3 - Écrase le champignon
Curt trébucha sur une canette de bière laissée sur le trottoir. Manquant de s'étaler au sol, il retrouva son équilibre en produisant force jurons, et se remit en marche.
Midi, et toujours aussi affamé. Il s'agissait toujours de la même routine : lors de sa pause, le barman commandait à manger ailleurs qu'à son lieu de travail, et courait sur les toits pour récupérer son repas le plus vite possible.
Cette fois-ci, c'était une salade qui l'attendait au bout de son parcours. Curt espérait qu'elle serait bien consistante : après quinze minutes de course, son estomac commençait à crier famine. Encore une fois, il avait pris le chemin le plus court entre A et B : une ligne droite passant par les sommets des bâtiments. Une ou deux personnes l'avaient remarqué, et peut-être que quelques habitants avaient entendu ses pas lourds dans leurs appartements, mais il s'en fichait. Qu'allaient-ils faire, appeler la police ?
Le jeune homme sauta par-dessus un muret. Dans son dos, le sac contenant sa veste cogna contre le rebord, produisant un son métallique très déplaisant.
- "Métallique" ? murmura Curt.
Ses yeux s'écarquillèrent pendant une demi-seconde. Bien sûr, il avait oublié de retirer l'abomination technologique que lui avait offert Valentina la veille, et elle revenait le hanter ce jour-là. Émettant un claquement de langue, le coureur se promit de jeter le gant dans la première décharge qu'il trouverait.
La façade du magasin vegan se profila devant lui. Curt n'était pas spécialement versé dans ce mode de vie, mais il appréciait la nourriture naturelle de temps à autre. Il entra, donna son nom et son argent, récupéra sa commande, et s'en alla aussi sec.
Il commençait à faire froid, raison pour laquelle il avait amené un manteau, pour une fois. Curt s'arrêta devant une épicerie, posa la boîte en carton contenant sa nourriture sur un rebord de fenêtre, et entreprit de sortir son vêtement de son sac.
Du coin de l'œil, quelque chose attira son attention à l'intérieur du magasin.
L'épicerie était plutôt petite, les rayons resserrés. Comme beaucoup d'établissements de ce genre, seuls des produits alimentaires étaient disposés sur les étagères. Le comptoir lui-même ne comprenait qu'une caisse, et la femme qui s'y trouvait derrière s'affairait, la tête baissée sur la machine.
Puis Curt se rendit compte qu'un homme cagoulé se tenait devant elle, la tenant en joue avec un pistolet.
- Merde, s'étrangla-t-il avant de se reprendre.
Le jeune homme n'avait jamais assisté à un événement de ce genre. Sans hésiter une seule seconde, il dégaina son téléphone et composa le 999. La sonnerie dura un temps insupportablement long, mais une voix humaine finit par se faire entendre à l'autre bout :
- Urgences, de quel service avez-vous besoin : pompiers, police, ambulance ?
- Police, il y a un... braquage en cours, il faut faire venir les flics !
- Calmez-vous, répondit la voix masculine. N'essayez pas d'intervenir. Veuillez tout d'abord nous en préciser le lieu.
Curt regarda autour de lui. Il n'avait aucune idée de l'endroit où il se trouvait : il voyageait d'habitude au-dessus des rues, il ne connaissait pas leur nom ! Se plaquant contre le mur, hors de vue du criminel, le jeune homme leva les yeux sur la plaque de la rue.
- À l'angle de St. John's Street et de Grange Road, dans le Southwark. Je...
- Très bien. Je vais vous demander de ne pas raccrocher. Je vais vous poser des questions sur l'incident.
Curt cligna plusieurs fois des yeux.
- Attendez, je crois que vous n'avez pas compris. C'est en train de se passer !
- J'ai bien compris, monsieur. Nous allons dépêcher des renforts sur place, mais ils arriveront sans doute trop tard. Pourrais-je avoir votre nom et votre prénom ?
- Elzed, grogna le jeune homme. Curtis El...
S'interrompant soudain, Curt remarqua que le braqueur avait récupéré l'argent et s'apprêtait à ressortir. Une voiture au moteur toujours démarré l'attendait juste devant la devanture, vide : il s'agissait probablement de son véhicule de fuite.
- Curtis comment ? demanda l'opérateur. J'ai mal entendu.
Le sang de Curt ne fit qu'un tour. La police n'arriverait jamais à temps : c'était maintenant ou jamais ! Le jeune homme ne comprenait pas pourquoi un simple vol à main armée lui causait tant d'inquiétude. Il pouvait parfaitement laisser le braqueur s'en aller, et rien de grave ne se produirait, si ce n'était de l'argent perdu pour le magasin. Le criminel avait peut-être même une bonne raison d'exécuter cet acte ?
Mais une force le poussait à s'interposer. C'était comme si son cerveau obéissait à quelque chose qui lui était supérieur, que sa raison ne pouvait concevoir.
Un dernier élan d'hésitation parcourut Curt. Il secoua pourtant ses doutes, et grinça calmement :
- Attention, ça va couper.
Le jeune homme appuya sur la touche pour raccrocher l'appel. Ni une, ni deux, il s'élança contre le braqueur, qui venait à peine de rentrer côté conducteur de sa voiture.
Curt tenta de tirer l'homme à l'extérieur, arrachant un cri de stupeur au criminel. Ce dernier se ressaisit pourtant suffisamment tôt pour résister à l'emprise de son assaillant, et se débattit vaillamment en hurlant :
- Mais lâche-moi, crétin !
Il avait une voix graveleuse typique des gros fumeurs. Curt, toujours ébahi de sa propre audace, continua de tirer de son côté. L'homme avait jeté plus tôt son pistolet sur le siège passager, à gauche, et tentait désespérément de l'atteindre. L'autre se demandait s'il aurait le courage de s'en servir, et était déterminé à ne pas le savoir.
Au loin, une sirène de police se fit entendre. Curt supposa qu'un commissariat se trouvait non loin de là, et n'en fut que plus ragaillardi. Malheureusement, sa joie ne fit pas le poids face à la peur qui traversa les yeux du braqueur. Ce dernier, dans un dernier élan, tira de toutes ses forces, entraînant Curt dans la voiture. Le jeune homme se trouvait désormais côté conducteur, et l'autre avait récupéré son arme. Il tint en joue son agresseur, et éructa :
- Démarre, connard !
Le canon du pistolet pointé sur sa tête, Curt n'eut d'autre choix que d'obtempérer. La mort dans l'âme, il pressa l'accélérateur et l'embrayage après avoir passé la première.
- Plus vite, s'ils nous rattrapent, t'es mort !
Curt ne savait toujours pas s'il mettrait sa menace à exécution. Ce soudain revirement de situation l'avait pris au dépourvu, et il fit de son mieux pour obéir aux ordres de l'homme. Il avait besoin de réfléchir.
La voiture démarra d'un coup sec, clouant ses deux occupants au fond de leur siège. Les pneus couinèrent sur le goudron humide, et le moteur rugit. Il s'agissait probablement d'une voiture volée, mais le criminel avait bien choisi : Curt sentait la puissance des chevaux sous le capot tandis qu'il s'élançait à travers les rues.
Zigzaguant entre les véhicules qui klaxonnaient furieusement, l'otage fit de son mieux pour manœuvrer l'engin, son esprit papillonnant entre les sirènes hurlant derrière lui, le trou noir du pistolet que le braqueur pointait dans sa direction, et la trajectoire qu'il devait maintenir pour rester en piste.
Ce n'était probablement pas le moment de préciser à son ravisseur qu'il n'avait le permis de conduire que depuis deux mois.
De ce fait, la voiture des poursuivants se rapprochait dangereusement, à tel point que Curt pouvait la distinguer dans son rétroviseur. Il s'agissait bien de la police, dont il pouvait même voir les visages des deux occupants. Le gyrophare clignotait à lui en faire mal aux yeux, et le jeune homme se concentra sur la route de nouveau.
- Ils nous rattrapent, grogna le braqueur. Tu ne peux pas aller plus vite ?
- Sûr, si tu veux crever dans une explosion !
L'autre passa outre la remarque mi-narquoise, mi-inquiète de son otage, et baissa la fenêtre de son côté. Curt vit ses doigts se crisper sur son pistolet, et remarqua alors que l'arme ne ressemblait pas à celles qu'il avait l'habitude de voir dans les films. Tout ce qu'il eut le temps de discerner avant de devoir donner un violent coup de volant à droite pour éviter un vélo, ce fut la teinte irisée de l'objet et une drôle de lueur orangée en émanant.
L'homme passa la tête à l'extérieur, et pointa son arme sur les poursuivants.
- Je ne veux pas être complice d'un meurtre sur les flics ! s'exclama Curt.
- Il fallait y penser avant !
Et il pressa la détente deux fois. Curt ne vit rien, occupé qu'il était à ne pas s'écraser dans le décor, mais il entendit deux claquements secs, qui le firent tressaillir. Il eut le réflexe de se boucher les oreilles, mais lâcher le volant lui fit opérer un dangereux virage qu'il corrigea de justesse.
- Cassez-vous, bande de connards ! hurla le braqueur. Je suis invincible !
Le jeune homme se demanda ce qu'il entendait par là, mais ne pouvait rien faire d'autre que de poursuivre sa course frénétique à travers les rues de la ville. Ils avaient traversé la Tamise, et se dirigeaient à présent vers l'extérieur de Londres, là où moins de trafic les gênerait.
L'homme assis à côté de lui tira encore trois coups de feu. La détonation parvint aux tympans de Curt peu avant un bruit de vitre brisée.
Un rire maniaque anima le tireur. Curt, qui avait réussi à rentrer sur l'autoroute, jeta un œil vers la place du mort. Le criminel était en train de recharger son arme fébrilement, marmonnant des injures inintelligibles.
Curt ne s'était pas trompé : il s'agissait bien d'un pistolet hors du commun. Le canon était bien trop allongé, et il était enveloppé d'un halo lumineux qui fit froncer les sourcils du jeune homme.
- Qu'est-ce que c'est que ça ? lança l'otage, oubliant un instant qu'il était en danger de mort.
- T'occupe, et va plus vite ! J'en vois d'autres qui rappliquent.
Le conducteur regarda dans le rétroviseur. Deux voitures de police se profilaient au loin, à quelques centaines de mètres derrière eux. Oubliant toutes ses leçons de sécurité, Curt écrasa l'accélérateur. Au bout de quelques secondes le moteur rugit, le jeune homme ayant négligé de rétrograder avant.
Le compteur indiquait 190 kilomètres à l'heure. La tête engoncée dans les épaules, le jeune homme avait conscience que le moindre écart, le moindre tressaillement du volant, signifierait leur mort.
À côté, son ravisseur continuait de tirer. Les forces de l'ordre ne répliquaient pas, se contentant de rester hors d'atteinte.
Puis, une voiture un peu plus lente à s'écarter se présenta devant la voiture lancée à toute allure.
Comme dans un rêve, Curt crispa les mains sur le volant et crut que le temps ralentissait. S'il ne faisait rien, c'était la mort ; s'il virait de bord, c'était aussi la mort. Les dents serrées à s'en disloquer la mâchoire, il tenta un léger coup de volant vers la droite en freinant le plus possible.
Le véhicule partit en tête-à-queue : Curt entendit le hurlement de son passager, vit les arbres bordant l'autoroute passer de gauche à droite, sa vision se troubla. Il se rendit soudain compte qu'il n'avait pas eu le temps de boucler sa ceinture, et croisa les bras devant son visage.
Alors, tout devint noir.
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