CHAPITRE 1.
Il faisait déjà nuit noire, et pourtant la ville était toujours aussi mouvementée. Des odeurs de fritures et d'épices s'échappaient de la rue de l'Abondance que Ari traversait prudemment, tentant de ne pas mettre les pieds dans une flaque de vin ou d'urine. La chaleur douce de mai l'enrobait et le léger zéphyr qui montait du bord de l'océan faisait frémir les bords de ses vêtements, contrastant avec l'effusion moite qui émanait des tavernes encore ouvertes. Deux hommes se disputaient, debout devant l'entrée de la maison de Julia Felix, apparemment beaucoup trop enivrés pour contrôler leurs poings. Ari descendit prudemment du trottoir pour rejoindre l'autre côté de la rue pavée. Heureusement, il n'y avait pas de chevaux à cette heure tardive de la journée, seulement des passants aux regards fuyants ou des groupes d'amis un peu trop bruyants.
La rue s'écarta peu à peu et Ari laissa derrière lui les fumées grasses et l'arôme trop fort du vin, pénétrant dans un champ aux hautes herbes. Il s'arrêta un instant, prenant quelques secondes pour se retourner et observer les lumières troubles de la ville à quelques mètres seulement, puis souffla légèrement, détendant ses épaules, avant de s'avancer plus encore dans le jardin luxuriant.
Il n'avait pas vraiment le droit d'être là. C'était encore un morceau de la propriété de Julia Felix, mais il aimait tellement fouler de ses sandales de cuir les longues herbes de la fin du jardin qu'il ne pouvait pas s'empêcher d'y venir dès que le sommeil lui manquait. Il marcha plusieurs minutes dans le noir de plus en plus complet, respirant avec une sorte de bonheur étrange, humant les odeurs profondes et tendres de la nature que la couleur de la nuit réveille au lieu d'endormir. L'herbe grasse, le parfum subtil des fleurs roses et blanches sous les caresses du soleil, l'effluve lointaine du foin donné aux animaux. Et puis le silence, partout, à peine dérangé par le bruit de sa marche lente, le frôlement de ses pieds sur les herbes humides, le chant étrangement mélodieux d'un animal caché sous un arbrisseau.
Ari, même s'il adorait vivre en ville, ne pouvait pas s'empêcher d'apprécier la rumeur languissante de la nuit, et ses odeurs délicates, qui n'avaient rien à voir avec le bruit et les saletés des humains. Il s'arrêta à nouveau, levant la tête vers le ciel noir. Des milliers d'étoiles clignotaient au-dessus de lui, blanches et lumineuses, imprécises dans leur rayonnement. Il aurait voulu apercevoir une étoile filante, mais ce n'était pas encore la saison. Son regard se posa à nouveau sur l'ombre des toits de Pompéi et un sourire se dessina sur son visage. La ville semblait paisible au cœur de la nuit, protégée par le contour gigantesque de la montagne [*] qui se dessinait un peu à l'est. Les Anciens racontaient que cette montagne était une sorte d'Olympe divin, et Ari voulait bien le croire. Il avait eu l'occasion, avec son père, de voyager tout près de la montagne et avait vu combien ses pans étaient luxuriants : vignes, arbres fruitiers, cultures... Tout semblait pouvoir y pousser. Depuis, Ari considérait la grande montagne comme une force protectrice pour lui et la ville.
Il baissa la tête et reprit une nouvelle fois son chemin, s'aventurant un peu plus à droite, le pas rapide. Il savait que le silence qui l'entourait n'était que factice. En réalité, il se trouvait tout près du quartier un peu mal famé des acteurs et des dresseurs qui se représentaient dans l'amphithéâtre de la ville. En descendant un peu, il allait pouvoir rejoindre la petite rivière qui coulait, bras ridicule de la mer qui faisait face à Pompéi. Mais lui aimait cette rivière et le bruit réconfortant et doux de son eau limpide.
Il se glissa entre une rangée de cyprès, descendit un chemin rocailleux, puis se retrouva enfin au bord de la rivière, sous les branches tortueuses d'un olivier centenaire. Qui donc l'avait planté là ? Et qui l'y avait oublié ? Imaginer l'histoire de ce petit arbre plongeait toujours Ari dans des rêveries sans fin. Mais ce soir-là, il n'eut pas l'occasion de s'y attarder, découvrant presque immédiatement qu'il n'était pas seul.
Un jeune homme était assis à quelques mètres de lui, le corps presque nu, et ne l'avait apparemment pas entendu arriver, le regard rivé sur l'eau sombre de la rivière.
Ari s'arrêta net, retenant son souffle. Il hésita un peu. Remonter le chemin pour laisser à ce jeune homme le loisir de profiter du silence de l'endroit ou bien lui signaler sa présence par un toussotement pour que l'individu se sente obligé de partir ?
A vrai dire, Ari ne se sentait pas vraiment d'humeur à rentrer bredouille en ville, alors il choisit la deuxième option sans tergiverser.
Du bout de sa sandale, il donna un petit coup dans une pierre ronde qui alla se jeter dans la rivière avec un bruit sec. L'inconnu sursauta et se tourna, les yeux un peu plissés, avant d'apercevoir Ari. Il se releva d'un bon, gêné d'être découvert.
Et.
Ah.
Il n'était pas « presque nu » en fait, mais totalement. Le tissu blanc qui entourait le bas de son corps il y a quelques instants était resté au sol dans son mouvement.
Ari sentit stupidement ses pommettes s'enflammer, ce qui était très idiot puisqu'il avait déjà vu des tas d'hommes nus aux thermes sans en être choqué. Mais ce n'était pas par une pudeur étrange, juste parce que, hm... Le jeune homme était très beau.
Et Ari était sensible aux belles choses comme... ça.
Malheureusement (ou heureusement) pour Ari, il faisait nuit et l'inconnu ne vit pas la rougeur sur son visage et ne pensa donc même pas à se rhabiller un minimum. Ari n'osa pas le lui demander de peur de passer pour une prude effarouchée, et se força donc à regarder le jeune homme dans les yeux sans dévier son regard un seul instant.
-Je ne t'avais pas vu, s'excusa l'inconnu en passant une main nerveuse dans ses cheveux bruns.
Ari haussa les épaules et lui sourit.
-Ce n'est rien. Je ne voulais pas te faire peur.
Un petit silence suivit sa phrase. Ari se sentait mal à l'aise. L'inconnu n'avait pas l'air de vouloir partir, semblant plutôt attendre que ce soit soit lui qui le fasse.
Ce qui était hors de question.
Il reprit donc avec un toussotement.
-Hum... Tu, tu méditais au bord de la rivière ?
-En quelque sorte...
Le jeune homme coula un regard vers l'eau sombre et calme qui passait à quelques mètres d'eux.
-Je me repose. Du bruit et... Enfin, je cherche un peu de calme. Je n'avais jamais vu personne ici.
Ari faillit grimacer. Parce que lui non plus. Et il aurait voulu que ça n'arrive jamais. Il était un peu déçu de découvrir que l'endroit qu'il avait pris pour un véritable sanctuaire protégé par les Dieux et inconnu des hommes était en réalité l'abri de cet adolescent.
-Moi non plus... Pourtant je viens régulièrement.
L'inconnu lui adressa un sourire rayonnant et Ari se sentit un peu heurté par la beauté de son visage. Est-ce qu'il s'agissait d'Apollon lui apparaissant sous une enveloppe mortelle ? Il déglutit difficilement, peinant à cacher son trouble et finit par reculer d'un pas, vaincu.
-Je... Je vais peut-être y aller alors. Pour te laisser tranquille.
Il fit immédiatement demi-tour mais une main enserra très vite son poignet. Des doigts chauds et doux sur sa peau brûlante. Il retira son bras, le visage dorénavant écarlate. Le jeune homme était à quelques centimètres de lui, et sa peau nue irradiait une beauté presque irréelle.
Ari allait peut-être mourir face à cette créature.
-Tu peux rester tu sais.
-Euh, ah, bon ?
-Oui ? Enfin, on peut partager. Je ne fais pas de bruit.
-C'est, hm... Enfin, d'accord.
Ari se laissa stupidement entraîner près du bord de la rivière et s'assit près du jeune homme toujours nu.
Ari n'allait peut-être pas mourir mais devenir fou, c'était presque certain.
La scène était un peu étrange. Ils restèrent longtemps silencieux, l'un à côté de l'autre, observant le mouvement lent de la rivière qui allait s'écouler sous un petit pont de pierre, au loin. Parfois l'inconnu avançait sa jambe pour tremper le bout de son pied dans l'eau froide et Ari pouvait voir la peau brune autour de ses chevilles se couvrir de frissons. Il se forçait à respirer calmement, essayant de ne pas penser à poser sa main plus près de la cuisse nue du jeune homme, ne voulant surtout pas avoir de contact avec sa peau douce et chaude.
Il se sentait stupide.
Tellement stupide.
Ils échangèrent quelques banalités. L'inconnu parlait avec une voix à la fois douce et rauque, comme si le sommeil venait parfois altérer la clarté de ses cordes vocales. Ari n'aurait pas su décrire le timbre de sa voix, mais il le trouvait merveilleusement beau. Il était certain que ce garçon devait très bien chanter, encore plus accompagné d'une harpe.
(Ari aimait beaucoup les harpes).
S'il avait été saoul, il lui aurait probablement demandé de lui chanter une berceuse en dansant nu autour de l'instrument. Mais heureusement, il ne l'était pas.
Alors il se contentait de l'écouter parler, acquiesçant pour absolument tout, et bégayant des réponses idiotes en évitant de croiser son regard. Dans le noir, il n'avait pas pu voir la couleur de ses yeux mais il savait déjà qu'ils devaient être d'une beauté à couper le souffle, comme le reste de sa personne.
A être si proche de lui, il se rendit vite compte que le jeune homme n'était pas un adolescent comme il l'avait cru au départ à cause de sa petite taille. Ses joues étaient même couvertes d'une barbe mal taillée qu'il avait envie de caresser, un peu jaloux car lui même était totalement imberbe du visage. Le jeune homme devait avoir son âge, il était merveilleux, intéressant, il avait des mains adorablement petites et sa peau était brune.
Tout cela s'emmêlait dans le cerveau d'Ari mais il arrivait tout de même à en extraire une information : l'inconnu était parfait et il voulait vivre près de lui pour toujours.
Ce qui était un peu excessif mais, bon.
-Je ne suis pas là depuis très longtemps, était en train de raconter le jeune homme tout en arrachant des petits brins d'herbe entre leurs deux corps, mais j'aime beaucoup cette ville. Elle est très vivante et commerciale.
-D'où est-ce que tu viens ?, demanda Ari dans un éclair de lucidité, essayant de ne pas penser à la douceur des phalanges de l'inconnu qui frôlaient parfois la peau de son bras gauche.
-Oh... D'assez loin.
C'était flou, mais Ari n'y fit pas attention, trop ensorcelé pour réfléchir.
-Et toi, tu habites là depuis toujours ?, reprit le garçon.
-Hum... Oui. Depuis que je suis enfant. Je vis un peu en dehors de la ville.
Ari faillit ajouter qu'il serait ravi de faire visiter Pompéi au jeune homme, demain matin, mais il n'osa pas. Un silence confortable s'installa à nouveau, jusqu'à ce que l'inconnu se lève doucement.
-Je vais faire une dernière baignade avant de rentrer, tu veux venir ?
-Euh... Non. Merci.
Il ne voulait pas revenir trempé chez lui, quand même.
L'inconnu n'insista pas et se glissa lentement dans l'eau de la rivière. Ari retint son souffle. C'était un peu idiot, mais il avait l'impression de voir une de ces muses représentées sur les mosaïques des thermes, en train de plonger délicatement dans l'océan, la peau auréolée d'une douceur étrange et lumineuse. En réalité, le jeune homme avait une peau plutôt tannée et n'était pas du tout gracieux, mais pour Ari, le spectacle était identique. Il ferma un instant les paupières, comme pour enfermer l'instant dans un recoin sombre de son cerveau et ne jamais oublier.
Quand il rouvrit les yeux, le garçon nageait, ses épaules rondes et musclées rentrant et sortant dans l'eau avec un rythme athlétique. Ari était heureux d'avoir refusé son invitation, lui qui nageait comme une grenouille ayant perdu une patte.
Alors que le garçon s'éloignait, sans doute pour aller jusqu'au pont puis revenir, Ari se leva doucement. C'était peut-être stupide mais il n'avait pas envie de devoir lui dire au revoir. Il se savait trop maladroit, incapable de lui proposer un rendez-vous ou quelque chose du genre. Et puis il avait peur que le jeune homme l'interprète mal, ou le prenne pour un fou. Alors il se contenta de faire demi-tour, une sensation étrange flottant dans son ventre.
Il ne se retourna pas, marchant rapidement à travers le jardin, puis regagna les rues de Pompéi qui s'étaient peu à peu endormies.
Ce soir, il avait l'impression d'avoir contemplé la Beauté.
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-Ari ? ... Ari ? Ari !
Le jeune homme sursauta, se retournant vers sa sœur qui se tenait à l'entrée de sa chambre, les bras croisés.
-Tu ne viens pas déjeuner ce matin ? Qu'est-ce qu'il t'arrive ?
Sa sœur avait le don de l'énerver prodigieusement à peu près tous les jours de sa vie. Lucia était magnifique. Elle avait de longs cheveux noirs qu'elle savait coiffer comme la mode l'exigeait. Elle portait à merveille toutes les parures que leur père rapportait de ses voyages et avait l'art d'assembler les plus beaux bijoux le long de ses bras, sans que cela ne semble jamais trop chargé. Associé à ça, elle jouait de la harpe et de la lyre mieux que personne, chantait d'une voix merveilleuse, lisait aussi bien qu'un aède grec et était particulièrement intelligente et cultivée.
Ari se sentait misérable face à elle, lui qui n'avait aucun don particulier, qui n'était doué pour rien et n'avait pas hérité de la beauté ensorcelante de leur mère. Petit, il faisait se tirer les cheveux à son précepteur, incapable de retenir des cours de géographie, nul pour ce qui était mathématique et bégayant lorsque l'on voulait lui enseigner la rhétorique. La seule chose que Ari avait apprécié dans ses études c'était l'apprentissage du dessin et de la lecture.
Son père qui voulait faire de lui un homme d'affaire le regardait souvent avec un désespoir non dissimulé, dont Ari se sentait particulièrement honteux.
-Je suis un peu fatigué, répondit-il machinalement à sa sœur qui tapait du pied.
-Fatigué ? Je suis certaine que tu as encore couru les rues avec tes amis stupides.
-Absolument pas, rétorqua t-il sans daigner lui accorder un regard.
-Tu ferais mieux de te prendre en main Ari. Ce n'est pas avec un frère comme toi qui passe son temps à se traîner misérablement de tavernes en lupanars [*] que je vais trouver un mari convenable. Je ne tiens pas à moisir dans cette ville de province moi.
Ari ferma les paupières, tentant de ne plus écouter la ritournelle habituelle de sa sœur qui rêvait de pouvoir aller à Rome.
Lui s'en fichait, du faste et du luxe. Il se savait privilégié. Leur père était très riche, et ils vivaient sans doute dans la plus belle villa de Pompéi. Il avait des vêtements de qualité, pouvait traîner toutes ses journées sans se soucier du lendemain, avait un cheval à lui, des opportunités qui rendraient jaloux beaucoup de gens. Mais Ari n'aspirait pas particulièrement à cette vie. Il était heureux de son confort, remerciait chaque jour les Dieux de ne pas vivre dans la misère la plus profonde et d'être en bonne santé, mais... C'est tout. Il ne désirait rien de plus.
Ou peut-être si : être heureux.
Pour le moment, il se sentait juste... Fade. Plat. La vie était là, belle, joyeuse, attrayante, mais il ne lui trouvait aucun but, aucun sens. Il avait souvent l'impression de naviguer dans un océan de lumières toutes plus brillantes les unes des autres, sans pouvoir trouver la sienne, comme perdu au sein d'un épais brouillard l'empêchant de bien voir.
Immédiatement, son cerveau fourbe dessina l'image de l'inconnu d'hier soir sous ses paupières mais Ari la chassa rapidement. Ça ce n'était pas une lumière qui donnerait sens à sa vie, c'était juste un beau cul.
Il finit par se lever, passant devant sa sœur qui le suivit dans le couloir jusqu'à finir son discours et pénétra dans la salle principale de la maison, le triclinium. Sa mère était encore allongée, mangeant raisin par raisin, perdue dans la contemplation de la fresque murale qui venait juste d'être terminée.
-Bonjour, lança Ari avant de s'installer près d'elle et de prendre une galette de blé.
-Oh, Ari...
Sa mère était assez... Évanescente. Elle le regardait sans le voir, toujours ailleurs, un sourire figé sur le visage. Ari ne se souvenait pas d'un jour où il aurait pu la voir réellement présente. Elle semblait ne jamais rien comprendre du tout, et en même temps tout savoir. C'était assez effrayant.
Elle pointa du doigt la fresque, avalant un nouveau raisin avant de murmurer de sa voix lente et égale.
-Tu ne trouves pas ce personnage un peu trop coloré ? J'aurai voulu quelque chose du plus éthéré...
-Justement, il y a un joli contraste.
-Hm... Sans doute...
Leur maison avait été en partie détruite avant la naissance d'Ari, à cause d'un tremblement de terre. [*] C'était fréquent en Campanie, il n'était pas rare que la terre se soulève et craquelle en plein milieu d'une rue. Le père d'Ari avait du refaire toute une aile de la villa, et cette fresque était la dernière réparation au tremblement de terre.
Personnellement, il l'a trouvait très réussi. Les couleurs noires et rouges donnaient à la salle un caractère étrange et solennel. Son père avait soi disant voulu représenter l'initiation d'une jeune femme aux mystères dyonisiaques, mais Ari savait qu'il avait surtout voulu faire parler de lui. Et ça marchait. Tous les jours, les clients de son père se pressaient dans leur triclinium pour pouvoir observer la fameuse fresque.
Sa mère prit une gorgée d'eau puis reposa son verre et le regarda, clignant un peu des paupières.
-Tu as un air étrange, mon Ari.
-Ah oui ?
-Je crois...
Ari détourna le regard, un peu rougissant. Sa mère avait toujours eu sur lui un espèce de pouvoir de divination qui le mettait mal à l'aise. Il finit sa galette et se leva, s'échappant de son giron pour aller sur le balcon, qui donnait sur la mer. L'océan miroitait déjà sous le soleil malgré l'heure matinale, et Ari pouvait entendre les bruits du port qui n'était qu'à un ou deux kilomètres de là. Un bateau qui naviguait au loin vers l'horizon, voiles blanches ouvertes, lui fit penser à son père, qui était parti pour l'Egypte depuis plusieurs mois déjà. Il devait bientôt rentrer, et même si Ari n'aimait pas tellement le savoir loin, de peur qu'il ne rentre jamais, il aimait aussi le répit que lui laissait l'absence paternelle. Au moins, il n'était pas là à le suivre de son regard déçu, et pas là non plus pour insister subtilement sur son avenir dans le commerce.
Ari voulait rester à Pompéi bien tranquillement, peindre, prendre des bains, manger des fruits, lire des poètes grecs et écouter de la harpe jusqu'à la fin de ses jours, merci bien.
Rien de plus.
(Ou peut-être simplement l'inconnu du lac, nu dans son lit.)
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(Intérieur de la maison d'Ari : la villa des Mystères, avec la fresque dont parlent Ari et sa mère.)
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-Tu aurais du venir hier soir, la pièce était for-mi-da-ble !
Ari haussa les épaules et enroula une serviette autour de sa taille, après avoir déposé ses habits dans un casier. Il prit ses affaires de bain et suivit Nilla qui continuait de déblatérer de sa voix trop forte :
-Je t'assure, c'était hilarant ! Et puis, (sa voix baissa un peu), on a découvert un lupanar avec Lima, tout près de l'amphithéâtre, tu vas a-do-rer. Il y a tout ce que tu aimes.
Il lui fit un clin d'oeil complice et Ari, un peu mal à l'aise, préféra orienter la conversation sur la pièce que son ami avait vu.
-Vous allez toujours voir des comédies ridicules, où les acteurs braillent et disent des insanités.
-Oh excusez moi, monsieur le littéraire. Sophocle n'est pas joué tous les jours ! Tu ferais bien de te détendre de temps en temps.
-Je ne dis pas ça, Nilla... Juste que je ne trouve pas particulièrement toutes ces grossièretés réjouissantes. J'aime bien les pièces qui me forcent à réfléchir, qui ont un sens.
Ils se glissèrent l'un après l'autre dans le frigidarium, ce bain glacé que Ari redoutait toujours -- il était frileux -- après avoir laissé leurs serviettes sur le bord. Près d'eux, deux hommes d'âge mur menaient également une conversation à voix basse.
-Tu viendras ce soir j'espère, reprit Nilla.
-Pourquoi faire ?
-Je viens de te le dire. Il faut qu'on te montre ce... Le nouvel établissement qu'on a découvert.
Ari soupira.
Il n'avait pas un amour infini pour les lupanars, quoi qu'en dise sa sœur. Avoir une relation sexuelle avec un.e prostitué.e inconnu.e dans une salle à peine chauffée aux murs froids et le tout sur un banc de pierre ou un matelas inconfortable n'avait rien d'enchantant, à son avis. Il aurait pu se payer une heure d'amour dans des établissements plus luxueux, embrasser la peau blanche et propre d'une homme aux traits délicats, le dos confortablement allongé sur un divan de soie... mais Nilla comme Lima étaient moins riches que lui – et peut-être un peu moins difficiles, aussi.
Ari suivit son ami vers le tepidarium sans un mot. L'eau tiède délaissa ses membres et il finit par souffler, la bouche à peine au-dessus de l'eau.
-Je vais venir, d'accord.
-Je savais que tu ne dirais pas non !
Nilla laissa échapper un rire joyeux puis finit par sortir du bassin pour aller se faire masser. Ari attendit un peu avant de rejoindre le caldarium. L'eau brûlante était parfaite pour se nettoyer, et il frotta sa peau jusqu'à se sentir parfaitement propre.
Il ne resta pas longtemps, car les thermes étaient bondés à cette heure de la matinée, et rejoignit le vestiaire. Une fois habillé, il alla à la bibliothèque qui était collée aux thermes, et s'installa à une table d'étude pour lire un poème.
Le calme qui régnait en ces lieux apaisa son esprit tourmenté et à nouveau, l'image de l'inconnu de la veille revint le hanter.
Ari n'avait jamais eu de coup de cœur pour quelqu'un. Il s'était déjà plusieurs fois retourné sur des hommes qu'il trouvait beau dans la rue, avait eu des aventures avec plusieurs jeunes hommes, avait couché avec une dizaine de prostitué depuis qu'il était né mais... Un coup de cœur, non, jamais. Il ne savait pas vraiment ce que cela faisait, et comment il devait se comporter. Il ne savait même pas s'il croyait en l'amour. Seuls les poètes écrivaient l'amour, et il voyait ce sentiment comme quelque chose d'uniquement littéraire et invivable.
Ses parents ne semblaient pas amoureux, par exemple.
Avait-il eu un coup de cœur pour le garçon de la rivière ?
Il avait plutôt l'impression d'avoir été ensorcelé, tant son cerveau ne pensait plus qu'à lui.
Lorsqu'il ressortit de la bibliothèque, il était presque midi et le soleil tapait sur la rue, déplaçant des nuages de poussière sèche.
Il contempla la rue un moment, les gens qui marchaient sans s'arrêter, ayant tous un but et des pensées inaccessibles.
Brusquement, il se sentit malheureux.
Il ne savait même pas le nom de son inconnu.
Comment allait-il le retrouver, au milieu des habitants de Pompéi ?
*
*
*
-Ariiiiiii !
Lima lui sauta littéralement dans les bras, souffle aviné et mains collantes. Ari ne voulait pas savoir pourquoi. Il repoussa gentiment son ami, lui adressant un sourire grimaçant.
-Salut Lima.
Nilla était juste à côté, encore en train de déguster son repas qui lui avait été servi dans une grossière assiette en bois. Ari se fit servir un verre de vin et le but à petites gorgées. Il avait toujours du mal avec ce breuvage extrêmement épicé, et était vite saoul.
-Tu nous as manqué hier soir, commença Lima tout en buvant d'un coup sec un autre verre. Il avait les joues rouges et les yeux un peu trop brillants, mais son sourire de chien joyeux le rendait adorable.
Ari s'excusa et prétexta qu'il se sentait fatigué, ce à quoi son ami ne répondit même pas, trop occupé à lui raconter leur soirée de la veille.
-Tu verras, rien à voir avec le lupanar d'Africanicus. Il est peut-être plus connu mais celui où on va t'amener est mieux !
-Il vient d'ouvrir, ajouta Nilla en levant la tête une demi seconde de son assiette.
Ari avait un peu de mal à comprendre toutes les informations tant ses amis parlaient vite mais il hocha vaguement la tête.
-C'est moins cher en plus, renchérit Lima. Et tu vas adorer les garçons qu'ils proposent. J'en ai eu un hier soir, formidable !
Ari sourit sans répondre. La prostitution était une chose plutôt banale pour tout le monde, mais lui avait du mal à parler des ces hommes et femmes qui vendaient leur corps comme s'ils étaient des marchandises.
Peut-être qu'il avait lu trop de poésie, mais il considérait le corps comme un lieu sacré à ne pas profaner, un lieu à aimer avant tout. Et les prostitué.e.s étaient souvent mal traités, surtout dans les lupanars que Lima et Nilla avaient l'habitude de fréquenter.
(Bon, ça n'empêchait pas qu'il aimait aussi le sexe un peu plus... brutal de temps en temps, mais ça c'était une autre histoire).
Ses amis finirent leur repas et ils se mirent en marche vers l'endroit tant attendu. Ari n'avait pas tellement envie de faire l'amour à vrai dire, mais il était plutôt curieux de découvrir ce qui l'attendait.
Lima et Nilla marchaient devant lui en se chamaillant à propos d'il ne savait quoi et il souriait en les observant.
Il avait rencontré Nilla aux thermes, alors qu'ils étaient encore adolescents. Le jeune homme se faisait masser juste à côté de lui et ils avaient commencé à discuter, puis avaient continué dans la rue, puis sur le siège d'une taverne, puis ne s'étaient plus jamais quittés. Il était son meilleur ami. Nilla était le fils d'un boulanger plutôt apprécié de Pompéi, et il possédait une belle maison au cœur du centre. Mais Lima lui vivait dans une insula qui avait été construite après le tremblement de terre, dans un quartier assez pauvre. Les deux amis l'avaient rencontré par hasard sur le forum [*] et avaient sympathisé avec lui pour une raison que Ari avait oublié. Ils formaient un trio assez étrange, mais bizarrement, ils s'entendaient très bien. Ari aimait ses amis plus que sa famille et aurait aimé que la vie entière soit aussi facile que lorsqu'il était en leur présence.
-C'est là !
Le cri à peine étouffé de Lima le sortit de ses pensées et il releva la tête, observant la façade du lupanar. Il ne payait pas de mine. Ils étaient dans une petite rue d'un nouveau quartier bondé d'insula. Le trottoir sentait les ordures et un homme dormait sous le porche d'une maison, à quelques mètres d'eux.
Ari ne s'attarda pas et suivit ses amis dans l'établissement. L'intérieur était particulièrement étouffant. L'entrée était de mauvais goût, avec des tentures d'un rouge déjà passé, des mosaïques peu raffinées représentant des hommes et femmes dans des situations suggestives et des statues posées un peu partout, sans aucun sens. Ari plissa légèrement le nez mais ne dit rien. Il flottait dans l'air une odeur d'encens entêtante, qui émanait peut-être de la femme qui les reçut, une énorme matrone drapée dans un tissu violet qui aurait du être interdit. Ari avait presque envie de rire, tant tout ceci semblait grotesque, mais ses deux amis avaient l'air tellement ravis qu'il ne dit rien.
Lima et Nilla insistèrent pour qu'il choisisse en premier les modalités de sa séance, et Ari se retrouva face à la femme qui le fixa d'un air amusé.
-Tu es nouveau toi ?
-Euh... Oui. C'est la première fois que je viens.
-Bon. Combien de temps ?
Ari coula un regard vers ses amis, mais ceux-ci ne faisaient déjà plus attention à lui, plongés dans l'observation méthodique d'une peinture murale.
Génial.
-Hm. On va dire trente minutes.
-C'est court. Vous êtes un rapide ?
Ari préféra ne pas répondre à l'allusion, maugréant quelque chose en son fort intérieur, qui ressemblait fortement à « Va te faire foutre aux Enfers, toi. »
La patronne lui fit un sourire grimaçant et demanda :
-Homme ou femme ?
-Homme.
-Bien. Vous n'avez plus le choix, il ne m'en reste qu'un ce soir.
Elle pouffa un peu et se pencha vers lui pour chuchoter :
-Si vous n'êtes pas satisfait, dites-le moi surtout. C'est un insupportable microbe mais bon, il paraît qu'il est doué. En trente minutes il vous fera votre affaire.
Ari se recula et la remercia d'une voix froide. Elle lui indiqua la pièce dans laquelle le jeune homme devait l'attendre et il s'y rendit lentement, ne pouvant pas s'empêcher de maudire ses amis. Il avait envie de partir en courant dans l'autre sens, et d'aller jusqu'à la rivière pour tenter de retrouver son inconnu. Peut-être qu'il y était ? Quelle idée de venir ici, alors qu'il n'en avait même pas envie. Il aurait du boire plus de vin tiens...
Il finit de longer un couloir particulièrement long aux murs déjà ornés de graffitis [*] et frappa à la petite porte de bois de la dernière pièce à droite, comme le lui avait indiqué la patronne.
Une voix sourde lui répondit et il ouvrit, la mort dans l'âme.
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(Peinture érotique dans un lupanar.)
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Le garçon était assis sur la couchette, de dos. Ari referma lentement derrière lui et toussota.
-Je... Je viens pour quinze minutes.
-Qu'est-ce que tu veux ?
-Que... Quoi ?
-Qu'est-ce que tu veux faire ?
Ari s'arrêta net, le souffle brusquement bloqué au fond de sa gorge. Cette voix... Il l'aurait reconnu entre mille.
Lentement, le jeune homme se retourna et ils se dévisagèrent.
C'était lui, l'inconnu du lac.
Il se leva, dépliant ses membres bruns. Cette fois, il était habillé, mais Ari avait l'impression qu'il rayonnait exactement de la même manière que la nuit dernière. Il était aussi petit que dans son souvenir, faisant au moins une tête de moins que lui, des cheveux épais et bruns, des joues un peu creusées, des mouvements vifs.
Et surtout.
Maintenant qu'il le voyait en pleine lumière.
Des yeux immensément bleus.
Ari aurait voulu être Homère pour pouvoir chanter la beauté de ce bleu, tant il semblait posséder toutes les nuances du monde. Un bleu de ciel d'été sans nuage, un bleu océan aux vagues longues, un bleu de tempête, un bleu de nuit d'hiver, un bleu infiniment tendre et lumineux et chaleureux et merveilleusement beau.
(Oui, intérieurement, Ari pleurait.)
Mais ce qui était le plus beau dans ce bleu, sûrement, c'était qu'il était auréolé par la présence d'une rangée de cils longs et noirs, qui semblaient danser sur le haut de ses pommettes lorsqu'il clignait des paupières.
Ari allait définitivement mourir, finalement.
-Tu as un problème ?
Le garçon se tenait devant lui, sourcils froncés.
Attendez.
Il ne l'avait pas reconnu ?
Ari déglutit et secoua la tête.
-Aucun problème. Ca va bien.
-Bon.
Il le regarda étrangement mais haussa les épaules avant de demander, un peu impatienté.
-Qu'est-ce que tu veux alors ? En quinze minutes, ça me paraît un peu ambitieux de faire la totale mais je suce très bien si tu veux. Enfin, c'est toi qui choisit bien sûr.
Par Jupiter. Est-ce qu'il venait vraiment de proposer de... ? Ari loucha sur sa bouche, imaginant ses lèvres roses autour de... Non. Impossible. Son cœur allait lâcher s'il faisait ça. Et puis. Non. Il ne pouvait pas...
-Eh ? Tu es certain que tu te sens bien là ?
-Euh...
Ari prit une courte inspiration et, prenant son courage à deux mains, il demanda :
-Tu ne me reconnais pas ?
-Bien sûr que si.
La réponse le prit de court. Le garçon haussa les épaules et lui adressa enfin un sourire malicieux.
-Tu étais à la rivière, l'autre soir.
-Je pensais que tu ne t'en souvenais pas.
-J'ai une bonne mémoire des visages... Même dans l'obscurité... Surtout s'ils sont charm-. Bref. Tu veux quoi ?
Ari cligna bêtement des paupières. L'espace d'un instant, il avait oublié où il se trouvait. Il désigna le lit et murmura, un peu dépassé.
-On peut s'asseoir deux minutes, s'il-te-plaît ?
-D'accord.
Ari se laissa tomber sur la couchette, le jeune homme près de lui, qui reprit immédiatement :
-Je m'excuse de te demander ça, mais tu es venu pour faire la conversation ou tu comptes à un moment donné te déshabiller ? Je ne suis pas payé pour que tu me racontes tes états d'âmes.
Ari se mordit la lèvre, répondant à côté :
-Tu travailles ici alors ?
Le garçon leva les yeux au ciel mais souffla :
-Oui. Depuis quinze jours environ.
-Ah. Bien... Bien...
A vrai dire, il ne savait pas trop comment reconnecter toutes les informations qu'il recevait. Ainsi, le garçon qu'il avait pris pour une incarnation mortelle du dieu Apollon était en réalité un esclave vivant de la prostitution, et vendant son corps dans un lupanar immonde.
Ari releva la tête et dévisagea lentement le jeune homme. Dieux qu'il était beau. Mais pas ici. Pourquoi ici ? Pourquoi ne pouvait-il pas être une divinité de la rivière, nourrissant son corps de l'eau pure plutôt que de la chair suante des clients de cet endroit ? Pourquoi Ari avait-il définitivement un coup de cœur pour cet étrange garçon, qui ne semblait même pas l'apprécier plus que ça ?
La vie était vraiment trop injuste.
Il se releva, et secoua plusieurs fois la tête avant de murmurer, des sanglots dans la voix :
-Pardon, je suis incapable de faire ça... Bonne soirée.
Puis il quitta la pièce sans se retourner. Il courut pratiquement dans le couloir, dévala le petit escalier et se retrouva dans l'entrée. La patronne, toujours derrière son espèce de comptoir lui jeta un regard effaré et Ari ne put pas s'empêcher de lui crier d'une voix un peu suraiguë avant qu'elle ne fasse une remarque :
-Oui, je suis très rapide, d'accord !
Puis il quitta l'établissement et courut jusque chez lui sans se retourner.
/ / / À SUIVRE... ///
J'espère que vous aurez apprécié ce premier chapitre ! N'hésitez pas à me laisser un petit commentaire (ça fait toujours très plaisir ahah), ainsi qu'à partager la fiction pour la faire découvrir à vos ami-e-s (ce qui serait encore plus super).
À dimanche prochain pour le chapitre 2 !
Merci. xx
#SLSQIMfic
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