Chapitre 1
ZIA
J-14
Quand j'y pense, le compte à rebours a commencé il y a longtemps. Le lendemain de mes sept ans. Le jour où mes parents sont morts. Le compte à rebours a débuté il y a 2907 jours exactement. Je ne les ai pas vus passer. Ils se sont comme volatilisés, et cette impression est renforcée par l'interdiction d'en parler. On ne parle pas du passé. Ce qui est fait est fait. Ça ne m'empêche pas de compter. Voilà donc déjà le 2908ème matin. Mon compte à rebours semble s'accélérer depuis peu. Il s'achèvera déjà dans quatorze jours, le jour de mon quinzième anniversaire. Putain de tic tac. S'il pouvait juste m'oublier une seconde. Mais c'est impossible, bien sûr. J-14, 7h03. Je me regarde dans le miroir. Mon reflet est bien net, mais j'ai comme l'impression que ce n'est pas moi. Comme si je n'étais déjà plus dans ce corps. Il faudra bientôt penser à le quitter, n'est-ce pas ? Pour le moment, il faut le nourrir. C'est l'heure de descendre au réfectoire pour prendre le petit-déj. Je me demande si l'âme existe. C'est peut-être juste une invention pour rassurer les enfants.
Encore quatorze jours.
Il me reste quatorze jours.
SOL
J-7
Interdiction de perdre espoir. Pas maintenant. C'est mon leitmotiv. Il peut se passer beaucoup de choses en sept jours. La Cita peut nous réserver de belles surprises, ça arrive parfois. Je vous jure, j'y crois vraiment. Sept jours. Et sept nuits. J'attends la chance, j'espère qu'elle ne m'oubliera pas. Je sais que si elle ne se pose pas sur moi, je l'accepterai. C'est une évidence. Mais ça ne m'empêche pas d'espérer. De garder espoir pour deux. Voire plus.
Ce soir, ce sera Jasmine. Elle est arrivée à son jour J. Déjà. Le temps est passé tellement vite. Je la regarde à la dérobée pendant que nous avalons notre petit-déjeuner. Elle rigole, elle fait semblant. Ça me serre les tripes. Saurai-je faire la même chose dimanche prochain ? Je n'en suis pas certain. Sa tête pivote doucement, elle se sait observée. Tous les yeux l'épient, avec plus ou moins de discrétion. Les yeux présents dans la pièce, et les autres. Chacun veut savoir ce que ça fait. Je veux dire, de prendre conscience que c'est terminé. Jasmine n'a jamais été aussi près de la fin. Je l'observe du coin de l'œil alors qu'elle plaisante avec sa voisine. Elle est plutôt mignonne. Peut-être pas assez. Elle a de longs cils et une jolie silhouette, mais son visage manque de finesse. C'est moche, mais il faut dire que les beaux ont plus de chances. J'en ai vu passer des enfants, et les beaux partent plus facilement. Statistiquement, il n'y a pas photo. Si t'es beau, t'as plus de chances de partir d'ici. Il y en a qui restent, pourtant. Comme Zia. Mais elle, elle a quelque chose de trop. Quelque chose qui peut faire peur. C'est peut-être ses cheveux trop blonds. Ou ses yeux trop gris. Ou cette espèce de distance. Quand Jasmine rigole, tout le monde sent qu'elle cherche le public. Même sans le vouloir. Elle a beau regarder devant elle et s'adresser uniquement aux filles de sa table, tout dans son attitude crie : « Regardez-moi ! ». Zia, c'est différent. Quand elle rit, on dirait qu'elle le fait pour elle-même. Elle est dans une bulle, comme si elle était loin de tout. Même pendant les interviews, elle a l'air ailleurs. Mademoiselle Hélène, notre conseillère, ça la met en rogne. Elle lui dit sans cesse d'arrêter de regarder dans le vide, de fixer la caméra, de s'adresser aux gens. Mais rien n'y fait, Zia continue. Je ne sais pas pourquoi elle fait ça. Au début, je croyais qu'elle s'en foutait et, moi aussi, ça me mettait en rogne. Avec le recul, je pense que c'est pas ça, car la peur dans ses yeux est la même que celle que je vois dans les miens.
Justement, elle tourne la tête. Quand nos regards se croisent... Je ne sais pas trop comment expliquer. C'est doux et ça fait mal en même temps. Trop intense. Je souris malgré moi et je ne peux plus la lâcher des yeux. Heureusement, je crois que ça lui fait le même effet. Sinon, ce serait vraiment trop douloureux.
ZIA
J-14
Si vous pouviez voir le réfectoire de vos yeux, ce serait mieux qu'une vague description. Pour vous donner une idée, la pièce est un peu trop grande et le plafond est trop haut, on a froid quand on mange, c'est désagréable. Les murs sont blancs. Il y a un tableau d'affichage, mais il est toujours vide. Les tables sont disséminées à droite à gauche, c'est censé faire décontracté, comme si tout ici n'était pas hyper structuré. Par la fenêtre, on aperçoit de la verdure (« la verdure, c'est la vie ») et, bien sûr, le dôme opaque qui nous protège de l'extérieur. Il paraît qu'on peut même voir le haut du mur d'enceinte si on se met debout sur une table. J'ai jamais essayé. A l'intérieur, on entend des discussions étouffées et les cuillères qui tintent contre les bols. Sur la table d'en face, Jasmine parle avec Luna. Il y a deux petites qui sont assises en face d'elles et qui boivent leurs paroles. Quand Jasmine et Luna se mettent à rigoler, les petites démarrent au quart de tour et s'esclaffent aussi. Je n'arrive pas à imaginer que demain, elles n'auront plus deux, mais un seul modèle à imiter. C'est tellement impensable que mes yeux se détournent tout seuls. Ils quittent les tables réservées aux filles, cherchent les adultes un instant, vérifient qu'ils sont occupés, s'aventurent plus loin, vers les tablées de garçons. Et tombent sur SolènnDirine. Pas par hasard, je dois l'avouer. Il y a une partie de mon cerveau qui sait toujours où est SolènnDirine. Tout le monde l'appelle Sol, mais moi je préfère dire son nom en entier. SolènnDirine. Je le dis dès que je peux, même si ça peut sembler bizarre. Parfois, je le répète plusieurs fois dans ma tête. Ou plutôt, je m'écoute le prononcer dans ma tête. Ok, c'est bizarre. Mais quelque part, ça me rapproche de lui. On a un truc depuis qu'on est petits. Enfin, j'ose croire qu'on a un truc. Je sais qu'on a un truc. Bien sûr, on n'en a jamais parlé tous les deux. C'est impossible. Mademoiselle Hélène répète si souvent qu'on n'a pas le droit de flirter avec les garçons, et qu'on n'a même pas le droit de toucher un autre pensionnaire, que ça devient comme une seconde nature. Nos corps s'évitent, mine de rien. Les conversations interdites meurent sur nos lèvres avant d'avoir été abordées. Les sujets tabous s'évaporent de nos têtes. Même mes yeux vérifient que personne ne regarde avant de se poser sur SolènnDirine. Ne pas se toucher. Ne pas flirter. Ces deux injonctions font partie du top 10 des règles auxquelles on ne peut pas déroger. Mademoiselle Hélène est intransigeante là-dessus. Même si c'est difficile à accepter, elle a sûrement raison : il faut donner l'impression que rien ne vient altérer notre belle innocence juvénile. Ne rien laisser paraître d'une quelconque transition vers la maturité. Rester enfant le plus longtemps possible, car personne n'adopte un adulte. Or, le but ultime, c'est de trouver une famille. Sinon, on sait ce qui nous arrive. Personne aujourd'hui ne le sait mieux que Jasmine. On s'évertue tous à rester enfant, ou, en tous cas, à en donner l'illusion, à tout prix.
Vous ne pouvez pas le voir, mais je soupire en vous disant ça. Je crois que je dois être honnête vis-à-vis de vous. Parfois, je laisse ma main frôler celle de SolènnDirine. Et c'est plus électrisant que tout ce que je connais. Je ne veux pas penser à ce que nous pourrions vivre si nous sortions tous les deux vivants de cet endroit. Il ne me reste que quatorze jours. Il en reste sept à SolènnDirine. Sept. Rien que de penser à ce chiffre, je sens mes entrailles se tordre. Sept, j'ai froid jusque dans les os. Sept, et c'est de l'acide qui coule dans mes veines. Il faut que je pense à autre chose, sinon mes artères vont se liquéfier, ou imploser. Penser positif. Si jamais nous nous en sortons, alors on verra...
Pour le moment, Mademoiselle Hélène vient d'apparaître dans l'encadrement de la porte. Elle a sa tête des mauvais jours. Il faut dire qu'elle perd beaucoup de ses protégés en ce moment. C'est ce qui arrive quand plusieurs pensionnaires arrivent au seuil de leur seizième année en même temps. Un concentré d' « émissions spéciales sorties » en quelques mois. Ça craint. Mademoiselle Hélène a du mal à encaisser. Ça lui pèse sur le moral. Mais pas assez, j'imagine, pour qu'elle décide d'adopter l'un d'entre nous. Il y a souvent un petit pour lui demander pourquoi elle ne l'emmène pas loin d'ici. Elle commence par soupirer, car la question « pourquoi ? » est proscrite (règle numéro trois), puis elle prend son air pincé et répond invariablement qu'elle ne pourrait pas choisir lequel d'entre nous embarquer. Moi, ce que je vois, c'est qu'elle pourrait en sauver un et qu'elle ne le fait pas. Elle nous laisse attendre. Et espérer.
Quand j'étais petite, je ne voulais pas d'une nouvelle famille, je voulais juste mes parents à moi et personne d'autre. Plus tard, j'ai compris que ça n'était pas une question d'envie. Mais de survie. La Cita - la Cité Etat -, compte et comptera toujours un million d'habitants au maximum. Par rapport aux douze milliards qu'a un jour portés la planète, c'est une goutte d'eau. Mais c'est déjà mieux que rien, non ? Un million, donc. Parfois c'est moins, mais jamais plus. La Cita ne peut pas en accueillir davantage. Les ressources en air, en énergie, en eau, en nourriture, sont limitées et une augmentation de population, même légère, pourrait mettre toute la Cita en péril. Comme vous le voyez, j'ai bien appris ma leçon. En vérité, je ne sais pas si tout le monde mourrait de faim ou de soif si on laissait quelques personnes de plus vivre dans la Cita. J'ai dans l'idée que tout ça, c'est du vent, mais je préfère me convaincre que ce qu'on nous dit est vrai. Sinon, pourquoi laisser Jasmine mourir ce soir ? Dans quel but ? Ce serait tellement incompréhensible. Je voudrais bien discuter de tout ça avec quelqu'un – avec SolènnDirine, ce serait super – mais c'est impossible de poser ces questions tout haut, la règle numéro trois est très claire là-dessus. Rien ne m'empêche par contre de me les poser à moi-même, en silence, même si ce n'est pas très productif. Ou de vous les poser, à vous. Parfois, je me demande ce qui se passe dans la tête des adultes... Et ce que ça provoquerait si tout le monde se mettait à demander « pourquoi ? »... Mais, pas de polémique, évitons les sujets tabous. Parlons d'autre chose. Vous savez sans doute que dans la Cita, chaque adulte a un rôle précis. Il y a un nombre précis d'ouvriers, un nombre précis de jardiniers, un nombre précis d'instituteurs. Les adultes font ce qu'ils sont censés faire. Les enfants, eux, sont peu nombreux. Ils grandissent et vont à l'école jusqu'à leur quinzième anniversaire. Je dois dire que je ne sais pas qui a fixé cette limite. Quinze ans. Pourquoi pas seize, ou dix-sept ? Je n'en sais rien. Ce qui est certain, c'est qu'à quinze ans, il faut trouver un travail, apporter sa contribution, et surtout payer le droit de vivre dans la Cita, de manger la nourriture produite dans la Cita, de respirer l'air assaini par les stations d'épuration de la Cita. La Cita aime le mouvement et l'efficacité. La Cita n'aime pas les poids morts. Nous, les enfants de l'orphelinat, nous sommes un peu à part, comme en attente. Oui, c'est ça, seize enfants en attente. Le principe est simple : si un couple t'adopte avant tes quinze ans, tu as beaucoup de chance. Soit tu travailleras en sortant de l'école, soit tes nouveaux parents paieront pour toi et tu pourras rester dans la Cita. Si tu atteins tes quinze ans et que tu es toujours à l'orphelinat : il est possible qu'un travail se libère in extremis et qu'aucun autre jeune ne soit disponible (ce qui évite tout arbitrage) ; dans ce cas, on peut dire que tu es un sacré chanceux. Tu prends le job, tu peux rester. Si, à quinze ans, tu n'as pas de parents et aucun travail, tu es officiellement considéré comme un poids mort. Et comme je le disais, la Cita n'aime pas les poids morts. Dans ce cas, tu dégages. C'est simple. Tu sors de la Cita. Direction l'extérieur, hors des dômes, là où l'air est vicié et où aucun être vivant ne peut survivre plus de quelques minutes. Ta seule chance, alors, apparaît sous la forme d'une petite pilule bleue que la Cita te remet gracieusement. Une pilule d'Antafarax, somnifère définitif qui te permet de t'endormir sereinement sur le seuil de la ville plutôt que de te contorsionner et de pleurer toutes les larmes de ton corps avant de t'écrouler sur le sol caillouteux qui jouxte notre belle Cité Etat. On t'offre une mort paisible. En bref, la Cita dicte les règles. Elle laisse peu de place à la chance.
La chance.... Je vais vous dire ce que Mademoiselle Hélène dit de la chance : elle dit qu'elle n'en fait qu'à sa tête, qu'elle est volatile et insaisissable, qu'elle se pose où elle veut et disparaît quand ça lui chante. Quand elle en parle, les enfants la dévisagent avec des yeux ronds. Elle laisse planer un doute, comme s'il était en notre pouvoir de l'attirer. Lorsque les petits demandent : « Comment ? », elle se tait et prend un air mystérieux. La plupart du temps, j'aime Mademoiselle Hélène de tout mon cœur, mais je ne la déteste jamais autant que quand elle fait ça.
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro