Auteure : NuageDePlumes | Type : OS

TW : mort (en raison de l'histoire, je ne peux en dévoiler plus, mais âmes sensibles s'abstenir)

© Le texte appartient à l'auteure.

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« Sors Taehyung, je ne veux plus te voir aujourd'hui ! »

La porte fut claquée derrière son dos. Encore. C'était la troisième fois que cela arrivait cette semaine. Nous étions mercredi soir. Depuis lundi, il avait commencé à neiger, et les routes qui bordaient le pavillon résidentiel étaient brunes de neige sale. Celle piétinée du trottoir se mêlait aux postillons des voitures et les arbres nus revêtaient leurs manteaux blancs. Ils avaient tous été plantés de façon symétrique, bien au milieu entre chaque maison identique. De par leur forme impeccable, on pouvait savoir qu'il s'agissait de la même espèce, probablement plantés tous au même moment, et taillés de la même forme. Malheureusement, depuis lundi, il était bien obligé de rentrer tôt chez lui.

Taehyung avança la tête baissée le long du trottoir. Il s'éloignait de sa maison sans un seul regard derrière lui. Il y était presque habitué. Il était presque habitué à la froideur affective de ses parents, au dédain qu'ils pouvaient ressentir en sa présence, aux durs mots qu'ils employaient envers lui. Presque. Il ne voulait plus en entendre parler, il ne voulait plus les entendre parler, il ne voulait que s'enfuir et prendre sa liberté ; leur présence était pour lui plus douloureuse que n'importe quelle torture.

Il tentait de rester le moins longtemps possible entre les quatre murs de sa maison. Pour lui, y rentrer était parfois synonyme de bataille, de laquelle il ne savait jamais s'il en sortirait vainqueur ou mort. Ses plus redoutables ennemis s'y trouvaient, étaient les possesseurs de la terre à conquérir. Mais le faible conquérant n'avait toujours été qu'une souris qui grappillait çà et là de quoi subsister dans des terres qu'il savait minées. Alors la plupart du temps, pour contourner d'épuisantes batailles, il restait enfermé dans sa chambre à rêver d'un monde meilleur et à écrire ses tourments. La plupart du temps, il se douchait le matin quand ses deux parents étaient enfin partis se perdre dans les embouteillages de la matinée. Il rentrait tard le soir, après avoir passé du temps avec ses amis ou remplit quelques papiers scolaires. Il mangeait la nuit quand ses géniteurs étaient profondément assoupis, le flacon de somnifères sur leur table de chevet. Chez lui, il vivait en décalé, il rentrait sans les croiser, faisait ses devoirs le plus longtemps possible afin de rester éveillé, et mangeait les restes quand le nouveau jour était arrivé.

Au lycée, il était le boute-en-train, celui que tout le monde venait voir pour passer du bon temps. Il mettait l'ambiance, arrivait à sociabiliser avec n'importe qui, tous attirés comme des mouches par son aura mystérieuse qui se mêlait à son sourire de façade. Dans l'établissement, tout le monde le connaissait, tout le monde l'appréciait, même les professeurs qui vantaient ses résultats scolaires. En plus de cela, il faisait partie du club d'opéra du lycée, qu'il avait lui-même créé à la surprise générale. Il organisait des sessions d'entraînement selon ses disponibilités et le soir, après les cours, pour repousser le moment où il franchirait la porte de sa maison, il s'occupait de la paperasse tout en chantant quelques notes graves. Le jeune homme était si apprécié, si talentueux qu'à chaque fin d'année, tous le sollicitaient pour chanter seul lors des portes ouvertes du lycée, pour attirer de potentiels nouveaux élèves. Et bien sûr, cela fonctionnait, l'établissement n'était plus capable d'accepter toutes les demandes d'inscription. Taehyung faisait à la fois la fierté des professeurs et des élèves, ainsi que de ses amis. Il n'aurait pu rêver une vie scolaire meilleure que celle qu'il avait déjà.

Ses fidèles amis, Hoseok et Namjoon, étaient d'un an plus vieux. Ils étaient en première lorsqu'ils avaient rencontré Taehyung, qui, cette année-là, venait d'entrer en seconde. A l'époque, le plus jeune était un garçon affreusement timide, qui ne regardait que le sol et évitait la foule et les autres comme la peste. Lorsque les nouveaux élèves se trouvaient dans la cour à s'adresser leurs premières paroles, les deux premières l'avaient vu s'éloigner de l'attroupement des fraîchement arrivés et l'avaient suivi, intrigués par son allure frêle et réservée. Alors que Taehyung allait s'enfermer dans les toilettes qu'il avait repérées près de l'entrée de l'établissement, les deux autres l'avaient retenu par les poignets et l'avaient fait se retourner pour contempler son visage effondré baigné de pluie. Les mots glaçants qu'il leur avait adressés ne les avaient pas fait trembler, ils avaient serré leurs mains plus fort. Ce jour-là, dans les toilettes miteuses du lycée, Taehyung s'était finalement laissé choyer par ses deux aînés, qui, le cœur brisé, avaient décidé de ne plus jamais abandonner le plus petit aux mains hasardeuses de l'univers.

Ils ne dérogèrent jamais à leur promesse, attendaient le brunet tous les midis pour aller à la cantine, l'amusant et l'invitant à tout type de sortie et lui apprenant sans aucun doute tous les plaisirs existants de la vie. Ils lui avaient permis de s'affirmer, d'apprendre à s'aimer, à prendre confiance en lui, à s'amuser et profiter de ses passions, à travailler dur et ne jamais abandonner. Sans eux, Kim Taehyung n'aurait plus qu'été un souvenir disparate, laissé pour compte, sans personne pour se le remémorer.

Au moment de leur rencontre, Namjoon et Hoseok avaient paru intimidants et inatteignables à Taehyung. Ils étaient tous les deux biens plus grands d'une dizaine de centimètres, s'habillaient de façon à se mettre en valeur et semblaient être doués dans tous les domaines. Namjoon était un excellent rappeur qui partait le week-end en ville pour concourir dans des battles de rap, et Hoseok était un danseur reconnu dans la région, presque plus connu que Beyoncé ou Michael Jackson. Ils avaient également de bonnes notes à l'école, bien que celles-ci n'aient jamais été leur priorité. Namjoon mettait toute son énergie dans la musique et Hoseok se tuait à la danse. Et, même si leur fainéantise et leur désintérêt pour leur scolarité n'avaient auparavant jamais affecté leurs résultats, ils avaient tous les deux fini par redoubler leur première. Au vu de la situation catastrophique du plus jeune pendant cette première année, Taehyung les suspectait d'avoir raté leurs examens finaux exprès pour pouvoir rester un peu plus longtemps avec lui. Mais ça, Namjoon et Hoseok ne le lui avaient jamais avoué.

Il venait d'arriver devant un parc. Abandonné en ce froid temps, les balançoires et le bac à sable étaient recouverts d'une fine pellicule de neige, intacte. Ses chaussures en toile vinrent en percer sa blancheur tandis qu'il se dirigeait vers une des balançoires. Il dégagea d'un coup de main la poudreuse qui y reposait et s'assit dessus, l'eau restante transperçant son jean. La nuit était tombée depuis un moment. Quelques minutes plus tôt, sur le chemin désert qui l'avait mené au parc, il avait envoyé un message sur leur groupe de discussion et leur avait demandé de l'y rejoindre de toute urgence. Heureusement que ses aînés n'étaient pas tatillons sur l'heure, il était à présent plus de vingt heures.

Ces derniers arrivèrent quelques minutes plus tard, dérapant sur les trottoirs à moitié verglacés du quartier. Les mains de Taehyung agrippées aux chaînes des balançoires avaient rougi, transies de froid. Tout le corps du jeune homme était pris de frissons, contracté sous la morsure de l'hiver. Et c'est avec les lèvres bleues que ses amis le retrouvèrent, frigorifié sur sa balançoire. Ils accélérèrent, trébuchèrent presque dans la neige et vinrent l'entourer, Namjoon enlevant son écharpe et son bonnet pour les enfiler à Taehyung à la seconde où il arriva près de lui. Hoseok, quant à lui, avait pris ses mains dans les siennes et les avait décollées des chaînes, les yeux inquiets.

« Taetae, qu'est-ce qu'il se passe ? demanda Namjoon, la voix chevrotante. On a fait le plus vite possible. »

L'océan dans les yeux de Taehyung avait presque eu le temps de se cristalliser sur ses muqueuses jusqu'à ce que la question de Namjoon ne lui soit posée. Là, intarissables, ses larmes coulèrent pendant que ses amis le câlinèrent, se faisant les plus rassurants possible.

« On va chez Hobi, d'accord ? Tu nous raconteras après, là tu vas juste mourir de froid, continua Namjoon, en le prenant par la main. »

Taehyung se leva sans protester, il les suivit jusqu'à la maison d'Hoseok, une main accrochée dans celles de ses amis. Il renifla tout le long du trajet, et se fit saucissonner entre les corps des deux plus vieux qui souhaitaient lui apporter un peu de chaleur humaine. Aucun mot ne fut prononcé.

A la vue de la maison d'Hoseok, au loin, les pas des garçons s'accélérèrent, tirant presque Taehyung à leur suite. Ils claquèrent la porte derrière eux et retirèrent les baskets détrempées de Taehyung, avant de le déposer devant la cheminée de la maison sous les yeux ahuris de la mère d'Hoseok qui faisait la vaisselle. Les deux amis vinrent déposer tous les plaids de la maison sur les frêles épaules de Taehyung, son corps commençait à arrêter de trembler face aux flammes de l'âtre. Même si la maman d'Hoseok s'inquiétait à la vue du petit Taehyung, elle ne dit rien, préparant des chocolats chauds pour les trois jeunes hommes. Contrairement aux flammes, la décoration chaleureuse et les lumières tamisées du salon ne suffirent pas à calmer l'esprit de Taehyung, sa tête bouillonnait, lui faisait affreusement mal au crâne, il pouvait presque entendre des sifflements aigus dans ses oreilles.

« Tae, il se passe quoi ? Dis-nous, commença Hoseok. »

Taehyung, qui n'avait pas lâché un mot depuis qu'ils s'étaient vus, n'arrivait pas à tarir les larmes dans ses yeux. Il se sentait vide de l'intérieur, comme si aujourd'hui, il avait fallu que le peu de courage qu'il lui restait ne s'effondre. Malgré sa vie d'apparence pas si terrible, elle lui suffisait jusqu'à maintenant. L'absence affective de ses parents laissait derrière elle un trou béant dans son cœur meurtri. Même si la présence et l'amour qu'il portait à ses amis l'avaient réduit, la haine qu'éprouvaient ses parents à son égard le rendait profondément triste et faible, agrandissait toujours ce vide qu'il ressentait au plus profond de lui. Il n'arrivait plus à le supporter, il n'arrivait plus à faire comme si de rien n'était, l'ignorance avait laissé leurs mots s'installer dans son crâne, piquaient son cœur à chaque fois qu'il mettait un orteil dans sa maison. Ils revenaient comme des cauchemars, ils étaient des démons chuchoteurs d'une agressivité sans pareille, qui ne s'arrêtaient de l'insulter que lorsqu'il s'échappait de l'enfer qu'était la demeure familiale. Et au fil des ans, cette haine était devenue insurmontable. Il ne comprenait pas pourquoi la vie lui avait tout donné, sauf la chose la plus cruciale à ses yeux : l'amour de ses parents. Beaucoup auraient pu réussir à surmonter cette violence, à attendre encore un peu avant de s'envoler loin de ce nid à problème. Mais pas Taehyung. Nous n'étions pas tous nés avec la même résistance à la douleur.

« Comme d'habitude, pleura Taehyung. Mais je n'arrive plus à le supporter. C'est trop dur. »

Ses deux amis se regardèrent, la peine dégoulinant de leurs yeux. Ils ne savaient pas quoi faire pour aider Taehyung. La situation leur semblait désespérée. Seule pourrait le sauver la perspective de leurs futures études à venir, où ils pourraient enfin le tirer du cauchemar dans lequel il vivait.

« Hey Taetae, tu vas t'en sortir, ok ? On va t'aider. Tu te souviens qu'on s'est promis de partir tous ensemble pour nos études ? On partira, je te le jure sur ma vie. Mais pour l'instant, il faut que tu restes fort, d'accord ? La partie est loin d'être terminée, et tes parents ne t'empêcheront pas de vivre. »

Taehyung hocha la tête, son corps trouva refuge entre les bras de ses amis, qui l'enlacèrent doucement. Ils le bercèrent jusqu'à ce que le plus jeune ne s'effondre, les joues rougies de larmes.

***

Quelques jours plus tard, Taehyung sortait de son lycée. Il avait terminé de travailler tard, comme à son habitude, et se dirigeait vers sa maison dans l'obscurité de la nuit. Il ralentissait son allure à chaque pas. Chaque seconde gagnée faisait se réduire le nombre de chances de croiser ses géniteurs. Alors il marcha sur les pavés, évita les lignes et ne posa ses pieds que sur les bandes blanches du passage piéton, se fichant d'agacer les voitures qui attendaient de pouvoir passer.

Le quartier était bien éclairé, et les multiples maisons qui l'entouraient avaient commencé à se farder des plus lumineuses décorations de Noël. Les guirlandes multicolores enroulaient les gouttières et les arbres du quartier avaient revêtu des boules de Noël pétillantes alors que quelques formes abstraites d'animaux avaient élu domicile dans les jardins tout propres des habitants. Joyeux, propre, net. Plusieurs dizaines de mètres plus loin, quand il vit sa maison grandir dans son champ de vision, une nausée le prit. Les lumières du salon étaient toujours allumées.

Depuis que Hoseok et Namjoon étaient venus le chercher, Taehyung avait eu droit aux œillades appuyées de ses amis, ainsi qu'aux propositions incessantes de madame Jung pour venir habiter quelque temps chez eux. Le jeune homme avait décliné de nombreuses fois, il ne voulait pas devenir un fardeau pour quelqu'un d'autre, surtout pour la mère de l'un de ses amis. Mais ses deux aînés le regardaient souvent avec des yeux suppliants, le priant de venir se réfugier chez l'un d'entre eux. Il n'y avait pas que leurs yeux qui lui disaient de venir, ils le lui faisaient parfois savoir explicitement au détour d'une conversation ou entre deux banalités. Ne supportant plus cette atmosphère étrange qui s'était installée autour d'eux, Taehyung avait pris la décision de prendre quelques affaires et de squatter quelques jours chez Hoseok. Ensuite, il repartirait.

Sauf que son plan venait de tomber à l'eau. S'il avait prévu de vite chercher ses affaires et de partir rejoindre Hoseok, il ne s'attendait pas à ce que ses parents soient toujours debout. Taehyung s'approcha. Des rires. Si puissants qu'il aurait presque pu les entendre depuis l'autre bout de la rue. Des silhouettes allaient et venaient dans l'encadrement de la fenêtre, et Taehyung était bien incapable de distinguer les personnes qui se trouvaient chez eux. Seule certitude : pour mener son plan à bien, il allait devoir être très prudent. Il voulait à tout prix éviter le moment gênant où ses parents devraient le présenter à leurs invités, éviter le moment où il se prendrait une branlée mémorable.

Il allait passer par le jardin. Les rideaux épais de la grande baie vitrée séparaient la noirceur de l'extérieur de la lumière de l'intérieur. Aucune chance d'être vu, sauf si d'ici-là il leur prenait la merveilleuse idée de passer un moment sur la terrasse. Mais cela ne devrait pas arriver. Cela ne devait pas arriver.

Taehyung s'élança dans le jardin, contourna la maison pour arriver près de la fenêtre de sa chambre qu'il laissait toujours entrouverte. Il poussa la vitre vers le haut et s'infiltra à l'intérieur, avant de refermer discrètement derrière lui. Sa chambre était fardée de nombreux posters de chanteurs, de quelques œuvres d'arts colorées qui contrastaient avec la blancheur maladive des murs. Un lit simple, un bureau, une chaise, une armoire, rien de plus. Taehyung ne s'attarda pas. Il attrapa son sac de voyage sous son lit, attrapa des vêtements chauds et quelques produits d'hygiène, ainsi que le minimum pour prendre ses cours. Il mit dans sa poche sa petite réserve d'argent de poche qu'il se constituait en vendant du muguet ou en piquant dans les portefeuilles de ses géniteurs, prit son ordinateur et ses chargeurs pour enfin refermer doucement la fermeture éclair. Pas de bruit près de la porte, il pouvait partir.

Il fit le chemin inverse, son sac balancé par la fenêtre et laissa la fenêtre entrouverte, au cas où il aurait besoin de revenir. Une fois son gros sac de voyage sur le dos, il vérifia que les adultes se trouvaient bien à l'intérieur, et courut pour traverser le jardin. Il le passa avec succès, un petit sourire satisfait sur les lèvres, et regarda une dernière fois derrière lui. Malgré les refus qu'il avait adressés à la maman d'Hoseok, Taehyung se rendit compte que cet endroit n'allait pas du tout lui manquer. Il se sentait même soulagé, l'air passait de nouveau dans ses poumons, comme s'il recommençait enfin à vivre.

Taehyung allait détourner le regard et s'en aller quand un objet inconnu retint brusquement son attention. Au milieu du jardin, telle une apparition surnaturelle, caressée par la lumière de la pleine Lune, se trouvait une fleur violette, les pétales recouverts d'une mince couche de neige.

***

Taehyung était reparti de chez Hoseok. Ses pas lourds sur la pierre granuleuse du trottoir, il pensait déjà à son intrusion dans la demeure de ses parents, à comment il allait bien pouvoir reprendre sa vie normale et solitaire après les effusions d'amour qu'il avait reçues de la famille Jung. Comment allait-il être de nouveau capable de voler la nourriture dans le frigo ? Comment allait-il être capable de dérégler ses nouvelles habitudes pour retourner dans le rythme nocturne d'avant ? Le jeune homme soupira, son sac toujours sur le dos.

Les lumières de la maison étaient éteintes. Dans le long tunnel de maisons qui l'entourait, il parvenait à apercevoir l'obscurité qui l'attendait à son bout. Ils n'étaient pas là.

Mais, plus important, la fleur serait-elle toujours là ?

Le brunet n'avait pu cesser d'y penser durant ces quelques jours. Toujours quelque part dans son esprit, seulement quand son image se retirait du quotidien, Taehyung parvenait à l'ignorer. Cependant, elle restait là, en retrait, comme un enfant à moitié caché derrière le mur, regardant ses parents parler en secret tout en espérant au fond de lui que les adultes se retourneraient, remarqueraient sa présence et lui offriraient toute l'attention qu'il quémandait silencieusement.

Et Taehyung était comme ce parent précautionneux, toujours inquiet, qui parvenait rarement à se détacher de ce qu'il aimait à en crever. Ses pétales d'un si beau violet et cette neige scintillante autour d'elle était si pure et si lisse qu'il aurait pu s'y rouler de plaisir et s'y allonger pour contempler cet étrange végétal.

Par réflexe, il contourna la bâtisse et s'engouffra dans sa chambre en soulevant sa fenêtre toujours entrouverte, signe que ses géniteurs n'avaient pas pénétré son espace vital durant son absence. Il fit le chemin en sens inverse, jetant son sac dans l'ouverture et suivant le mouvement avant de fermer brusquement la fenêtre. L'hiver s'installait toujours plus confortablement dans l'air et avait imprégné la chambre du brunet qui était frigorifié, comme si les murs avaient absorbé la morsure du givre. Une chambre froide. Une écharpe et un bonnet doux sur ses oreilles brûlantes de gel et il fila dans le garage non loin de là.

L'idée lui était venue comme une illumination dans son esprit grisâtre. Dans le bazar du garage, entre les cartons à moitié déballés de vieux objets dont ils ne voulaient pas se séparer et les vieux pneus, Taehyung trouva la caisse qui appartenait à sa mère et renfermait tous ses outils de jardinage. Il farfouilla, attrapa une petite pelle bleue et un pot de taille moyenne avant de s'élancer dans le jardin. Ses baskets sales souillèrent la pureté incroyable de la neige. Le souffle court du brunet réchauffait si peu son nez qui coulait, et son jean épais ne résista pas face à la neige qui s'incrusta entre ses fibres lorsque le jeune homme se laissa tomber à genoux face à la plante.

Il ne perdit pas de temps et se mit à déblayer la neige qui recouvrait la jolie fleur violette. Une fois la terre libérée, il prit la pelle, la planta violemment dans le sol, découpa la terre humide de neige et la rempota rapidement avant de retourner dans sa chambre. Ses chaussures couinaient sur le carrelage blanc du séjour pendant que l'eau gouttait tout autour de son corps raidit. Taehyung était gelé, ses mains bleuies par la neige qui les avait agressées. Les gouttes sur ses cils s'étaient cristallisées.

Peu lui importait, elle était là. Il posa le pot tremblant sur son bureau bien rangé, faisant attention à ne pas le renverser, puis se changea dans la foulée. Il ne pouvait pas rester dans cet état, il allait attraper la crève. Une fois en pyjama, il alla dérober quelques gâteaux et des nouilles instantanées qu'il se mit à manger sur son bureau, les yeux rivés sur le pot en terre cuite qui reposait face à lui.

La vapeur échappée de son bol réchauffait son visage encore tiraillé de froid tandis que la neige paresseuse allongée sur les pétales et les feuilles se mettait à fondre lentement, glissant le long de la tige, chutant de la pointe des feuilles. L'odeur de la terre humide le prenait au nez, mais ce sentiment désagréable lui semblait infime face à celui de tranquillité qui s'installait en lui. Il se sentait si rassuré, hors du temps et hors du monde. Seule existait cette beauté violette qui accaparait son esprit. Il en caressa les pétales de ses doigts libres, doux sous son toucher, il en frissonna et un sourire ravi enjoliva son visage. La lumière orange du soleil changeait en permanence la couleur de la fleur, qui passa par toutes les nuances possibles et imaginables de violet. Elle semblait irréelle, une lueur de vie rescapée de la mort amenée par l'hiver.

Que devait-il faire à présent ?

Elle était là, il pouvait dormir en paix. Il pourrait dormir en paix, mais elle était là. Le jeune homme n'avait aucune envie de se coucher, l'idée de rester à ses côtés le maintenait difficilement éveillé. L'apaisement qu'il ressentait, l'adrénaline qui se tarissait dans ses veines, la fatigue accumulée, il ne pouvait pas lutter, le sommeil allait l'emporter. Il voulait tant rester debout. La culpabilité commençait à s'installer, mais il ne pouvait pas lutter. Dans un dernier effort, il se laissa tomber dans son lit avant de fermer les yeux par résignation face à son corps surmené. Mais il était heureux, elle était là, avec lui. Il l'avait sauvée de la neige, de la rudesse de la saison et c'était tout ce qui comptait.

Le lendemain, Taehyung était parti au lycée. Il avait rejoint ses deux meilleurs amis après avoir lancé un dernier regard à la fleur et marché sous le froid du matin. La journée s'était déroulée normalement, seules ses pensées s'égaraient parfois, exécutant le chemin vers sa maison, rentrant dans le salon vide, traversant le couloir pour atterrir dans sa chambre, s'asseoir à son bureau pour regarder encore quelques secondes la beauté éthérée de la fleur violette qui hantait son esprit.

Ses deux amis avaient bien remarqué ses petits moments d'égarement, mais ne lui en avaient pas tenu rigueur. Ils le pensaient déjà bien assez perturbé par ce retour à la normale qui contrastait trop avec le quotidien vécu avec les Jung. Alors ils avaient fait comme si de rien n'était, sa petite tête distraite ne présentant pas de sentiments négatifs. En somme, rien d'extraordinaire ne s'était produit aujourd'hui.

Il était rentré tard, après avoir rempli quelques papiers et s'être quelque peu entraîné à chanter. Il avait accumulé du retard ces derniers jours, puisque Hoseok ne lui avait pas laissé d'autre choix que de rentrer avec lui dès la sonnerie de fin des cours. Chez les Jung, on suit les habitudes des Jung, lui avait-il répété maintes fois en le tirant par la manche de son tee-shirt. Malgré ses grognements et ses plaintes, Taehyung avait fini par le suivre sans rien dire, la tête rentrée dans les épaules, puis avec nonchalance, n'ayant pas envie d'avouer que ne pas s'enfermer plusieurs heures dans la salle de répétition lui faisait plaisir. Finalement, il se sentait reconnaissant envers son ami qui lui faisait vivre des journées normales, loin de la noirceur de sa salle et l'obscurité de la nuit tombante.

« Je suis rentré... »

Il l'avait murmuré en refermant la porte de sa chambre, un regard lancé à la fleur qui l'attendait patiemment sur le bureau. Il se sépara de ses chaussures et de sa veste, posa de quoi subsister sur son bureau et s'assit auprès de sa nouvelle amie. Aujourd'hui, rentrer lui avait paru plus simple, comme si un poids s'était retiré de sa conscience au moment où il franchissait le seuil de sa chambre.

« Comment tu vas ? demanda-t-il en plongeant sa fourchette dans son assiette. Moi ça va, la journée était bien, j'ai pu voir Hobi et Nam. »

Il enfourna quelques pâtes dans sa bouche et, tandis qu'il mâchait, regardait la fleur. Il alluma la minuscule lampe de son bureau, qui éclairait aussi peu qu'une étoile lointaine dans le ciel nocturne. Les feuilles du végétal pleuraient, vides d'énergie, lasses et pendant tout contre la tige. Le jeune homme termina rapidement de manger et se releva. Il avait réussi à vite terminer ses devoirs, et il ne lui restait plus qu'à dormir. Mais un petit électrochoc avait réveillé l'entièreté de son corps et le faisait frétiller comme un petit feu follet, incapable de tenir en place. Il enfila son pyjama et prit le pot en terre cuite qu'il posa contre le rebord de sa fenêtre. De ses longs doigts, il l'ouvrit, laissant se rejoindre l'extérieur et l'intérieur. Les étoiles se faisaient discrètes, mais la Lune était bien présente. La pollution lumineuse de la ville non loin de là et leur mauvaise position les empêchaient de les observer plus clairement. Peu importe.

Au contact du froid et des rayons de Lune, l'air fatigué de la plante se dissipa. Ses feuilles reprirent de la vigueur, les pétales s'écartèrent un peu plus, dévoilant des pistils d'un jaune flamboyant tandis que la vie s'anima dans le tronc. Taehyung laissa échapper un soupir rassuré.

« Tu avais chaud, c'est ça ? Ça doit être normal, puisque tu pousses dans la neige. »

Sur ces mots, le brunet sauta par-dessus la fenêtre, s'abaissa près de la neige au pied de la bâtisse et en prit une poignée qu'il disposa méticuleusement sur la terre humide.

« C'est bien mieux comme ça, non ? »

La brise fit bouger les feuilles, Taehyung considéra cette coïncidence comme un geste de remerciement et s'assit sur le rebord, à côté d'elle.

« J'aurais vraiment aimé regarder les étoiles avec la personne que j'aime, lui parler de tout et de rien, que l'on apprenne à reconnaître les constellations pendant qu'on boirait un chocolat chaud dans la fraîcheur de la nuit, se confia-t-il. »

Seule la brise, plus puissante, troubla le silence.

« Tu sais quoi ? On en reparlera, même si tu ne peux pas me répondre. »

***

« Dites, les gars, vous pensez qu'une fleur c'est vivant ?

- Mais qu'est-ce que tu racontes Taehyungie ? sourit Hoseok face à la question innocente de son cadet.

- Bien sûr qu'elles sont vivantes ! reprit Namjoon avec des yeux brillants. Comme nous, elles naissent, vivent leur vie et meurent. Elles sont prises au piège du même cycle de la vie que tous et n'en réchappent ni moins, ni plus que nous, ce sont de banals êtres vivants. Comme nous, elles sont emportées par le temps qui leur est compté. »

Est-ce que cela étonnait vraiment Hoseok et Taehyung d'entendre leur ami parler de cette façon ? Pas tellement. Namjoon, il avait toujours été comme ça : poète et esprit libre, encyclopédie sur pattes à qui tu pouvais demander tout ce que tu voulais. Il sortait des vers comme il sortait des punchlines, pouvait être la personne la plus adorable et la plus gentille du monde comme le diable incarné. Il était comme un grand sage ou une pythie, il pouvait prédire tout et n'importe quoi en se basant sur ses innombrables connaissances et sa grande conscience du monde. Ou presque.

« C'est là que nous nous rendons compte que la vie est un petit point éphémère, mais lumineux. Cela nous montre notre insignifiance, la petitesse de notre être dans l'univers. Si cela peut paraître décourageant, ou déprimant pour les plus ambitieux d'entre nous, finalement, c'est la plus grande chance que la vie ait pu nous donner. Nous vivons pour nous, pour réaliser nos objectifs, pour être heureux, pas pour autre chose, car autre chose n'est que construction. Nous avons toutes les chances de notre côté pour être libres puisque notre impact sur le monde est inexistant. »

Namjoon avait encore dérivé. Quand on l'envoyait sur le bateau de la connaissance et de la réflexion, qu'on détachait les amarres et qu'on laissait le vent l'emporter vers l'immensité absurde de l'océan, il devenait inatteignable. Quels que soient les remous, les vagues, la pluie, les vents féroces ou les tempêtes, il venait à bout de sa recherche, se laissait parfois dériver vers de nouvelles contrées, et empêchait toujours son navire de tanguer et de sombrer dans les tréfonds des océans. Il s'en sortait toujours, et merveilleusement bien, laissant souvent ses amis complètement cois. Il parvenait à les impressionner un peu plus à chaque fois.

« Mais pourquoi cette question, Tae ?

- Je sais pas, ça m'est venu comme ça. »

Alors comment expliquer la vision que Taehyung eut, ce soir-là, en entrant dans sa chambre ? Un simple instinct, un signe du destin ? Le jeune homme ne saurait l'expliquer, il n'aurait jamais cru un jour avoir une intuition pareille. Comment expliquer que, là, sur ses draps froissés, se trouvait un jeune homme drapé de violet ? Comment expliquer le pot brisé, la terre éparpillée sur le parquet, la fleur déracinée et disparue ?

« Q-qui es-tu ? »

Seule chose qui passa dans son esprit vide, il ne put empêcher ses yeux de papillonner et de s'éparpiller sur chaque recoin de sa chambre, à souvent se laisser traîner sur la silhouette opaline dans ses draps.

« Yoongi.

- Hein ?

- Je m'appelle Yoongi. »

Le visage figé de stupéfaction, Taehyung ne se sentit pas capable de répondre à ce Yoongi. Il avait l'impression d'être plongé dans un rêve, un rêve fragile qui semblait vriller à chaque battement de cils. Le jeune homme se mit en tailleur sur le matelas, le visage impassible, bien qu'une étincelle étrange jouait à cache-cache dans ses prunelles.

« Où est ma fleur ? Dis-le-moi ! »

Taehyung avait refermé la porte derrière-lui, jeté son sac à dos et s'était approché de Yoongi, toujours royalement installé dans son lit, tout en chuchotant ces dernières paroles. Il l'avait chopé par le col, rapproché son visage à une dizaine de centimètres du sien et tirait des balles invisibles de ses yeux fous de rage.

« C'est la seule chose qui te dérange ? murmura Yoongi au brunet. Est-elle plus importante qu'un inconnu devenu possesseur de ton espace ? Tu n'as pas peur d'avoir perdu ton ordinateur, la réserve de monnaie cachée sous tes vêtements ? Tu n'as pas peur de moi ? De ce que je pourrais te faire ? »

Yoongi avait raison. Mais Taehyung s'en fichait. La seule chose qui affolait son esprit était la disparition de la plante, même si la présence surréaliste de ce jeune homme le perturbait tout autant. Cela n'avait aucun sens. Comment était-il entré ? Comment avait-elle pu disparaître ? Et si c'était lui ?

« Tu l'as jetée ? C'est toi qui as fait ça ? s'énerva Taehyung en secouant le jeune homme à la peau opale. »

Celui-ci, soufflant une nouvelle fois, attrapa la main du brun et le fit valser, s'assit à califourchon sur le jeune homme aux yeux écarquillés et à la respiration hachée. Il tenta de se débattre, de renverser la tendance à nouveau, mais il ne pouvait rien faire sous le poids du violet. Étonnamment léger sur ses hanches, Taehyung était portant incapable de s'extirper de sa poigne.

« Oui, c'est moi qui l'ai fait. Mais ce n'est pas ce que tu crois, alors arrête de t'énerver pour rien. »

De ce point de vue, Taehyung ne pouvait nier la beauté du garçon au-dessus de lui. Ses yeux de chat et son petit nez rond, tout comme la forme de son visage aux joues rondelettes, lui donnaient un petit air de chaton que le brunet trouva attendrissant. Ses cheveux violets possédaient de légers reflets rosés, et la soie améthyste qui cachait son corps lunaire était enroulée d'une manière inconnue au jeune homme. Cela ressemblait aux toges grecques, mais Yoongi la portait de manière presque indécente aux yeux de Taehyung. Un morceau de cuisse blanchâtre, des clavicules dessinées laissées à l'air libre, ses hanches fines devinées avec le mouvement du tissu, ses longs doigts froids enroulés autour de ses poignets. Il avait tout d'une apparition divine, d'un être surnaturel. Que faisait-il là ? Était-il tombé des cieux ? S'était-il brûlé les ailes à cause de son apparence tentatrice et ses yeux charbonneux ?

Taehyung avait arrêté de se débattre, laissant à Yoongi tout le loisir de desserrer sa prise pour passer une main dans ses cheveux hirsutes.

« Je suis ta fleur, si tu ne l'avais toujours pas compris. »

Trop de coïncidences, il le savait, mais n'arrivait pas à y croire. Trop de violet partout, son air lunaire, le pot fracassé, sa présence.

« Tu es vraiment en train de me dire que tu es ma fleur ? Celle qui était dans ce pot ? demanda-t-il en le montrant du doigt.

- Oui. Tu as toutes les preuves autour de toi, comment peux-tu toujours douter ?

- Parce que tout me paraît irréaliste ? Parce que c'est scientifiquement impossible ? »

Yoongi se mit à rire et descendit du corps crispé du brun, qui ne bougea pas pour autant, paralysé dans sa position.

« Tu as raison. Mais je ne te veux aucun mal, crois-moi. Je ne te veux que du bien, même. »

Rien n'avait de sens.

« Pour être franc avec toi, je suis arrivé ici par pur hasard. J'aimerais juste pouvoir rentrer chez moi, est-ce que tu pourrais m'y aider ?

- Rentrer chez toi ? »

Assis près de Taehyung, Yoongi lui passa sa main sur le front, le regard amusé. Il jouait avec quelques mèches de ses cheveux qu'il faisait se batailler dans une danse agréable, elle laissait des petits pics dans le dos et faisait courir la chair de poule sur sa peau.

« Oui, je ne viens pas d'ici, même si j'ai tout l'air d'être un homme comme toi.

- Tu parles bien, pour quelqu'un qui n'est pas d'ici. »

Yoongi ricana de nouveau. Taehyung n'avait aucune idée de sa signification, c'était une bien étrange habitude qu'il avait. Était-ce réellement moqueur ? Ou alors était-ce simplement un rire gêné ? Il ne savait pas. Même si le violet n'était apparu dans sa vie que depuis quelques minutes, l'humain avait l'impression de déjà le connaître par cœur. Peut-être était-ce la fatigue qui lui faisait croire cela, que la brume qui entourait son esprit le persuadait de sottises pareilles, mais l'enchaînement des événements et leur surréalisme avaient drainé toute l'énergie restante de Taehyung, dont les paupières lourdes se fermaient dangereusement. Mais que répondre à cet homme ? Oui ? Non ? Et s'il disait non, peut-être que son côté sombre et dangereux ressortirait ? S'il ne l'aidait pas à repartir, qui sait combien de temps il resterait collé à lui ? Des mois ou des années ? Il en était hors de question.

« J'accepte...

- Sage décision. »

Juste avant de s'endormir, Taehyung sentit les lèvres de Yoongi se poser sur les siennes, douces comme des pétales de rose.

***

Une semaine était passée depuis le baiser cotonneux de Yoongi. Taehyung s'en souvenait sans vouloir se le remémorer. Il apparaissait parfois dans ses rêveries diurnes et lorsqu'il rentrait le soir en voyant le visage du jeune homme. Ses joues se mettaient à rosir alors qu'il détournait le regard vers le sol, qu'il se trouve dans sa salle de classe, dans les couloirs, avec ses amis, ou avec le concerné. Il avait toujours l'impression qu'un esprit invisible le voyait et le jugeait sans aucune gêne, se moquait de lui qui réagissait tant à un si chaste baiser.

A cause de cela, il continuait de rentrer à ses horaires habituels. Il restait avec ses amis, passait du temps dans sa salle de chant et se concentrait pour éviter les lignes du dallage du trottoir de son quartier durant son trajet. Il essayait de ne pas se soucier de la présence de Yoongi dans sa chambre, qui devait l'attendre au bord de sa fenêtre. Il essayait aussi d'ignorer son estomac qui se retournait à la pensée de Yoongi, surpris par ses parents, et aux répercussions qui s'abattraient sur lui.

Quand il rentra ce soir-là, toutes les lumières du rez-de-chaussée dormaient. Il passa par l'entrée principale, tournant silencieusement la clé dans la serrure. Il s'arrêta dans sa chambre pour déposer ses affaires et y vit un Yoongi contemplatif des étoiles, qui n'avait pas réagi au bruit d'ouverture de la porte. Il avait le rebord de la fenêtre enfoncé dans sa peau blanchâtre, le joint et le plastique bleuissaient sa peau découverte du tissu violet, mais il ne changeait jamais de position, avait toujours sa jambe gauche pendant vers l'extérieur.

Sans faire de bruit, Taehyung était reparti dans la cuisine pour s'y trouver de quoi manger. Après avoir attrapé un verre d'eau et un bol plein de reste, il remarqua sur le comptoir un post-it jaunâtre.

« Ferme la fenêtre de ta chambre. »

Taehyung n'entendit que sa propre voix claquer dans l'air, glaciale et autoritaire. Le regard embué, il le posa sur le couvercle du bol et alla s'asseoir à son bureau une fois la porte refermée. Il avait rangé le post-it dans son tiroir, sous le regard de Yoongi, qui avait détourné son attention de l'extérieur.

Le brun avait commencé à manger, comme si de rien n'était. Les prunelles brûlantes du violet dévalaient son dos, comme lorsqu'il s'allongeait à ses côtés, le soir, pour le regarder s'endormir. Sauf que là, il était toujours assis sur le rebord, et non allongé sur le flanc, la paume contre sa tempe pour mieux l'observer.

« Un problème ? demanda Yoongi. »

Taehyung mâchouillait la dernière pâte qui traînait dans sa bouche et l'avala lentement, laissant un long moment de flottement planer dans l'air.

« Pas particulièrement. »

Il n'avait pas envie de se prendre la tête ce soir. Le post-it avait été suffisant. En plus, voir le visage de Yoongi arrivait à lui seul à faire monter dans son ventre un cocktail explosif de méfiance et d'envie qu'il n'arrivait pas à distiller.

« Si c'est pour le papier, ne t'en fais pas, ta mère ne m'a pas vu, je me suis caché juste avant qu'elle n'arrive. »

Le propriétaire de la chambre se retourna en faisant les gros yeux.

« Eh bien, quoi ? Elle a fermé la fenêtre, je l'ai entendue partir, puis je l'ai rouverte.

- Tu devrais surtout arrêter de l'ouvrir en permanence, même ma chaise est congelée, lui fit-il remarquer en se tortillant sur ladite chaise.

- Je ferai attention la prochaine fois. »

Il roula des yeux et alla s'affaler sur le lit de Taehyung. Ce dernier avait la jambe qui tressautait et avalait son repas comme un affamé. Les bruits de mastications du lycéen se mêlaient à ceux que faisait le violet en enroulant la couette autour de son doigt.

« Tu mérites de recevoir plein d'amour. Fais pas attention à ta mère. »

Yoongi s'enfouit dans le lit et tourna le dos à un Taehyung qui s'était arrêté de manger, sur le point de s'étouffer. Le violet ne bougeait plus, la couette se soulevait de façon saccadée à cause de sa forte respiration. Le brun termina son repas, s'occupa de sa vaisselle puis se changea pour se mettre en pyjama. Yoongi n'avait pas bougé depuis, il semblait véritablement endormi.

Alors l'humain se glissa à ses côtés, râlant un peu car l'extra-terrestre s'était allongé en travers de son lit. Malgré tout, il arrêta bien vite ses ronchonnements et le décala assez pour s'allonger. Il n'allait pas se plaindre alors que Yoongi se tenait tranquille et qu'il ne le fixait pas pendant des heures entières, l'empêchant de s'endormir. En plus, il avait clos la fenêtre avant de se coucher, bien que cela n'empêche pas Yoongi de se rouler en boule sous la couette.

Taehyung se détendit et se mit à l'aise. Même si Yoongi était un sacré personnage qui avait de mauvaises habitudes, il ne pouvait pas ignorer les efforts qu'il faisait, parfois.

Ainsi, les jours défilèrent, et les deux s'entendaient de mieux en mieux, même si certaines habitudes de Yoongi l'agaçaient toujours. Taehyung ne rentrait plus à reculons chez lui, c'était à son bureau qu'il allait lentement et qu'il tentait désespérément d'éviter. Soit il bâclait son travail, soit il faisait tout pour ne pas le faire, oubliant délibérément de rester après les cours. Il proposait même plus souvent à ses deux aînés de sortir, lui qui n'était pourtant pas si enthousiaste à l'idée de rester à l'extérieur. Ce qui auparavant le sauvait passait maintenant pour la pire des corvées. Sinon, il restait toujours le même. Il profitait plus des petits bonheurs de sa vie et était devenu plus tête en l'air et rêveur, ce qui faisait bien rire Namjoon et Hoseok.

Il revenait aussi de plus en plus tôt, à des horaires normaux de lycéen. Il faisait croire à ses deux amis que la situation chez lui s'était allégée, que l'ambiance n'était plus aussi pesante, que les conflits s'étaient tassés malgré les nombreux non-dits. Évidemment, il n'en était rien. Rien n'avait changé. Seule la présence de Yoongi avait bouleversé son quotidien.

Et cette différence, bien que minime en apparence, apportait énormément à Taehyung, qui avait enfin une personne à qui parler, autre que Namjoon ou Hoseok. Il ne se plaignait pas de ses amis, bien au contraire, mais Yoongi apportait une vraie bouffée de fraîcheur à son quotidien parfois monotone.

« Tu rentres tôt aujourd'hui. »

Même Yoongi l'avait constaté. Taehyung avait déjà remarqué qu'il était loin d'être idiot.

« Oui, je m'ennuyais.

- Du coup tu es venu pour passer du temps avec moi. C'est gentil de ta part. »

Les habitudes de Taehyung changeaient, mais pas celles de Yoongi. Il était encore une fois sur le rebord de sa fenêtre, avec sa drôle de toge violette et ses pieds effleurant la neige. Taehyung le rejoignit sans parler, et le poussa un peu pour s'asseoir à côté de lui. Ses pieds aussi touchaient la neige et ses chaussettes servaient de barrière, bien qu'infime, entre les deux.

« En fait, je me posais des questions. D'où tu sors ?

- C'est seulement maintenant que tu demandes ? »

Le tourbillon de ses pensées était accentué par le calme du quartier résidentiel. Il se posait beaucoup de questions sur Yoongi, mais n'avait jamais osé les poser depuis ce baiser qui lui avait été offert. Il avait obstrué ses pensées, l'avait empêché de réfléchir à leur discussion précédente et aux enjeux et problèmes qu'elle soulevait.

« Oui, j'ai pas osé avant. »

Yoongi rigola avant de regarder le ciel.

« Je viens de là-haut, fit-il en pointant la Lune du doigt. »

Recouverte par les nuages bas qui passaient, sa courbe changeait d'une seconde à l'autre, son éclat diffus constellait la peau de Yoongi de multiples tâches blanches.

« C'est vrai ?

- Pourquoi je te mentirais ? »

Taehyung ne put rien y répondre. L'être soi-disant lunaire n'allait pas mentir pour le plaisir.

« Et pourquoi t'étais une fleur ? Enfin, c'est complètement irréaliste, scientifiquement impossible, je te l'ai déjà dit. »

Les restes du pot éventré gisaient toujours sur le sol de sa chambre. Il n'avait pas eu le courage de les enlever. La silhouette de la magnifique fleur apparaissait parfois dans son esprit, et lui semblait parfois n'avoir jamais quitté le sol.

« C'est comme cela que je me suis incarné sur Terre, avant que tu ne me libères.

- Que je te libère ?

- Oui, cette forme n'était pas faite pour contribuer à ma liberté. »

Yoongi dû sentir l'incompréhension et la curiosité de Taehyung, car il souffla avant de reprendre.

« J'ai fait une bêtise, il y a longtemps maintenant. Ma sentence a été d'être exilé sur la Terre pour expier ma faute. Mais, quand on est envoyé ici, c'est souvent pour ne pas en revenir.

- Vraiment ? Mais qu'est-ce que tu as fait pour être envoyé ici ? »

Pas de réponse. Yoongi faisait cogner ses talons contre le crépi de la façade, comme un enfant. Il n'avait pas envie d'en parler. Alors Taehyung n'en dit pas plus.

« J'ai eu de la chance en te rencontrant. Ma vie aurait pu m'être arrachée. Littéralement. »

Taehyung se figeait en imaginant ce qu'il aurait pu se passer s'il avait cueilli la fleur et ne l'avait pas rempotée. Le trou béant dans son cœur lui suggéra de ne pas plus imaginer. Il ne devait pas penser au fait qu'il n'aurait pas connu Yoongi et qu'il aurait pu être tué à cause de lui.

« Mais maintenant que je suis là, je vais essayer de rentrer chez moi. Ma forme originelle m'a été rendue, et je n'ai plus envie de découvrir ce monde. J'ai été un peu refroidi. »

Yoongi ricana en prononçant ces derniers mots, mais Taehyung ne pouvait pas le blâmer. La vue de sa famille dysfonctionnelle et les circonstances de son arrivée ne devaient pas donner à Yoongi une joie infinie de rester ici. Cela l'attrista un peu. Avec qui parlerait-il en revenant des cours ? Le vide de sa chambre lui serait sûrement insupportable, plus qu'avant. Et il n'était pas sûr de pouvoir toujours vivre dans ce silence.

« Est-ce que je peux t'aider ? »

Taehyung ne pourrait pas retenir Yoongi sur Terre. Il était trop déterminé, trop franc, trop espiègle pour ne pas toujours réussir à obtenir ce qu'il voulait. Il était exactement le genre de personne qui tuerait pour parvenir à ses fins.

« Oui, tu peux. Je te l'ai demandé, la dernière fois, et tu as accepté. Donc ta question devrait plutôt être concentrée sur comment tu peux m'aider.

- Tu as raison. Comment est-ce que je peux t'aider ? »

Yoongi se rapprocha du bord de la fenêtre. Il était presque debout, les deux pieds enfoncés dans la neige.

« Il y a un rituel qui existe.

- Je pensais que tu étais prisonnier sur Terre.

- Oui, je le suis. Mais je ne suis pas idiot pour autant. Une légende dit qu'il faut prier la Lune, sous sa forme originelle.

- Ça a l'air plutôt simple.

- Assez, une fois que tu n'es plus une fleur. Mais il faut aussi prier dans la neige, un soir de pleine Lune. Tu devras me recouvrir de neige. »

Taehyung ne put s'empêcher d'exploser de rire, ce qui fit sursauter Yoongi.

« C'est pas un peu cliché de faire des trucs étranges les soirs de pleine lune ? On se croirait dans un conte !

- D'où penses-tu que ces contes s'inspirent ? L'humain aime imaginer, mais il a toujours besoin d'aide, de s'appuyer sur des choses qu'il voit, mais ne comprend pas toujours. C'est ainsi qu'il donne du sens à ce qui lui échappe pour mieux dormir la nuit, pour ne pas être hanté par ces incohérences qui rongent son esprit peu développé.

- T'es en train de dire que les hommes sont cons ?

- Moi ? Non, jamais ! »

L'être lunaire fut entraîné dans le fou rire de Taehyung, et ils ne purent s'arrêter que quand un mal de ventre les prit. Ils se calmèrent au rythme des nuages qui passaient. La réalité revenait. Yoongi allait bientôt partir. Pour toujours.

« C'est si bien que ça de vivre sur la Lune ?

- Je ne dirais pas que c'est bien. C'est juste que c'est chez moi ? C'est ce que j'ai toujours connu.

- Et tu ne voudrais pas laisser une chance à la Terre ? »

Yoongi détourna le regard de la Lune pour le poser sur Taehyung, qui attendait avec espoir. Cela se lisait dans ses yeux qui hurlaient reste reste reste à cet être si étrange, si lumineux, si mystérieux et auquel l'humain s'était plus attaché que prévu.

« Je préfère rentrer. »

La petite lueur dans les yeux de Taehyung s'éteignit. Qu'allait-il devenir sans lui ?

***

Les heures passées en cours lui semblaient vides de sens. Il les passait à griffonner des constellations entre les lignes de ses cahiers, à les apprendre par cœur et à rêver de les visiter. Et cela n'allait pas mieux en quittant le lycée. L'angoisse le tenaillait à chaque fois qu'il s'approchait de sa maison. Rien que la vue du chemin, qu'il connaissait par cœur, barbouillait son estomac. S'il avait pu changer de voie, changer de maison, plus tôt, il l'aurait fait. Car malheureusement, même la présence de Hoseok et Namjoon, en plus de celle de Yoongi, ne parvenaient pas à le rendre moins malheureux. Il sentait qu'il avait besoin de recommencer sa vie à zéro. De repartir de rien pour pouvoir grandir et s'épanouir, malgré toutes les promesses que le trio s'était faites. Alors peut-être que s'en aller, enfin, permettrait de rendre leur liberté à Hoseok et Namjoon, qui s'étaient pendant si longtemps occupés de lui comme des grands frères le feraient. Taehyung avait pris sa décision au jour le jour, influencé par le torrent de ses pensées et les émotions qui l'assaillaient : il partirait avec Yoongi, qu'il le veuille ou non.

Il allait devoir faire vite. Que ce soit pour dire adieu à ses amis ou se préparer mentalement. Avec Yoongi, ils avaient discuté du jour du rituel. La prochaine pleine lune serait dans quatre jours exactement. Et, chance inespérée, la neige tenait bien. Une épaisse couche compacte et stable s'était installée sur la ville. Les conditions étaient réunies pour que Yoongi puisse retourner sur la Lune, Taehyung avec.

Alors, déterminé à partir dans les règles de l'art, il se mit à consacrer tout son temps libre à son départ. Assis à son bureau, Yoongi sur son lit, il s'était décidé à écrire des lettres d'adieu à ses deux amis. Il pouvait bien faire cela pour eux, pour leur expliquer sa disparition soudaine et définitive.

Il prit soin de bien écrire chaque lettre à la main tout en se demandant à chaque ligne ce qu'il pouvait rajouter de plus, faisant grandir et grandir les lettres au rythme de ses bâillements. Il devait en écrire deux, et il finit la première tard dans la nuit, Yoongi déjà endormi sur son lit, sa peau blanche noyée par les écritures rouges de son réveil. Il indiquait plus de trois heures du matin.

Taehyung n'avait pas commencé la deuxième, mais il sentait que son corps ne tiendrait pas plus longtemps. Ses yeux embrumés et piquants lui jouaient de sacrés tours. La silhouette de Yoongi disparaissait entre deux battements de paupières et la fleur, pourtant disparue, semblait réapparaître sur le sol au milieu des débris de terre cuite. Se frotter les yeux n'aida en rien Taehyung, qui se résigna et alla se coucher aux côtés du corps irréel de Yoongi.

Les trois jours qui suivirent furent remplis d'embrassades inattendues de la part de Taehyung, ce qui surprenait Namjoon et Hoseok, peu habitués à recevoir autant de marques d'affection. Ils furent rythmés par ses excès de joie inattendus, par ses yeux pétillants d'espoir et de malice. Entre-temps, il avait terminé sa dernière lettre, et avait décidé de les glisser dans les casiers de ses amis, le jour du départ.

C'était pour cela qu'il se tenait actuellement devant leurs casiers rouges, à attendre que le courage le prenne et lui permette de déposer les lettres à l'intérieur. Il avait laissé ses amis repartir chez eux, et avait prétexté quelque chose d'urgent à faire au lycée pour pouvoir enfin accomplir cet acte de non-retour. Car ces deux écrits seraient la preuve de sa disparition, de sa décision si facile mais si difficile à prendre. Il leur avait fait un gros câlin avant de les regarder partir, le nez piquant de tristesse. Les adieux les plus courts étaient les meilleurs.

Les mains moites, il sortit les deux enveloppes de son sac à dos. Elles étaient un peu chiffonnées à cause du transport et par la sueur qui gondolait le papier. Il s'approcha. Le tremblement de ses mains l'empêcha de les rentrer dans l'interstice du premier coup quand ce n'étaient pas ses doutes qui le bloquaient. Mais le temps passait, alors il les déposa avec un mouvement sec du poignet avant de s'éloigner à son tour.

« Si un jour vous repensez à moi, regardez les étoiles. Je vous verrai de là où je suis. »

Il quitta rapidement les lieux sans regarder en arrière. Il rentra chez lui. Il emprunta pour la dernière fois ce chemin qu'il détestait tant, heureux qu'à chaque pas il le laissait un peu plus derrière lui. Chez lui, Yoongi l'attendait déjà, debout au milieu de la chambre.

« Enfin ! Dès que la nuit sera tombée, on commencera le rituel. »

Taehyung n'avait même pas eu le temps de poser son sac au pied de son lit que Yoongi lui était tombé dessus. Tout excité, trop heureux et trop mouvant, Taehyung avait l'impression de découvrir un tout nouveau Yoongi. L'idée de rejoindre son univers natal et connu le réjouissait tant que Taehyung ne put lui faire qu'un petit sourire forcé en lui répondant.

« Bien sûr. J'ai juste deux trois choses à faire avant.

- Tu dis ça comme si tu allais partir avec moi. Tu veux pas les faire plus tard ? »

Taehyung détourna le regard.

« Si tu veux bien, je le ferai avant que tu partes.

- Ça ne peut pas attendre ?

- Malheureusement, non. »

Yoongi haussa les épaules et se mit à tourner en rond d'un pas joyeux, pas qu'il devait déjà faire avant l'arrivée de Taehyung dans sa chambre. Sur ces mots, ce dernier souffla, puis s'assit sur son bureau. Il devait faire une dernière chose avant de se volatiliser complètement. Il avait prévenu ses amis, ceux qu'il aimait le plus au monde, mais il n'avait rien dit à ses parents, si redoutés et si aimés malgré tout. Parce que, même si aucune once d'amour ne venait d'eux, Taehyung avait toujours secrètement espéré recevoir un peu de tendresse. Cette tendresse, il ne la recevrait jamais. Il en était conscient. Mais il aimerait laisser un dernier mot à ceux qui l'avaient mis au monde.

Une seule chose le perturbait. Que dire ? Que dire à ceux qui l'avaient fait taire ? Qui avaient fait taire ses sentiments ?

Il faisait danser un stylo entre ses doigts, ses yeux rivés sur une feuille blanche. Il ne savait pas quoi dire. Il ne pouvait pas la remplir. La feuille était aussi vide que la relation qu'il entretenait avec ses parents, et il ne savait pas comment combler cet espace, trop longtemps blanc et sans couleur. Il resterait éternellement ainsi, quoi qu'il décide de faire.

Taehyung chercha un post-it, qu'il décolla de son bloc d'un geste sec. Dehors, la nuit tombait déjà, et Yoongi devenait de plus en plus insistant. Pas qu'il le hélait de se magner, mais ses yeux impatients brûlaient le dos de Taehyung. Il se dépêcha alors et griffonna sur le bout de papier jaune les premiers mots qui lui venaient.

« J'arrive. »

Il ne perdit pas de temps quand il eut terminé. Il se leva. Constatant le silence de la maison, il sortit de sa chambre pour poser le post-it sur le plan de travail de la cuisine, retirant sa main comme si le toucher l'avait brûlé. Puis il rejoint Yoongi sans se retourner, sans penser aux quelques mots qu'il avait enfin laissés exister hors de son esprit.

Je voulais que vous m'aimiez. Au revoir.

Quand il referma la porte et qu'il regarda Yoongi qui l'attendait, il savait qu'il ne reverrait plus jamais sa maison. Qu'il ne reverrait plus jamais ses amis. Mais qu'il commencerait une nouvelle page de sa vie.

« Bon, qu'est-ce que je dois faire ?

- On va aller dehors, déjà. Puis nous pourrons commencer. »

Yoongi et Taehyung s'échappèrent de la maison en passant par la fenêtre, puis avancèrent dans le jardin, Yoongi guidant les pas de Taehyung. Le froid était particulièrement puissant ce soir. Taehyung se sentait déjà trembler alors qu'il n'avait pas encore attrapé de neige. Il se demandait comment ses mains frêles allaient parvenir à en jeter autant sans congeler, sans se pétrifier. Mais il se rassurait en se disant que la douleur ne serait que temporaire. Taehyung regarda la Lune. Une fois là-bas, il pourrait s'en remettre et profiter de sa nouvelle vie. Cela en valait la peine.

Ils s'avancèrent vers le fond du jardin, là où un grand morceau de terrain nu était recouvert de neige.

« Nous aurons assez de place ici. Tu es prêt ?

- Oui. »

Yoongi s'agenouilla dans la neige, là où la lumière de la Lune touchait le sol. Il joint ses mains devant son visage et ferma les yeux. Ses lèvres marmonnaient des mots que Taehyung ne comprenait pas. Elles étaient belles, pâles de froideur mais si vivaces à la fois, comme des pétales de rose. Il ne put s'empêcher de repenser au baiser qu'ils avaient partagé le jour de leur rencontre. Il avait été si doux, si envoûtant qu'il eut envie de réitérer l'expérience. Là, tout de suite.

« Dis, Yoongi ?

- Quoi ? Il faut que tu me recouvres de neige, le temps passe ! »

Taehyung se raidit. Il plongea ses mains dans la poudreuse et la lança dans les cheveux violacés de Yoongi. Ses doigts souffraient déjà, comme ses yeux dont les larmes gelaient sur ses muqueuses. Il devait prendre encore un peu sur lui. Quand ils seraient tous les deux sur la Lune, tout se passerait bien. Taehyung pourrait courtiser Yoongi comme il le fallait, et ils seraient enfin heureux.

Alors, il continua de jeter de la neige, les épaules de l'être lunaire s'affaissaient presque sous son poids. Mais il n'y avait pas que ses épaules qui s'affaissaient. Tout son corps. Tout son corps disparaissait sous la blancheur de la poudreuse. Pas seulement à cause d'elle. Il se faisait doucement de plus en plus immatériel. Les couleurs fanaient pour laisser place à de la transparence. A chaque clignement de paupières, Yoongi se faisait de moins en moins visible. Et quand Taehyung le remarqua, il paniqua. Il cessa tout mouvement. La neige resta entre ses mains aussi violettes que les cheveux de Yoongi.

« Yoongi ? Tu m'entends ? »

Et alors qu'il allait poser une de ses paumes contre Yoongi, Taehyung ne fit que traverser son corps, comme s'il n'existait plus. Ses yeux papillonnèrent et son corps disparut pour de bon. Le rituel avait fonctionné. Yoongi n'était plus là. Taehyung se figea. Il était seul.

Le choc ébranla Taehyung, qui fut incapable de bouger pendant une longue minute. Ce furent les changements de luminosité qui le sortirent de sa transe, quand il remarqua que des nuages commençaient à voiler les courbes de la Lune.

Il se laissa tomber au même endroit que Yoongi, joignit aussi ses mains. Elles se collèrent l'une à l'autre, son corps grelottait de froid et ses sourcils se froncèrent. Il ne savait pas qui prier alors il pria pour partir, pour retrouver Yoongi, pour enfin se débarrasser du poids qui le traînait sur Terre, lui qui rêvait de flotter sur la Lune.

Mais il manquait quelque chose : la neige. Et personne ne pouvait l'en recouvrir. Malgré le froid et les larmes qui dégoulinaient sur ses joues, Taehyung s'allongea dans la neige, se roula dedans pour s'en parer de toute part. Tous ses muscles se tendirent d'un coup. Il s'agenouilla de nouveau comme il le put et reprit place pour prier.

Il ferma les yeux, se répétant encore et encore qu'il rêvait de partir et de rejoindre Yoongi, qu'il rêvait de partir loin de cet enfer que la Terre lui avait créé, et cela sembla fonctionner. Son corps partait, et, quand il ouvrit les yeux, la Lune capta son regard, brouilla sa vue avant de la lui prendre entièrement. Il se sentit tomber, son esprit s'envoler, et son cœur trépigner de bonheur. Mais quelques secondes plus tard, son euphorie s'éteignit.

Quelques heures plus tard, Namjoon et Hoseok retrouvèrent le corps gelé de Taehyung en plein milieu du jardin, une fleur violette et enneigée échouée auprès de lui.