CHAPITRE 2.
Louis se laissa tomber sur sa paillasse, le dos un peu endolori. Il souffla longuement, étendant ses jambes pour les délasser. Trois semaines seulement de travail et voilà l'état dans lequel il était... Il n'allait pas tenir longtemps.
Mais il gagnait de l'argent facilement et n'avait pas tellement envie de travailler au port ou comme serveur dans une taverne infâme.
Il se releva, enlevant ses vêtements. Il les déposa en tas sur sa paillasse pour se faire un oreiller. Il essayait de garder ses affaires propres au maximum, et faisait des lessives tous les deux jours mais ce soir il était beaucoup trop fatigué pour se rendre à la rivière ou même aller puiser un simple seau d'eau dans le puits en bas de la rue.
Il enfila une tunique plus chaude pour la nuit et s'agenouilla devant son brasero, où ne subsistait plus que quelques braises à peine chaude. Il mit un quart d'heure à l'attiser à nouveau. Les nuits n'étaient pas particulièrement froides mais Louis détestait se réveiller sans pouvoir faire chauffer sa galette de pain du matin, et son brasero lui servait en quelque sorte de four.
Il appréciait le confort plus que rudimentaire de sa minuscule chambre, conscient d'être privilégié par rapport à d'autres fois où, à cause de sa condition d'esclave, il avait du partager son espace avec d'autres hommes. Ici il avait le droit à ce logement insalubre tout en haut d'une insula qui s'effondrerait certainement dans quelques années, mais il en était ravie. Il considérait cela comme un luxe.
Il finit par retourner au lit, s'enroulant dans sa couverture un peu rêche et ferma les yeux.
Comme d'habitude, le visage du garçon de la rivière se dessina sous ses paupières. Louis ne le repoussa pas. Il aimait caresser en rêve la peau pâle du jeune homme, ses joues rougissantes à la moindre insinuation, ses lèvres délicatement ourlées, ses paupières frissonnantes dans l'obscurité, dévoilant des yeux d'un vert intense et clair. Louis sentit son corps se réchauffer lentement, et ce n'était pas vraiment l'effet du brasero.
Six jours qu'il l'avait vu au lupanar. Sa patronne avait été incapable de le renseigner davantage sur le garçon, maugréant seulement qu'il était venu avec des amis qu'elle avait déjà vu quelques jours auparavant. Depuis, Louis attendait que lui où l'un de ses amis revienne pour pouvoir avoir plus d'informations.
Mais rien.
Les jours s'ajoutaient aux jours, et le visage du garçon de la rivière devenait toujours un peu plus flou. Louis allait finir par l'oublier, et cette idée lui donnait mal au ventre.
Depuis cette nuit près de la rivière, où son corps lui avait semblé réagir à l'inconnu, il ne vivait plus que pour le souvenir de son regard sur sa peau. Un regard dénué de toute moquerie. Un regard clair, et simple. Un regard qui l'avait vu lui, dans son entièreté, qui l'avait considéré comme un humain à part entière et pas comme ce qu'il était : un esclave qui se prostituait. Ce regard lui avait fait du bien. Ce regard lui avait donné l'impression d'être important et désirable pour ce qu'il était, simplement.
Il mordit le haut de sa couverture, étouffant un petit gémissement alors qu'il prenait son sexe entre ses doigts. Et voilà. Comme d'habitude. Il baisait toute la journée mais le soir, il ne pouvait pas s'empêcher de penser au garçon et de... Mais c'était bon. Il jouissait toujours. Alors qu'avec les autres... Il se préoccupait peu de lui-même. Là ce n'était que lui, sa main, la chaleur de sa couverture et l'inconnu dansant sous ses paupières. Et dire qu'il aurait pu le déshabiller l'autre jour... Il avait été trop pressé, trop insistant. Il aurait du le retenir comme il avait su le faire au bord de la rivière. Il était vraiment trop... trop stupide... il aurait eu ses yeux verts dans les siens pendant qu'ils... faisaient l'amour, ça aurait été... ab-absolument merveilleux et, et Louis aurait enfin pu s'enlever son visage de l'esprit... après ça...
Il jouit dans un râle un peu désespéré, et essuya sa main sur la couverture.
Bon.
Elle aussi il allait falloir penser à la laver.
*
*
*
Louis n'avait pas beaucoup de temps libre. Il avait son petit succès au lupanar, et avait su s'accorder la fidélité de plusieurs clients. Il détestait sa maîtresse qui le détestait, mais de toute façon, il n'avait pas vraiment le choix et ne pouvait pas s'enfuir, étant donné sa condition.
Il n'avait souvent qu'un seul jour de libre par semaine, et si auparavant il s'autorisait ce jour là à rester dans son lit à ne rien faire d'autre que rêvasser en regardant par la fenêtre, il occupait à présent ses heures vacantes à parcourir la ville de long en large.
Pompéi était incroyablement vivante. Louis aimait beaucoup le mouvement et le bruit dans les allées, les odeurs s'échappant des échoppes, le carillon des charrettes passant au milieu des rues, les cris des passants lorsqu'une femme jetait son pot de chambre du haut d'une insula, l'effluve de savon qui émanait des fenêtres des thermes, les ombres poussiéreuses qui sortait de la bibliothèque lorsque quelqu'un en poussait la porte. Louis aimait voir passer les enfants allant à l'école en compagnie de leur précepteur, des jeunes femmes riantes dans des robes légères, des hommes sérieux en toges, discourant de choses qu'il ne comprenait pas, des garçons courant dans les rues après un ballon en peau de chèvre, des mendiants assis sur les bords d'une fontaine, à se partager les restes d'un repas volé sur l'étal d'une taverne. Il marchait des heures entières, sautant par dessus les pierres des passages piétons, sortant de la ville par la grande porte de la Via Marina, allait jusqu'au port et s'asseyait dans l'herbe pour observer les bateaux, et le ballet incessant des hommes sortant les cargaisons de poissons et de marchandises des cales. Il aimait se perdre dans les rues plus riches du centre, passer devant les portes des nobles demeures, observer d'un œil curieux les fresques sur les murs, les mosaïques fines sur les pas des portes. Il aimait la rue de l'Abondance, le jardin fleuri de la domus de Julia Felix. Il aimait se glisser dans l'amphithéâtre, s'asseoir dans un coin sombre et rire devant une pièce de théâtre. Il aimait observer les gens allant et venant dans les marchés, le mouvement inégale de la ville, son effervescence incessante.
Il aimait tout ça.
Mais jamais il ne voyait le garçon de la rivière.
Au début, il riait de cette malchance improbable. C'était tout de même fou. Il passait des heures à tourner dans les rues de la ville et n'arrivait pas à tomber sur lui. Les Dieux lui en voulaient-ils ? Maintenant il était surtout irrité et commençait à croire qu'il ne le retrouverait jamais. Pourquoi était-ce si important ? Il n'en savait rien lui-même. Mais la nuit, il ressentait son absence avec une horreur croissante. C'était comme si, à l'intérieur même de son cœur, se creusait un trou de plus en plus béant. Il voulait se perdre à nouveau dans l'iris vert de ses yeux. Il voulait contempler une nouvelle fois sa bouche hésitante, et voir la pâleur de sa peau devenir rose. Il voulait effleurer sa peau, l'admirer passer sa main dans les boucles mi-longues de ses cheveux. Il voulait pouvoir lui parler un peu plus longuement, s'installer dans l'herbe avec lui, et attendre que la nuit tombe sur le monde pour pouvoir poser ses mains sur son ventre et caresser sa peau, l'apprendre tout entière.
Il avait des idées étranges, des choses auxquelles il n'avait jamais pensé auparavant. Une drôle de chaleur dans l'estomac et l'envie d'enlacer le jeune homme, de connaître son odeur, celle au creux de son cou et celle entre ses cuisses.
Il se sentait un peu idiot, un peu fragile, lui qui avait su se construire une défense à toute épreuve, des lances brûlantes et pointues. Le garçon de la rivière était passé entre cette défense sans qu'il s'en aperçoive, en deux nuits seulement, et maintenant son corps semblait lié au sien d'une façon qu'il ne comprenait pas.
Il savait pertinemment que ce garçon n'était pas de la même condition sociale que lui. Le raffinement de ses vêtements, ses cheveux comme de la soie, sa peau délicate et ses mains n'ayant jamais été abîmées par des travaux manuels... Tout criait qu'il était certainement riche, peut-être même très riche.
Et Louis ne pouvait pas s'empêcher d'être excité de savoir que ce garçon riche et beau et sûrement très intelligent avait eu une sorte de coup de cœur pour lui.
Au fond de lui, il se rassurait en se disant que s'il voulait tellement le revoir, c'était pour assurer sa propre survie. Si ce garçon le rachetait et faisait de lui son esclave personnel, la vie de Louis serait bien moins difficile.
Il fallait qu'il le retrouve.
*
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Le moment arriva sans qu'il y fut vraiment préparé. Il était au travail, et s'apprêtait à rejoindre la pièce lui étant réservé, un client devant arriver d'une minute à l'autre.
Sa patronne entra dans le vestiaire en faisant claquer la porte.
-Louis ! Des gens pour toi.
Il lui jeta un regard intrigué.
-Des gens ?
Il ne connaissait personne ici, la formulation était donc assez mystérieuse.
-Oui. Les deux amis qui étaient avec ton client de l'autre fois. Tu m'avais dit de te prévenir s'ils revenaient, non ? Je leur ai dit de patienter deux minutes alors bouge ton cul.
Charmant.
(Julia, malgré les airs nobles qu'elle voulait se donner, jurait aussi bien qu'un charretier bloqué dans une rue de Rome.)
Mais Louis n'était pas en position de protester, encore moins si elle disait vrai. Il se leva d'un bond et suivit sa maîtresse vers l'entrée.
Deux jeunes hommes se tenaient derrière le comptoir. Ils avaient sûrement son âge. L'un avait des cheveux bruns, un visage doux, une barbe très sombre. L'autre était blond, des yeux bleus pâles et un sourire franc. Louis ne les avait jamais vu mais il su immédiatement qu'ils étaient bien les amis d'Ari.
-Bonjour.
Le blond lui répondit gentiment :
-Il paraît que tu as quelque chose à nous demander ?
-Oui.
Louis jeta un coup d'oeil à sa patronne qui n'avait pas l'air disposé à lui laisser de l'intimité. Quelle plaie celle-là. Enfin tant pis, il s'en fichait après tout.
-En fait, j'ai... J'ai quelque chose qui appartient à votre ami qui est venu l'autre jour et j'aurais voulu le lui rendre. Vous pourriez me dire où il habite ?
Les deux amis se regardèrent, aussi surpris l'un que l'autre. Finalement, ce fut le brun qui répondit :
-Tu peux nous donner ce que tu as à lui rendre si tu veux. On fera la commission.
-Je l'ai laissé chez moi... C'est assez loin d'ici, je ne veux pas vous embêter, j'irai le lui rendre.
-Bon..., le brun haussa les épaules et dit : Il vit dans la très grande domus, à la sortie de la ville. C'est la maison du marchand Lucius Stilius Mercator. Notre ami est son fils, Ari Stilius Noctua.
Louis les remercia. Il n'eut pas le temps d'ajouter autre chose car son client arriva, un homme d'une cinquantaine d'années au ventre bedonnant que Louis n'avait jamais vu mais qui le dégoûta immédiatement.
Depuis qu'il avait rencontré Ari, il avait de plus en plus de mal à trouver une quelconque trace de beauté chez les autres êtres humains, et son travail prenait souvent des allures de supplice. Ce qu'il faisait auparavant mécaniquement le révulsait, comme s'il avait envie de plus, de trouver chez quelqu'un une chaleur que ne lui donnait pas ses clients, simplement venus pour prendre un peu de plaisir dans les bras de l'esclave qu'il était.C'était totalement stupide puisque qu'avait-il vu d'Ari ? Un sourire ? Une tendresse dans le regard ? Un corps longiligne à la beauté troublante ? Ce n'était pas pour ça que Ari ne pouvait pas être un connard comme tous les autres. Louis se dit qu'il ferait bien de se le répéter cinquante fois, au lieu de continuer à le chercher bêtement. Ari devait l'avoir oublier, en plus.
Il faisait nuit lorsqu'il sortit prudemment du lupanar. Il savait que les rues du quartier étaient loin d'être sûres. En plus, il n'y avait pas de torches, car elles prenaient feu trop souvent, et il n'avait pas envie de se faire arrêter par un groupe de brigands.
(Il avait déjà eu affaire à des gens comme ça à Rome, et il avait eu suffisamment peur pour sa vie pour longer les murs, à présent).
Malgré tout, il ne regagna pas son insula.
La nuit était chaude. L'été s'était installé depuis un bon mois, et les températures de la Campanie étaient plus clémentes encore que celles du Latium. Louis ne portait qu'une simple tunique de lin blanche, mais il avait déjà beaucoup trop chaud. Il s'arrêta à une fontaine pour s'asperger l'arrière de la nuque et le creux des bras, avant de reprendre sa marche. Comme d'habitude, le centre de Pompéi fourmillait d'activité. Les tavernes étaient ouvertes sur les rues, deux chiens couraient au milieu de la route, l'un tenant un os dans sa gueule. Louis les évita de justesse, et sauta sur un trottoir, accélérant le pas.
En dix minutes, il était sorti de la ville. La route descendait, entourée par plusieurs autels funéraires et de petits temples. Un homme à cru sur un cheval le dépassa, et pénétra dans le jardin d'une grande demeure. Louis s'arrêta un instant, vérifia qu'il ne s'agissait pas de la villa qu'il cherchait, mais non. Celle-ci était apparemment celle d'un dénommé Diomède.
Il ne s'attarda pas et continua son chemin. La route cessa progressivement d'être pavée, et le chemin se continua sur une terre battue. Louis se souvint que Ari lui avait expliqué, lors de leur première discussion, qu'il vivait en périphérie de la ville. Il se sentit un peu idiot. S'il avait cherché mieux que ça, il aurait pu depuis longtemps retrouver le jeune homme.
Enfin tant pis.
Maintenant, il se trouvait juste devant la villa de Lucius Stilius Mercator. Et elle était... Particulièrement belle.
(Vue de la villa d'Ari, à notre époque. Louis arrive par la droite. Auparavant la petite terrasse que vous voyez devant donnait sur la mer - qui a beaucoup reculé depuis. Et il n'y avait pas non plus de maisons entourant la villa.)
Il ne s'attendait pas vraiment à ça, à vrai dire. Il avait vu des domus luxueuses à Rome et dans les autres villes qu'il avait parcouru. A Pompéi même, il s'était souvent retrouvé face à d'imposantes bâtisses, dont la façade annonçait le raffinement intérieur. Mais la maison d'Ari était... Elle avait un charme singulier. Un peu mystérieux. Cela tenait-il au fait qu'elle se tenait quasiment dissimulée entre de hauts cyprès ? Ou alors à la rangée de colonnes gracieuses qui encadrait son aile gauche ? Ou aux couleurs sombres des tuiles de son toit ? Ou alors, juste parce qu'elle était la maison d'Ari ? Louis n'aurait pas su le dire.
Il finit de descendre le chemin et hésita un peu sur ce qu'il fallait faire. Il avait déjà pénétré en douce dans des maisons, pour des raisons peu avouables, mais là... Il se voyait mal ramper par terre pour tenter de trouver Ari dans un dédale de pièces. Il se voyait encore plus mal frapper à la porte et annoncer à l'esclave qui lui ouvrirait qu'il voulait voir le fils aîné de la famille, lui, misérable prostitué.
Il fit lentement le tour de la maison, observant les entrées et les fenêtres, collant son visage à la moindre petite imperfection du mur pour apercevoir l'intérieur de la domus. Il régnait en tout cas un silence reposant dans le jardin, et si la maison n'avait pas été éclairée de l'intérieur, Louis aurait pensé que personne n'y vivait.
Il se retrouva dans une sorte de petite cour intérieure avec un bassin où nageaient paisiblement deux poissons gigantesques, et soudain, une porte s'ouvrit dans le fond. Il n'eut que le temps de se plonger derrière un arbuste. Deux personnes s'avancèrent dans la cour. Il voyait mal entre les feuilles de l'arbuste, mais reconnut très vite la voix basse d'Ari, qui se mêla à celle un peu plus aigüe mais néanmoins mélodieuse d'une jeune femme.
-C'est un simple service que je te demande, soufflait Ari, visiblement anxieux.
-Ce n'est pas vraiment dans mes cordes... Et je n'ai pas le temps pour courir la ville.
-Mais il faut absolument que... Que je sache !
Louis se figea, étant un peu plus attentif à la conversation. Qu'est-ce que Ari cherchait à savoir ?
-Pardonnez-moi, mais ce n'est pas une raison suffisante pour que je m'attire les foudres de madame en quittant mon poste.
-Je te paierais bien.
-Combien ?
La somme fut murmurée trop vite pour que Louis saisisse le montant, mais au mouvement surpris qu'il devina chez la jeune femme, il comprit qu'elle devait être élevée.
-Bon... Et où est-ce qu'il faudrait que j'aille ?
-C'est un quartier près de l'amphithéâtre.
-Je vais m'attirer des ennuis...
-Tu peux t'y rendre en pleine journée, insista Ari d'une voix suppliante.
La jeune femme maugréa encore un peu mais finit par acquiescer une nouvelle fois.
-Et comment je le trouve moi, ce garçon ?
-C'est simple, il travaille dans un lupanar. Il est brun, assez petit (Louis tiqua), des yeux très bleus. Il a mon âge environ. Sa patronne est une affreuse bonne femme, tu trouveras vite.
-D'accord. Et le message ?
-Je vais te l'écrire.
-Et s'il ne sait pas lire ?
(Louis ne savait pas lire le latin, effectivement. Il ne put pas s'empêcher d'être un peu blessé de constater que Ari n'avait apparemment pas pensé à ça.)
-Ah... Oui. Alors je vais te le dire. Viens, retournons à l'intérieur.
La jeune femme se leva et le suivit dans la maison. Ils refermèrent la porte derrière eux.
Louis se laissa tomber dans l'herbe et attendit un peu, mais plus rien ne bougea. Il réfléchit. Il pouvait rester ici, et attendre que possiblement, Ari ressorte pour une raison ou une autre. Il pouvait aussi rentrer par la porte arrière, quand il ferait nuit noire, et tenter de trouver la chambre du jeune homme pour aller lui parler. Il pouvait aussi patienter jusqu'à demain matin et l'aborder sur la route menant à la ville.
Mais.
Il mourrait d'envie de savoir ce qu'était ce message. Or, s'il allait à la rencontre de Ari tout de suite, il ne saurait sans doute jamais ce que le garçon avait voulu lui dire par l'intermédiaire de l'esclave.
Louis était patient. Il pouvait attendre.
Et puis de toute façon, il savait où vivait Ari à présent.
*
*
*
-Je peux savoir ce que tu fais là ? C'est ton jour de repos aujourd'hui.
-Vous pourriez cacher votre joie...
Louis sourit à Julia, sa maîtresse, qui le regardait par dessus le comptoir de son air désabusé.
-Tu gâches la beauté de mon entrée, à être assis là.
Le jeune homme se mit à rire mais ne rétorqua rien. Il ne voulait pas s'attirer les foudres de Julia, qui avait déjà revendu un esclave depuis qu'il était arrivé.
-Je ne reste pas longtemps, j'attends juste quelqu'un.
-C'est une maison de joie ici, pas un lieu de rendez-vous, grimaça t-elle.
« Une maison de joie », qu'est-ce qu'il ne fallait pas entendre. Forcément, c'était joyeux pour les clients mais pour Louis... Enfin, il n'était qu'un esclave, il n'avait pas son mot à dire. Il était déjà bien content d'être dans cette ville et aussi bien traité. Chez son maître d'avant... C'était autre chose. Il avait bien fait de s'enfuir.
Il se remit à contempler les petites peintures érotiques qui ornaient le mur devant lui. Elles étaient là pour donner des idées aux clients et il ne put pas s'empêcher de se demander brièvement si Ari les avait contemplé, lui aussi.
C'était tout de même étrange cette fascination qu'il avait pour ce jeune homme. Ils s'étaient parlés, quoi ? Une heure en tout. Et voilà que Louis avait passé sa semaine à marcher à travers toute la ville pour tenter de le retrouver, comme si sa vie en dépendait. C'était un peu stupide. Il avait tellement plus intéressant à faire, quand même. Une nouvelle fois, il eut peur de s'être trompé sur le compte d'Ari et d'être mis face à un idiot qui ne le traquait que pour obtenir des faveurs sexuelles. Après tout, Ari savait à présent qu'il était esclave dans un lupanar. Que voudrait-il d'autre de Louis, si ce n'était une heure ou deux d'amour ?
Comme frappé par l'absurdité de ce qu'il ressentait, Louis se releva, et sans même dire au revoir à Julia, il quitta le lupanar et se retrouva dans le bain brûlant du soleil de 16 heures. Il cligna des yeux. Face à lui, se tenait une jeune femme en habit très simple, qui le fixait avec attention.
Il descendit le trottoir et s'approcha.
-On se connaît ?, demanda t-il abruptement.
Il était certain que c'était une esclave elle aussi, et il ne fallait pas être devin pour comprendre que c'était celle qu'Ari avait envoyé. Il ne savait pas vraiment quoi faire. Partir et ne jamais accepter de parler à la jeune fille - cela lui éviterait de devoir faire face à ce que Ari voulait vraiment de lui - ou l'écouter et être certainement déçu ?
Il choisit la deuxième option, parce qu'il était curieux, et qu'après tout, il n'avait rien à perdre.
La fille fit la moue, ne baissant absolument pas le regard.
-Non. Tu es client ?
La question était directe. Louis ne s'y attendait pas, et il ne put retenir un sourire, étudiant plus précisément le visage de son interlocutrice. Elle avait le teint assez pâle, des cheveux longs et frisottants, à peine dissimulés sous un voile fin qui la protégeait du soleil brûlant. Il y avait un accent dans sa voix, accent que Louis connaissait bien. Il lui répondit donc en grec, heureux de voir son visage s'illuminer légèrement en l'entendant utiliser cette langue.
-Raté : je travaille ici.
-Dans le lupanar ?
-Oui.
-Est-ce qu'on peut marcher en discutant ?
-Bien sûr.
Ils remontèrent sur le trottoir, car même si cette rue était assez peu empruntée, les charrettes n'y étaient pas interdites.
La jeune femme parlait avec une franchise qui plaisait beaucoup à Louis, même s'il comprit immédiatement qu'il serait difficile de lui extorquer le message qu'elle devait lui livrer.
-Pourquoi est-ce que tu parles grec ? Tu n'es pas grec, n'est-ce pas ?
-Pas vraiment... J'y ai vécu toute mon enfance mais ma mère était une esclave romaine et mon père venait de Gaule... Enfin c'est assez compliqué.
-Oh je vois. C'est un peu dommage, avec ce savoir tu pourrais avoir une bonne place dans une maison riche en tant que précepteur.
-Je sais.
-Tu n'as pas envie ?
-Non.
-Tu préfères... Ce métier ?
-Oui.
Louis lui fit un sourire malicieux mais la jeune fille ne détourna pas le regard, le fixant avec une curiosité étrange. Il changea de sujet, essayant de l'amener à parler de ce qui l'intéressait.
-Et, donc, tu me cherchais pour... ?
-Mon maître te connaît.
-Ah oui ?
-C'est ce qu'il m'a dit.
(Louis avait un peu envie de la secouer comme un prunier pour qu'elle crache enfin le morceau).
-Et... Il a un message pour moi ?
-Mon maître est venu dans ce lupanar ?
(Mais ce n'était pas la question ça ???)
-Heu... Oui. Je suppose. S'il me connaît.
-Tu dois forcément te souvenir de lui. Il est grand, brun, il a des airs un peu... Un peu comme les poètes.
-Jeune ? Cheveux bouclés ? Ailleurs ? Dans la lune ?
-Oui, c'est ça !
-Je vois qui c'est. Il est venu il y a quelques semaines.
La jeune fille le regarda étrangement, semblant à la fois déçue et curieuse, et Louis commença à se demander si elle n'était pas un peu amoureuse de son Ari.
(« Son Ari » ? Non mais n'importe quoi...)
-Un client très agréable d'ailleurs, trouva t-il donc bon de rajouter avec un petit sourire complice.
La jeune femme tiqua et détourna légèrement le visage, sans doute vexée. Elle s'arrêta subitement de marcher, et d'une voix plus froide, elle déclama alors :
-Tu es visiblement la personne que je cherchais. Alors voilà un message de mon maître : « Je t'attends à la tombée de la nuit demain, près de la boulangerie de Terentius Proculus. »
-Oh. Merci.
La jeune fille se décrispa un peu puis jeta un coup d'oeil derrière elle.
-Il faut que je rentre. J'ai du travail. Et... Enfin, ce n'était pas dans le message, mais soit au rendez-vous s'il-te-plaît. Je crois que c'est important pour mon maître.
Elle sourit, et Louis fut incapable d'articuler quoi que ce soit.
*
*
*
*
*
*
Plus tard, dans la moiteur étouffante de sa minuscule chambre, Louis pensa à nouveau à cette discussion. Il pensa aussi à la première fois où il avait croisé le regard d'Ari, et à la façon dont il avait eu l'impression que le jeune homme avait lu en son âme, que lui aussi était différent. C'était quelque chose dans le flou de ses yeux, comme une envie d'ailleurs et de nulle part à la fois.
Louis n'avait jamais lu aucun poème contrairement à Ari, il connaissait mal les histoires d'amours des Dieux et n'avait pas connaissance du mythe des âmes sœurs de Platon. Il ne savait pas - pas encore - que ce qu'il avait ressenti pour Ari, cette première attirance, violente, implacable, était un coup de foudre.
Il ne pouvait pas encore mettre de mots dessus, mais il sentait que quelque chose d'important était en train de se dessiner dans sa vie, quelque chose qui changerait tout, peut-être même LA chose qu'il avait toujours attendu, sans vraiment le savoir. Le bouleversement.
Il n'était pas idiot et se rendait bien compte que Ari était en quelque sorte attiré par lui, et qu'il pouvait en tirer un avantage. Le problème c'est qu'il n'arrivait pas à imaginer lui faire quoi que ce soit de malhonnête, parce que ce garçon avait un sourire beaucoup trop franc, beaucoup trop doux. Parce que ce garçon était le premier à l'avoir regardé sans le juger, sans le prendre de haut. Il s'était comporté différemment de tous les autres et oui, Louis voulait y voir un signe.
Au loin, le Vésuve laissa échapper un grognement sourd et si bas que seuls quelques bergers l'entendirent, et un chien qui se mit à hurler dans le lointain.
/// À SUIVRE... ///
Chapitre assez peu passionnant je crois, parce qu'il sert surtout de transition... J'espère que vous aurez apprécié découvrir un peu mieux le personnage de Louis malgré tout ! Il y aura plus de rebondissements dans le chapitre suivant puisque Larry seront réunis... Pour le meilleur ou pour le pire. ;)
Merci mille fois pour vos commentaire sur le chapitre précédent !!! À la semaine prochaine, xx.
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