CHAPITRE 4.
Louis avait un peu honte.
Un peu.
Il essayait de se rassurer en se disant que Ari ne manquait de rien, et que ce n'était pas le vol d'une tunique qui allait le plonger dans la misère, mais quand même.
Bon, en réalité, il avait surtout honte d'avoir laissé le jeune homme sans rien pour rentrer chez lui et il espérait qu'il avait réussi à regagner sa maison sans se faire surprendre absolument nu en plein milieu d'une rue.
Louis plia correctement les vêtements d'Ari. Il avait dormi la tête enfoui dans le tissu qui sentait l'odeur du jeune homme, ne sachant absolument pas pourquoi il avait éprouvé le besoin de faire ça. Il ne savait à vrai dire même pas pourquoi il lui avait volé ses affaires. Il l'avait fait instinctivement, comme s'il s'agissait de la seule chose logique sur le moment.
Alors que, non.
Il passait juste pour un de ces pauvres garçons des rues, prêts à tout pour arnaquer quelqu'un. Il ne voulait pas que Ari pense ça de lui... Il se sentait tellement tellement mal.
Il s'habilla, se lava le visage dans son seau puis s'accouda à la fenêtre pour manger son pain. Grâce à Ari, il avait deux miches délicieusement blanche pour ses repas de la semaine. Il se sentait comme un roi au sommet de son palais.
Le pire des rois.
Il soupira, laissa un petit morceau de pain à l'oiseau qui venait toujours picorer sur le rebord de sa fenêtre puis sortit de son minuscule logis pour rejoindre son travail. Il n'avait aucune envie d'y aller aujourd'hui, mais ce n'était pas comme s'il avait le choix.
Hier avait été la meilleure journée de repos de toute sa vie. Hier avait été la meilleure journée de sa vie entière.
Ari était si... Si beau. Louis était un peu agacé de penser ça, parce qu'il n'avait de toute façon aucune prétention à avoir sur lui. Depuis hier soir, il se répétait en boucle qu'ils n'étaient pas du même monde, que Ari serait toujours en position dominante par rapport à lui (et même si sexuellement, Louis n'était pas contre, il avait énormément de mal à être dirigé par quelqu'un dans la vie de tous les jours et il ne voulait pas se lancer dans une... dans une relation de ce genre.) Et puis de toute façon, qui était-il pour s'imaginer des choses pareilles ? Ari le voyait comme un esclave. Un e s c l a v e. Il l'avait dit à Proculus. Les mots avaient brûlé la gorge de Louis. Pour la première fois depuis sa naissance, il s'était réellement senti humilié de sa condition. A l'instant où Ari avait prononcé ces mots, il aurait voulu tout donner pour devenir un homme libre, aussi riche que lui. Mais c'était impossible. Il était un esclave. Pire, se prostituait. Et volait.
Louis s'arrêta un moment devant une fontaine et se passa de l'eau sur le visage. Il ne voulait pas quelqu'un remarque les larmes qui menaçaient de couler au coin de ses yeux. Il souffla longuement, se forçant à respirer calmement. Maintenant, c'était fini, il devait arrêter de penser à Ari. Il ne savait même pas pourquoi il accordait tant d'importance à ce jeune homme, pourquoi son cœur battait si fort en sa présence. Il ne savait pas pourquoi il voulait à ce point le faire sourire et rire, et pourquoi il avait cru jouir hier en l'entendant avoir un orgasme. Ce n'était pas normal. Ari ne l'avait même pas touché, et Louis avait été au bord de la crise cardiaque tant son désir était immense.
(En même temps, c'était un peu de sa faute... Quelle idée d'être tombée à genou devant Ari et de s'être jeté sur lui, comme un affamé... Enfin, il ne le regrettait pas. Ça aurait été un crime de ne pas toucher le corps nu d'Ari, alors qu'ils s'étaient frôlés tout l'après-midi.)
Mais bon, merde quoi... Pourquoi avait-il fallu qu'il tombe sur ce jeune homme, pourquoi avait-il fallu que ce soit lui ? Si seulement il avait pu avoir un coup de cœur pour un des esclaves qui travaillaient avec lui... Mais non. Il avait fallu que ce soit un riche intellectuel libre. Avec un sourire adorable. Et une générosité écrasante. Et l'air d'être réellement heureux de passer du temps avec lui.
Et qui semblait n'avoir aucun problème avec le fait de se laisser sucer par Louis, en pleine journée, dans un bois.
(L'homme de sa vie, en somme.)
*
*
*
Les jours passèrent.
Louis travaillait sans penser à rien.
Il se laissait happer par les corps, les mains moites, les ventres bedonnants. Il ouvrait les jambes, fermait les yeux, ouvrait la bouche, goûtait des peaux qui n'avaient qu'une saveur âcre sur sa langue. Il avait perdu sa bonne humeur habituelle, et même Julia ne l'embêtait pas, comme si, inconsciemment, elle avait conscience de l'aura noire qui entourait son esclave.
Le soir, Louis rentrait immédiatement chez lui et se glissait dans la tunique d'Ari, respirait son odeur qui était en train de disparaître. Il s'endormait toujours dans une demi-torpeur qui le réveillait plusieurs fois dans la nuit. Il avait l'impression d'étouffer.
Il n'arrivait pas à comprendre ce qui lui arrivait. C'était comme si Ari avait mordu quelque chose en lui, et que depuis cette chose saignait abondamment dans son corps, et était en train d'alourdir tous ses muscles. Il se sentait... Mal.
Un matin, il se réveilla et avait trop de fièvre pour rejoindre le lupanar. Il resta allongé toute la journée, le visage en plein soleil, suant à grosse gouttes. Il avait enroulé la tunique d'Ari autour de son poing, et la serrait le plus fort qu'il pouvait.
Il n'avait plus de pain pour manger et son écuelle d'eau était vide depuis la veille, mais s'imaginer devoir descendre les escaliers raides de l'insula et aller jusqu'au puit au bout de la rue lui donnait envie de mourir. Sa bouche était sèche mais il ne pouvait faire un seul mouvement dans cette direction. Il se résolut à attendre la fin de soirée, quand l'air serait plus frais et que la rue ne serait plus encombrée de poussière et de charretiers hurlants.
Il s'endormait quelques minutes et inlassablement se réveillait à cause d'un cauchemar. Des araignées noires aux pattes gigantesques grimpaient le long des murs de sa chambre, l'enroulaient dans un fil collant puis le faisaient rouler jusqu'à la fenêtre. Il était alors jeté dans une chute sans fin, qui n'avait pas d'autre horizon qu'un fond noir et froid. Son coeur battait la chamade lorsqu'il se réveillait, et ce n'était que pour constater que son plafond était fissuré sur toute la largeur, et que les trous béants abritaient des nids de limaces qui tombaient sur lui dans un bruit dégoûtant. La sueur coulait le long de ses tempes et de son torse, et il se réveillait à nouveau en hurlant, horrifié, se grattant le corps pour y enlever les traces imaginaires de l'invasion.
Au milieu de ces cauchemars, Louis ne fut pas tellement surpris de voir Ari entrer dans sa chambre. Il lui sourit bêtement, attendant qu'il se transforme lui aussi en monstre des Enfers ou qu'il ouvre une bouche gigantesque et l'avale tout cru. Mais Ari se contenta simplement de s'agenouiller près de lui, l'observant avec inquiétude. Louis sentit même la fraîcheur de sa main se poser sur son front, et il voulut lui dire que c'était très agréable mais sa bouche lui permit seulement d'émettre un grognement inintelligible. Il avait si soif.
Ari s'en alla. Louis le regarda s'enfuir dans un nuage gris, s'échapper par la porte d'entrée qui lui semblait alors atrocement lumineuse. Il s'endormit, comme assommé par le sommeil. Lorsqu'il se réveilla, le soleil ne tapait plus sur son front et sur celui-ci était posé un linge d'eau froide. Ari était toujours là, assis dans un coin de la pièce, dos à lui. Il était visiblement en train de préparer quelque chose dans un bol. Louis ne savait plus s'il rêvait ou si Ari était vraiment là, dans sa chambre. Mais comment aurait-il pu savoir où il habitait ? Et même, pourquoi serait-il venu le voir après ce qu'il lui avait fait ? C'était invraisemblable.
Il préféra penser que c'était seulement un rêve.
Ari se retourna soudain vers lui, et écarquilla étrangement les yeux en le voyant.
-Heu, ça va mieux ?
Louis lui sourit et acquiesça lentement. Il avait extrêmement mal à la tête. Ari s'agenouilla à nouveau à sa hauteur et lui présenta la mixture que contenait le bol. C'était vert et même dans les limbes de la fièvre, Louis pouvait sentir l'odeur des herbes et d'une épice inconnue. Jamais il n'avalerait ça. Mais Ari lui retira doucement le linge sur son front et essuya son visage. Il souriait. Son visage était si doux... Louis ne voyait que les contours de sa peau pâle, la ligne délicate de ses sourcils et de sa bouche. Alors quand Ari lui expliqua qu'il avait été chez le médecin de sa famille pour lui demander de lui concocter un remède contre la fièvre et qu'il fallait maintenant que Louis avale la préparation, il fut incapable de refuser.
Il trouva même ça relativement bon, finalement. Ari lui présenta ensuite un petit bol d'eau et Louis le remercia de sa voix cassée, avec un sourire béat. Il voulut demander à Ari de l'embrasser partout pour qu'il aille mieux mais le jeune homme se leva et ramassa ses affaires.
-Je dois y aller Louis. J'espère que ça va aller cette nuit.
Louis se contenta de le fixer sans rien dire, un peu triste lorsqu'il referma la porte derrière lui. C'était un si beau rêve.
*
*
*
Louis se réveilla tôt. L'oiseau sur le bord de sa fenêtre ne cessait pas de piailler, mais curieusement, il se rendit compte qu'il n'avait plus mal à la tête. La fièvre semblait également l'avoir quitté. Il se sentait léger pour la première fois depuis trois jours.
Il se leva et enleva la tunique d'Ari qu'il n'avait pas retiré depuis qu'il s'était jeté sur son lit, le corps tremblant de frissons brûlants. Il allait devoir la laver... L'odeur du jeune homme allait définitivement s'effacer. Il soupira. Tant pis. Il aurait peut-être l'occasion de se glisser dans sa maison et de lui en revoler une, qui sait.
Il descendit de l'insula pour aller remplir un seau d'eau et retourna dans sa chambre pour se nettoyer. C'était plus qu'agréable, et il vida entièrement le seau à force de se frotter la peau avec une éponge. Il nettoya également ses cheveux dont les mèches étaient collées de sueur. En allant reposer le pot dans son minuscule coffre (où il entreposait toutes ses affaires), il découvrit un petit pain blanc, encore moelleux. Il fronça les sourcils. Il n'avait aucun souvenir d'avoir acheté ou volé ce pain... D'où venait-il ? Certainement pas de la boulangerie de son quartier, la mie était trop raffinée et la croûte trop parfaitement cuite. Il décida de ne pas se poser de questions, considérant que c'était peut-être un cadeau des Dieux, et n'en mangea que la moitié pour avoir de quoi s'offrir un repas le soir.
Puis il sortit de sa chambre et gagna le lupanar, espérant que sa maîtresse avait été averti pour sa fièvre et n'avait pas décidé de le revendre.
Julia était derrière le comptoir, et portait comme à son habitude un maquillage outrancier et une toge d'un mauve fade. Une vingtaine de bijoux de mauvais goût ornaient ses bras et son cou, et elle considéra Louis d'un oeil morne en le voyant arriver. Drôle d'accueil... Celui-ci s'était préparé à faire face à une colère monstrueuse, mais il n'en fut rien. Julia se contenta de le saluer :
- Bonjour Louis.
- Heu, bonjour...
Il resta planté devant sa maitresse, attendant qu'elle le blâme pour son absence mais là encore, elle ne réagit pas et le houspilla comme à son habitude :
- Qu'est-ce que tu fais encore là ? Vas te préparer.
- Mais, heu, à propos de mon absence...
- Je sais, tu étais malade.
- Oh. Quelqu'un vous a prévenu ?
- Oui.
Elle remit le nez dans ses papiers et Louis n'osa rien ajouter. Il pénétra dans la petite salle de repos à l'arrière du comptoir, encore un peu perturbé par la réaction de Julia. Zani était là, en train de se faire briller la peau avec de l'huile.
- Louis, bonjour.
- Salut Zani.
Louis aimait beaucoup cet esclave. Il venait d'une région reculée, et était très gentil, malgré un fort accent étranger qui faisait qu'on avait parfois du mal à le comprendre. (Et il fallait ajouter à cela sa timidité maladive.)
Louis s'assit sur le banc en bois, et tout en l'observant enduire sa peau, il hasarda :
-Dis-moi Zani, tu sais qui est venu dire à Julia que j'étais malade ?
Le garçon se retourna, rebouchant son flacon d'huile.
-Oui.
Laconique, comme à son habitude. Louis se racla la gorge.
-Et... Tu sais qui c'était ?
-Non, jamais vu. Un grand bouclé.
-Un grand bouclé...
Ce n'était pas Ari tout de même... ?
-Heu, il avait l'air riche ?
-Assez oui, vu la bourse qu'il a donné à madame Julia.
-Hein ? Quelle bourse ?
-Une bourse de pièces.
Zani haussa les épaules et voyant que Louis semblait vraiment intéressé, il ajouta :
-Beaucoup, vu la tête de madame Julia.
-Elle a accepté ?
-Evidemment. Le gars a dit que tu allais revenir et qu'il ne fallait pas t'en vouloir. Tu ne le connais pas ?
-Je... Si. Si, je le connais.
-Ah.
Zani se détourna pour enfiler à nouveau sa tunique puis il quitta la pièce sans un mot. Louis resta prostré de longues minutes sur son banc. Il y avait ce rêve, qui ne voulait pas quitter son esprit depuis ce matin... Un rêve où Ari l'avait soigné en lui faisant boire une mixture étrange. Et si cela s'était réellement passé ? Et que dire du pain blanc qu'il avait trouvé ce matin ? C'était peut-être le jeune homme qui l'avait déposé dans son coffre. Et il aurait également payé Julia pour qu'elle ne le réprimande pas et le garde à son service... C'était beaucoup trop étrange. Louis ne parvenait pas à comprendre les motivations d'Ari, dans le cas où il aurait effectivement pris soin de lui de cette manière. Comment en être certain ? Et pire, comment le remercier ? Louis lui avait littéralement volé ses habits, il pensait que le jeune homme ne voudrait plus jamais le revoir après ça, et au contraire, c'était lui qui était venu à son chevet.
Ari était décidément un individu énigmatique.
Ou un ange, au choix.
(Louis choisissait l'ange.)
*
*
*
Louis décida de faire comme s'il ne s'était rien passé. Il ne reparla pas de son absence avec sa maitresse, et personne au lupanar n'évoqua le sujet. Il se remit à travailler, pris dans un tourbillon de luxure qui lui couvrait les cuisses de sueur et lui donnait invariablement envie de vomir.
Il se passa une semaine, au cours de laquelle il nota mentalement toutes sortes de choses étranges qui lui arrivaient. D'abord, il se réveillait tous les matins avec un nouveau pain blanc, délicieux, dans son coffre et parfois une petite pâtisserie ou quelques fruits. Il avait également reçu une tunique blanche, dans un tissu très doux et une nouvelle paire de sandales brunes qui ne lui blessaient pas les pieds comme les autres. Il ne savait pas trop comment réagir en découvrant ces cadeaux, à la fois heureux et un peu humilié, heureux parce qu'il savait que Ari (ça ne pouvait être que lui) pensait à lui, et humilié parce qu'il avait l'impression que le jeune homme lui accordait la charité. Au travail, Julia ne lui criait plus autant dessus. Elle ne se montrait pas douce ou conciliante, mais juste désintéressée. Louis regrettait presque l'époque où elle lui envoyait des piques auxquelles il se donnait un plaisir de répondre du bout des lèvres. Un soir dans la rue, il trouva une pièce de monnaie et put ainsi s'offrir les thermes. Il avait l'impression que sa vie était facilitée par tout un tas de petits miracles, mais cela ne le rendait curieusement pas plus heureux. Il se sentait beaucoup trop vide, nauséeux et se surprenait à se retourner régulièrement dans la rue, s'attendant à être suivi par quelqu'un. Découvrir un pain dans la caisse de sa chambre tous les soirs le rendait paranoïaque, et il détestait imaginer Ari rentrer tous les jours dans le taudis dans lequel il vivait, il avait beaucoup trop honte.
Il était presque minuit lorsqu'il eut l'idée.
Il se redressa dans son lit, n'hésita qu'une poignée de secondes puis se leva et enfila ses vêtements avant de se glisser dans l'encre de la nuit. Dehors il faisait lourd. Un orage menaçait sûrement, et un vent moite s'emparait de ses vêtements pour les coller à sa peau. Mais Louis ne fit pas attention à ça. Il remonta toute la rue de son quartier jusqu'à se trouver devant le lupanar et fit le tour du bâtiment. Il connaissait toutes les entrées secrètes et pouvait facilement se repérer, même dans le noir. De sa main droite, il poussa un volet de bois et se glissa par la fenêtre, retombant lestement sur le lit d'une pièce minuscule. C'était une des chambres, celle que Zinna utilisait le plus souvent. Sans faire le moindre bruit, il marcha jusqu'à l'entrée. En pleine nuit, l'endroit semblait curieusement apaisé. Il resta un moment debout à observer les peintures suggestives sur les murs, leur trouvant des formes et des couleurs plus tendres qu'en pleine journée. Il se surprit à penser qu'il comprenait presque pourquoi certains clients trouvaient un charme à ces images. Il finit par s'en détourner et contourna le comptoir de Julia. Par terre, il trouva ce qu'il voulait : le stylet de charbon de bois que sa maitresse donnait aux clients qui voulaient écrire sur les murs du couloir leurs impressions sur le moment passé au lupanar. Il s'en empara puis ressortit rapidement, par le même chemin qu'à l'allée. Il erra un peu dehors, se perdant dans une ligne de jardins luxuriants, remplissant sa besace de figues mûres et de grappes de raisins débordant de jus.
Lorsqu'il regagna la rue, la lune était bien plus haute dans le ciel et il commençait à ressentir sous ses paupières les picotements du sommeil. Mais peu importait, il avait un travail à accomplir.
Sur le mur de son insula, après avoir vérifié que la rue était bien calme, il grava une phrase en grec, un peu maladroitement. Il ne savait pas écrire ni lire le latin, mais avait des bases de grec et se doutait que Ari, en riche intellectuel, connaissait cette langue bien mieux que lui. Il y passa une demi-heure, s'appliquant du mieux qu'il pouvait, et lorsqu'il eut enfin mit le point final à sa phrase, il se recula pour admirer son oeuvre.
« Viens me voir, j'ai trouvé ton gage. L »
Il sourit.
Ari ne pourrait pas manquer de lire l'inscription, qui s'étalait sur toute la façade. Et Louis brûlait d'envie de le revoir.
*
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Ari avait pris l'habitude de se lever aux aurores. Il aimait se rendre dans la cuisine, dire bonjour aux esclaves qui y travaillaient, se faisait faire un gâteau aux cerises et l'emportait pour manger dans le jardin, assis sur une pierre face à la mer. Il aimait le calme du matin, le vent doux qui soufflait sur la baie, faisait frémir les feuilles des vignes. Dans la couleur de la mer, il pouvait déjà deviner le temps qu'il ferait lors de la journée.
Ce matin, c'était un bleu d'azur souligné par un ciel sans nuages. Au loin dans le port, il voyait se déplier quelques formes humaines, des hommes chargeant un navire qui partirait sûrement pour la Grèce vers 8 heures. Lui n'était pas pressé, mais il aimait aller un peu à la bibliothèque avant de se rendre chez Louis pour lui déposer un petit pain, comme il en avait pris l'habitude. Aujourd'hui, il cueillit aussi un petit bouquet, conscient qu'il s'agissait d'une idée vraiment niaise mais il aimait penser à Louis découvrant les fleurs en rentrant chez lui.
Il regagna sa chambre, mit dans sa besace ses affaires pour travailler à la bibliothèque et un peu d'argent.
Il lui fallait toujours sortir de la maison en rasant les murs, de peur de rencontrer son père qui se levait très tôt aussi (mais qui passait généralement sa journée dans son bureau).
Il quitta la bâtisse sans incident, mais se retrouva nez-à-nez avec Sami qui allait étendre du linge dans le jardin. La jeune esclave lui jeta un regard intrigué.
-Bonjour Ari.
-Bonjour !
Il lui désigna sa besace d'un geste de la main.
-Je vais étudier à la bibliothèque.
-Oh, d'accord. Bonne journée alors...
Ari lui sourit et s'apprêta à monter le chemin lorsque la jeune femme le rappela d'une petite voix. Il se retourna.
-Oui ?
-Je me demandais si vous aviez vu le garçon de l'autre fois...
Ari se mit à rougir.
-Louis ?
-Oui. Celui a qui j'ai parlé.
-Heu... Pas vraiment. Ce n'est pas... Un ami ou... Enfin voilà.
La jeune femme s'approcha de lui, un petit sourire sur les lèvres.
-Je n'ai rien dit à personne vous savez. Et vous avez le droit d'avoir les amis que vous voulez.
-Qu'est-ce que tu veux dire ?
-Que vous n'avez pas besoin de me cacher votre amitié avec Louis.
Ari tiqua légèrement, agacé.
-Et pourquoi t'en parlerais-je ?
-Parce que je suis la seule personne à qui vous pouvez le faire.
-J'ai des amis qui sont au courant, je n'ai pas que toi au monde.
-Donc vous avouez que vous l'avez revu.
-Mais... Non, enfin...
Ari cligna des paupières et la jeune femme se mit à rire. Depuis quand est-ce qu'elle lui répondait avec autant d'aplomb ? C'était une esclave après tout... Ari se demanda pourquoi il ne l'avait pas directement remise à sa place, mais en l'entendant rire, il se rendit compte que c'était pour une raison très simple : il aimait beaucoup la jeune femme et l'avait considéré naturellement comme son égale au cours de cette discussion. Il passa sa main dans ses cheveux bouclés puis haussa les épaules, un petit sourire aux lèvres à son tour.
-C'est vrai, j'ai revu Louis. C'est un peu grâce à toi d'ailleurs alors je te remercie.
-C'est pour lui que vous vous levez plus tôt tous les matins ?
-Oui. Mais je vais aussi à la bibliothèque pour travailler.
-Je vous crois.
Elle redressa un peu son panier de linge puis inclina doucement la tête.
-Je suis désolée d'avoir pris de votre temps, je vais me remettre au travail.
Ari acquiesça, ajoutant rapidement :
-Tu n'es pas obligée de me vouvoyer Sami.
La jeune femme lui adressa une petite grimace comique et disparut dans le jardin. Ari resta un moment à fixer le vide avant de se mettre en marche. Il avait l'impression que sa vie changeait ces temps-ci... Du moins, sa façon de voir le monde. Il considérait auparavant Sami comme un décor familier de sa demeure, et depuis quelques semaines il avait pris conscience qu'elle était surtout un être humain, et un être intelligent et drôle. Il appréciait sa compagnie. Il se demanda ce que son père dirait en apprenant qu'il frayait avec une esclave et un garçon se prostituant... De toute façon, il ne comptait jamais lui dire pour Louis.
*
*
*
Ari était assis sur le rebord de la fontaine face à l'insula de Louis. Un homme avec un petit troupeau de brebis qui encombrait le chemin l'observait avec curiosité tout en tapant sur les fesses des bêtes qui refusaient d'avancer, mais Ari ne le voyait même pas.
Depuis dix minutes, il fixait le mur de Louis, le coeur battant.
Le jeune homme avait écrit une phrase pour lui. En énorme. Une phrase que deux femmes étaient en train de commenter avec des rires amusés. Et lui ne savait pas quoi faire. Est-ce qu'il devait foncer au lupanar pour y retrouver Louis ? Mais il n'était pas certain de vouloir un gage. Il finit par se décider et grimpa les escaliers de l'insula jusqu'à la chambre de Louis.
La première fois qu'il y était venu, le jeune homme était alité et en plein délire, le visage brûlant et les membres trempés de sueur. Ari se souvenait clairement de la peur qui l'avait enserré en le voyant aussi malade. Il ne savait pas si Louis se souvenait qu'il l'avait soigné, mais il était de toute façon heureux de l'avoir fait. C'était arrivé par hasard. Il s'était rendu au lupanar pour demander à Louis de lui rendre ses affaires, et Julia lui avait dit qu'il n'était pas venu travailler. Après avoir tourné autour du pot pendant de longues secondes, elle avait fini par lui dire où vivait Louis et Ari s'y était rendu immédiatement. C'est là qu'il l'avait trouvé, le visage mangée par la fièvre. C'est là aussi qu'il avait pris la décision de le soigner, tout de suite. Et d'oublier que ce garçon lui avait légèrement volé ses affaires, et qu'il se fichait sûrement de son aide. Et puis, Ari étant Ari, il avait également eu l'excellente idée de devenir l'ange gardien de Louis.
Il ouvrit le coffre en bois du jeune homme et y glissa un petit pain blanc. Puis il déposa son bouquet de fleurs sur son lit. Il sourit en voyant son ancienne tunique roulée en boule comme un oreiller sur le matelas du garçon. Manifestement, Louis ne la portait jamais à l'extérieur... Ari se demandait à quoi elle pouvait donc bien lui servir.
(... Non, il ne voulait pas savoir en fait.)
Une fois qu'il eut déposé les deux objets, il referma la porte de la minuscule loge et redescendit l'escalier. Les voisines qui commentaient auparavant l'inscription sur le mur avaient disparu, et il ne restait sur le trottoir qu'un gamin trop maigre allongé sur le sol avec un gros chien. Ari ne s'attarda pas. Il se sentait toujours un peu mal à l'aise dans ce quartier qui transpirait la pauvreté des gens. Ce n'était pas du dégoût... Juste une honte profonde d'être si inutile. Il se disait souvent qu'il assez d'argent dans son pécule pour réparer la maison de telle ou telle personne, qu'il pouvait payer les études des enfants pour qu'ils ne travaillent plus, qu'il pouvait offrir aux mendiants un repas assez copieux pour qu'ils soient rassasiés pendant des mois. Il pouvait. Mais il ne faisait rien, à part offrir du pain à Louis, comme si cela allait l'aider dans la vie.
Il s'arrêta à une fontaine au coin de la rue, près d'une boulangerie d'où s'échappait l'odeur un peu rance d'un pain brûlé et s'aspergea le visage. Peut-être qu'un jour, lorsqu'il serait aussi intelligent que son père, il aurait les moyens de venir en aide à toute une population. Pour le moment il se sentait juste effrayé par l'énormité de ce que cela représentait.
Il reprit son chemin jusqu'au lupanar où travaillait Louis et prit une longue inspiration avant d'y pénétrer. Il flottait dans l'air l'odeur entêtante et quelque peu écoeurante d'un encens de mauvaise qualité. L'air vicié était en plus alourdi par le peu de lumière des lieux. Ari ne se souvenait pas qu'il y faisait aussi sombre la dernière fois qu'il était venu. Il traversa le couloir de l'entrée, ne s'attardant pas à regarder les peintures suggestives qui s'étalaient sur les murs et se retrouva vite face à Julia, drapée dans une robe bleue de nuit, les paupières charbonneuses. Elle lui sourit mielleusement, tapotant sur son comptoir.
— Bienvenue chez moi !
Ari faillit lever les yeux au ciel. Depuis qu'il lui avait donné une bourse pleine de pièces, il avait l'impression de l'avoir mise à ses pieds.
— Bonjour. Serait-il possible de, euh, passer un moment avec Louis ?
— Il est avec un client pour le moment mais je vais faire mon possible.
Avant que Ari ait eu le temps de dire quoi que ce soit, Julia se tourna vers l'arrière boutique et ouvrit un rideau épais. Elle cria à quelqu'un d'aller virer le client avec Louis. Ari s'avança et bafouilla que ce n'était absolument pas la peine et qu'il pouvait attendre mais elle le coupa immédiatement, battant des paupières.
— Vous êtes un de nos meilleurs clients, vous passez avant tous les autres.
Ari hésitait entre rire ou pleurer.
Sérieusement. Un de ses meilleurs clients ?
Il était littéralement venu deux fois et n'avait même pas touché Louis.
Un homme au ventre bedonnant et au visage mal rasé descendit très vite les escaliers, pestant contre Julia et cette maudite maison dans laquelle il ne remettrait plus les pieds. Il cracha sur le comptoir avant de disparaître dans la rue.
(Ari était, au fond de lui, assez satisfait. Il n'aimait pas du tout imaginer que ce gros porc avait touché son Louis.)
*
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Louis était allongé sur la paillasse au milieu de la pièce, exactement comme la première fois où Ari était venu. Mais cette fois il n'était pas de dos, il attendait simplement, les yeux ouverts, un sourire amusé sur les lèvres. Lorsque Ari entra et referma la porte derrière lui, il se redressa. Il avait mal remis le haut de son vêtement, qui laissait apercevoir la peau de son épaule. Ses joues étaient légèrement rosées et ses cheveux s'emmêlaient à l'arrière de son crâne.
Ari songea qu'il était l'image même de la dépravation,
et qu'il était merveilleusement beau.
Il s'avança lentement, n'osant pas parler, les yeux plongés dans ceux de Louis, océan profond et calme. Ce fut le jeune homme qui souffla :
— Salut, Ari.
C'était délicieux d'entendre son prénom dans sa bouche. Ari avait oublié que Louis lui avait volé ses affaires et l'avait laissé seul sur le bord d'une rivière. Il avait tout oublié. Pendant un instant, la pensée lui vint que Louis pourrait le tuer, et qu'il en serait ravi.
— Salut, Louis.
Ils se sourirent. Pour la première fois, Ari se rendit compte que Louis avait l'air un peu mal à l'aise, ou du moins intimidé. Il restait immobile, ses paumes appuyées sur la paillasse, le corps légèrement en arrière.
Ari avait la bouche sèche.
— Tu viens ?
Il hocha la tête et franchit le dernier mètre vers Louis avant de se laisser tomber à son côté. Sans savoir vraiment pourquoi, il sentit ses yeux se remplir de larmes. L'odeur de Louis était partout dans cette pièce, la saveur un peu âcre de sa sueur, et quelque chose de plus léger, de doux.
Ari voulait l'enlacer, l'enlacer très lentement, rester pendant un temps infini dans la chaleur de ses bras. Il voulait se mêler à la couleur de sa peau, toucher ses tempes et les embrasser, sentir le frôlement de ses paupières sur son propre visage.
Mais Louis se décala légèrement, créant entre eux un fossé invisible.
— Tu as vu mon message ?
— Oui.
Ari entendait son coeur battre dans sa poitrine. Il espérait que Louis ne le pouvait pas.
— J'ai réfléchi à ton gage.
— Je croyais que la dernière fois était déjà le gage.
Louis ne baissa pas le regard. Une petite flamme malicieuse brillait dans son regard.
— Non, c'était un cadeau.
— Je n'avais rien demandé.
— Tu n'as pas apprécié ?
Ari cligna des paupières, un peu surpris. Mais la discussion prenait un tour qui l'amusait.
— Si. C'était seulement la suite qui était moins... Agréable.
Louis haussa les épaules.
— J'ai pensé que tu n'avais pas besoin de tes vêtements. Ils étaient salis.
— J'espère que tu as lavé ma tunique avant de dormir avec dans ce cas.
Cette fois Louis rougit franchement et détourna le regard. Ari était plutôt fier de lui. Il lui donna un petit coup sur le bras et rit :
— Je rigole, tu en fais ce que tu veux. Je n'en ai plus besoin.
— C'est donc toi qui rentres chez moi tous les jours, le coupa Louis d'une voix plus froide.
Ari hésita un peu, mais il finit par acquiescer.
— Oui, c'est moi. Si ça te déranges je ne le ferais plus.
Peut-être que Louis ne s'attendait pas à une telle franchise. En tout cas il ne rétorqua rien et se contenta de l'observer pendant de longues secondes avant de relâcher la tension qui avait durci la ligne de ses épaules.
— J'ai réfléchi longtemps à ton gage. Mais en ayant l'idée de t'écrire un message hier sur le mur de mon insula, je me suis rendu compte que tu es le seul à pouvoir m'apporter quelque chose dont j'ai très envie.
Ari sentit son pouls s'emballer. De quoi parlait Louis ? Ca sonnait très... Hum.
— Euh, ah oui ? répondit-il simplement, prenant un air détaché.
Louis sourit. Il n'avait plus l'air insolent qu'il affichait au début de la discussion. Maintenant, il avait simplement l'air... Jeune. Innocent. Il avait juste l'air du plus joli garçon du monde, et Ari oublia ses pensées pour se noyer une nouvelle fois dans son regard.
— Oui, j'aimerais beaucoup que tu m'apprennes l'alphabet latin. Pour que je sache lire et écrire.
*
*
*
Louis se demandait encore comment il avait osé demander ça. Il ne cessait de se repasser en boucle dans son esprit le visage surpris de Ari, ses yeux qui s'étaient écarquillés, sa bouche entrouverte et le petit sourire qui s'était dessiné sur le côté droit de sa joue.
Dans un autre contexte, Louis lui aurait sans doute sauté dessus pour l'embrasser de toutes ses forces, et puis l'aurait déshabillé et — bref.
Ari avait accepté.
Louis ne comprenait toujours pas pourquoi. Peut-être pour se moquer de lui ? Peut-être parce qu'il espérait recevoir des faveurs en échange ? Peut-être parce que Louis lui faisait passer le temps ? Peut-être parce qu'il était réellement intéressé ? Mais cette dernière option paraissait peu probable.
Son bouquet de fleurs entre les mains, Louis se rendit à la fenêtre de sa chambre et leva les yeux vers les étoiles. Comment, par tous les dons de Vénus, Ari pourrait-il être attiré par Louis qui vivait dans un taudis, se prostituait et n'était même pas intelligent ?
Il se mit à pleurer, ce qui lui arrivait pour la première fois depuis des années.
*
*
*
Lorsque Louis tourna au coin de la rue, il n'aperçut pas Ari tout de suite, ébloui par le soleil de midi qui faisait peser un voile brûlant sur les larges pavés des avenues. Pourtant le jeune homme était là, assis sur le parvis de la bibliothèque, plongé dans l'analyse d'une galette de blé noir. Louis s'approcha, sautant lestement par-dessus un chien qui dormait près d'un étalage et alla se planter devant Ari, créant une large flaque d'ombre sur la peau du garçon qui releva la tête, surpris. Il se redressa presque immédiatement, ses joues prenant une teinte rose que Louis avait appris à apprécier plus qu'il n'était raisonnable.
— Salut, je ne t'avais pas vu, bafouilla t-il.
Puis d'un geste brusque, il fourra la galette entre les mains de Louis.
— C'est pour toi. Pour ce soir.
— Merci.
Louis accepta le présent comme s'il s'agissait d'une banalité. Il n'avait pas envie que Ari sache combien ces cadeaux lui faisait plaisir. Et puis il avait un peu honte aussi, ayant vaguement l'impression de mendier sans le faire exprès. Mais Ari avait l'air si gentiment ravi de lui faire plaisir qu'il n'avait pas le coeur de lui refuser quoi que ce soit. (N'est-ce pas ?)
Il rangea la galette dans sa besace et suivit Ari à l'intérieur de la grande bibliothèque. C'était la première fois qu'il y pénétrait, et il resta un moment pétrifié, à observer les grandes colonnades colorées et les bibliothèques d'érables vernis où s'entassaient des papyrus plus ou moins jaunis. Ari se retourna et lui adressa un sourire rassurant, comme pour l'inviter à avancer vers lui. Louis resserra ses doigts autour de la lanière de son sac et s'approcha, un vague malaise au fond de la gorge. Il ne se sentait pas vraiment légitime à pénétrer dans un tel lieu. Il ne savait même pas lire et écrire le latin, et ne possédait que des bribes ridicules de notions de grecs, retenues par hasard lorsqu'il était assigné au service du fils de son ancien maître et qu'il l'accompagnait chez le précepteur. Ari se mit à marcher à sa hauteur et, sûrement pour le mettre à l'aise, commença à lui désigner les allées de la bibliothèque.
— Ici, c'est la poésie latine. Par là tu as toutes Les Métamorphoses d'Ovide, c'est un très beau texte ! Là, c'est un endroit où l'on peut étudier en empruntant des manuscrits. Par là il y a une cour ouverte, il y a souvent des poètes qui viennent y réciter des vers.
Louis hochait la tête, ses yeux courant de droite à gauche, incapable de retenir toutes les informations qui s'offraient à lui. La lumière dans la bibliothèque était tamisée et chaude, et il flottait partout une vague odeur de miel et de poussière. Des jeunes gens passaient et repassaient, des rouleaux de papyrus sous les bras, des moues sérieuses sur le visage. De vieux professeurs devisaient dans un coin, à moitié dissimulés par une grande statue d'Apollon tenant sa lyre de la main gauche. Ari l'entraîna jusqu'à un grand escalier et ils montèrent à l'étage supérieur.
— Là-haut il y a de grandes tables pour travailler, et on pourra emprunter du matériel d'écriture.
Louis acquiesça. L'étage supérieur était moins sombre, et les murs étaient décorés de fresques aux couleurs vives. Sur le pan gauche s'étalait même une large mosaïque bleue et verte, représentant Apollon et ses muses composant des vers sur un coin de l'Olympe. Louis était familier de ces images, mais il trouva la mosaïque particulièrement jolie à cet endroit. Il le dit à Ari qui sourit et répondit simplement :
— C'est mon père qui l'a offert à la bibliothèque et j'ai choisi le motif. Je la trouve très belle aussi.
Louis resta quelques secondes à observer l'oeuvre, ne sachant pas quoi répondre à ça. Le père d'Ari était influent au point d'être mécène de la bibliothèque ? Lorsqu'il se retourna, Ari était déjà parti au bout de la salle, et s'était installé sur une petite table vide, près d'une fenêtre dont le volet de bois était ouvert, laissant entrer les rayons chauds du soleil. Louis s'assit près de lui, posant sa besace à ses pieds.
— Pourquoi est-ce que c'est aussi sombre en bas, alors qu'ici les fenêtres sont ouvertes ?
— C'est pour préserver les manuscrits. L'écriture risquerait de s'effacer avec le soleil. Ici, les manuscrits ne sont pas très précieux.
— Je vois.
Louis aurait pu se sentir un peu stupide, mais la façon dont lui répondait Ari et les sourires adorables qu'il lui adressait faisait sonner la moindre de ses remarques comme quelque chose d'intelligent. Louis décida à partir de ce moment-là qu'il pouvait faire confiance à Ari, et que le jeune homme n'était visiblement pas là pour se moquer de son ignorance mais vraiment pour lui apprendre à lire et écrire.
Ce qui était aussi étrange et incongru qu'agréable.
Ari ramena à leur table tout un attirail pour écrire : de grandes tablettes, un stylet pour y graver des mots, quelques morceaux de papyrus et un manuscrit où s'étalait de larges lettres aux contours fins.
— C'est l'alphabet latin, précisa Ari en le lui mettant sous les yeux. Tu es sûr de ne pas vouloir apprendre le grec ? Ce serait plus simple comme tu as déjà quelques bases.
— Non, je veux savoir le latin.
— Comme tu veux !
Ari s'installa plus confortablement à coté de lui, et, plongeant ses yeux merveilleusement plus verts et lumineux que d'habitude, il lança :
— Alors allons-y.
*
*
*
A la fin de la journée, Louis était persuadé des talents de professeur d'Ari et également persuadé de sa propre incapacité à rester concentré plus de dix secondes lorsque le jeune homme le regardait en souriant.
C'était terrible.
Ari lui expliquait pourtant tout très bien, avec une patience étonnante et une douceur que Louis n'avait jamais rencontré auparavant. Mais lui avait l'impression de gâcher ce talent en bafouillant comme un idiot lorsque les yeux d'Ari plongeaient dans les siens, ou lorsque leurs mains se frôlaient lorsqu'ils se passaient le stylet ou un manuscrit.
En aidant Ari à ranger tout ce qu'ils avaient utilisé, il avait l'impression un peu humiliante de n'avoir rien retenu d'autre que la façon dont la fossette d'Ari se creusait sur le côté de sa joue, rien retenu d'autre que la chaleur qu'il ressentait au fond de son estomac quand le jeune homme lui rappelait de se concentrer avec une petite moue adorable, rien retenu d'autre que la façon dont son poignet dansait au-dessus du papier, et rien retenu d'autre que les intonations graves de sa voix lui récitant un alphabet dont il n'avait retenu que le premier tiers des lettres.
Un échec.
Mais l'échec qui avait été le plus agréable à vivre.
En redescendant l'escalier avec Ari, il ne put quand même pas s'empêcher de s'insulter intérieurement pour avoir gâché à ce point cette leçon. Ari, malgré sa gentillesse presque agaçante, avait du se rendre compte de sa nullité et n'allait jamais vouloir le revoir après ça. (Peut-être même qu'il allait s'imaginer que Louis était aussi nulle en apprentissage scolaire qu'au lit... Quelle humiliation.) Il laissa errer son regard sur la taille du jeune homme, encerclée par une ceinture un peu lâche qui retombait sur le côté de sa tunique. Sa nuque était blanche, dévoilée par un chignon qui relevait ses cheveux épais et bruns. Louis détourna les yeux.
Il avait du mal à comprendre pourquoi, alors qu'il avait partagé l'intimité de dizaines d'hommes, posé ses mains sur tant de peaux et embrassé tant de bouches, Ari lui semblait le plus attirant, le plus beau, le plus parfait de tous les êtres. Il se demandait pourquoi il avait tant envie de lui, de toutes les façons possibles, alors même qu'il était dégoûté par le reste du genre humain.
Ils sortirent dehors et sur le trottoir, Ari se tourna vers lui. Il lui sourit.
— J'ai passé une très bonne après-midi... Tu es disponible demain ?
— Pourquoi faire ?
Louis fronça les sourcils. Ari haussa les épaules, un peu hésitant :
— Je ne sais pas... Continuer les leçons ? Si tu veux vraiment savoir lire et écrire, il va falloir en faire beaucoup.
— Ah... Bon. Oui. C'est vrai...
Louis se mordilla la lèvre. Alors Ari voulait bien continuer les cours ? Il voulait bien le revoir ? Il n'avait pas été trop lent et nul et...
— Si tu ne veux pas ce n'est pas grave, murmura Ari.
Louis se rendit compte qu'il ne disait rien depuis plusieurs secondes et s'empressa de le détromper :
— Non, ce serait vraiment... Gentil. Même si je ne veux pas te déranger.
— C'est moi qui te le propose. Tu es un élève très agréable en plus.
Il lui adressa un clin d'oeil complice que Louis ne sut pas trop interpréter. Mais soit.
Ils allaient continuer les leçons.
Louis le voulait bien,
pour l'amour de l'art et de la poésie.
(Et des fossettes d'Ari.)
/// À SUIVRE... ///
Ce chapitre est hyper long..... J'espère qu'il ne vous aura pas trop ennuyé ! Malgré tout je crois que c'est un de mes préférés parce que leur relation se construit tout doucement. 😊 À dimanche pour la suite ! :)
ps : merci pour tous vos commentaires sur le chapitre précédent, ça me rend très heureuse de voir que vous appréciez cet univers !
Bonne semaine. 💕
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