qu'il peut les atteindre. Minho, il ne fait pas toujours les choses bien et il a des brins de folie que parfois, je ne suis moi-même pas sûr de comprendre. Je pense que c'est ça qui le rend un peu plus humain. Il fait les choses à sa manière en priant pour que ça passe. Il ne renonce jamais... » Il a continué sa tirade pendant des heures et des heures. Il a fini par un gracieux « et en plus, c'est un putain de bon coup ! » avant de fondre en sanglots dans mes bras.
Je crois que Hyunjin a toujours su qu'il n'aurait jamais que le cul et la queue de Minho.
Qu'il n'aurait que ça.
Minho n'était pas de ceux qui tombent amoureux. Je me suis demandée s'il regretterait un jour de n'avoir pas ouvert son coeur à mon frère. Probablement pas.
Hyunjin s'en fichait, il n'en avait rien à faire de courir inutilement vers l'inaccessible, tant que pour quelques minutes à peine, il pouvait avoir le privilège d'être « l'unique » dans le coeur de Minho.
J'ai arrêté de compter combien de fois Hyunjin a pleuré dans mes bras depuis, et je ne compte plus le nombre de fois que j'ai pleuré avec lui. A mes yeux aussi, Yuna était apparue comme extraordinaire.
Lors de ma première soirée chez Changbin, elle était là. Il ne m'a pas fallu très longtemps pour m'attacher à elle. Peut-être que j'étais un peu comme Hyunjin, peut-être que ce n'était que de l'admiration. Je croyais que j'étais amoureuse. Amoureuse d'une fille ? Ça me paraissait fou...
Pourtant, quand on est jeune, on tombe parfois amoureux des mauvaises personnes.
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