1 - Parkour !
Le relent âcre typique des rayons de soleil tapant sur le goudron mouillé se diffusait dans la rue. Les passants marchaient de part et d'autre de la route, les vêtements encore humides à cause de la pluie qui venait de s'abattre sur eux.
Il restait encore des flaques d'eau sur la chaussée : une voiture passa en trombe, et aspergea un pauvre homme absorbé dans la consultation de son téléphone. Celui-ci adressa un geste éloquent au chauffard et poursuivit sa route, les cheveux dégoulinants et le pantalon trempé.
Au loin, Big Ben sonna les douze coups de midi. Cela ne faisait que deux semaines que l'horloge phare de Londres avait été remise en marche après son entretien de quatre ans, mais la machinerie reprenait désormais du service avec plus d'entrain que jamais.
En entendant les cloches résonner, Curt lâcha le verre qu'il était en train de sécher avec son chiffon et leva les mains en l'air.
— Top, c'est l'heure de la bouffe !
Au fond de la cuisine, le patron du bar clama :
— Ce n'est pas parce que Jill te remplace pendant ta pause que tu dois t'éclipser à la première occasion en laissant tout tomber.
Curt ne répondit même pas, retira son tablier et sortit par la porte de devant. Il avait commandé une pizza quelques minutes auparavant : il aurait été hors de question de se sustenter dans un établissement aux standards aussi bas que celui où il travaillait.
Une brise fraîche et légèrement polluée lui caressa le visage. Selon son téléphone, il lui faudrait quinze minutes pour rejoindre le restaurant à pied.
Un sourire moqueur anima le visage de Curt.
— Pauvre machine de peu de foi. Je te le fais en sept, non, six minutes.
Le jeune homme attacha ses gants rigides à ses poignets. Il n'avait pas ses genouillères sur lui, mais quel genre de loser portait des protections ? L'hôpital, c'est tellement tendance.
Un coup d'œil à droite, un à gauche. Un mardi midi, la rue était bondée. La terrasse du propre bar auquel il s'échinait tous les jours était pleine, celle de leur sale type de rival en face également, et un touriste le bouscula tandis qu'il restait planté au milieu du trottoir.
Les dents de Curt grincèrent. Il allait devoir faire avec. Après avoir généreusement craqué ses doigts, le Londonien s'élança vers le bas de la rue, esquivant les badauds et sautant par-dessus les obstacles. Il ne prit même pas la peine de répondre aux invectives qu'on lui balançait, ses yeux s'étant déjà fixés sur son objectif.
Curt bifurqua dans une ruelle sale, moins fréquentée. À peine essoufflé, il agrippa un rebord de fenêtre et se hissa contre la façade de l'immeuble, sans la moindre hésitation.
Mètre par mètre, il grimpa les cinq étages qui le séparaient des toits. Ses pieds trouvaient d'instinct les protubérances sur lesquelles s'appuyer, ses doigts se logeaient dans tous les interstices possibles. À mi-chemin, il passa devant la fenêtre d'une vieille dame assise dans son canapé, qui lui adressa un coucou de la main. Curt haussa les épaules et le lui rendit : il fallait toujours respecter ses aînés.
Enfin, le jeune homme attrapa le parapet en pierre de ses deux mains. Il se laissa suspendre pendant une seconde, les pieds dans le vide, avant d'exécuter une traction et de poser un genou sur le toit en tuiles. L'opération avait duré moins d'une minute.
Curt prit quelques secondes pour admirer la vue. En bas, la Tamise coulait paisiblement, un flot ininterrompu d'embarcations se succédant sur le tapis liquide que constituait le fleuve. Les ponts construits à intervalles réguliers rayaient le cours d'eau, les voitures défilant dessus comme des fourmis colorées.
Dans le ciel, les nuages porteurs de la pluie qui s'était abattue sur la ville une heure plus tôt repartaient vers le Nord-Est, amenant leur bruine vers le quartier de Redbridge. Au loin, à l'opposé, on distinguait le centre-ville et ses gratte-ciel beaucoup trop hauts : Curt doutait de les escalader un jour.
La montre du jeune homme sonna. Déjà midi cinq ! Sans perdre un instant de plus, il se jeta en avant, courant à une allure soutenue sur les sommets. Les rues étroites du quartier lui permettaient de passer de toit en toit sans ralentir, exécutant parfois une roulade lorsque la différence de hauteur était trop grande. Se mouvant avec une grâce presque bestiale, Curt avala les trois cents mètres à vol d'oiseau qui le séparaient de la pizzeria en à peine cinq minutes.
Après s'être laissé glisser le long d'une gouttière, le jeune homme recoiffa ses cheveux coupés à la va-vite le mois dernier, et s'engouffra dans le restaurant. Il donna son nom et sa commande au comptoir, et se posta à côté de l'entrée, adossé au mur.
L'adrénaline coulant dans ses veines à robinets ouverts, Curt tapota impatiemment sur le comptoir. Sa respiration hachée se noyait dans le brouhaha ambiant, et ses yeux papillonnaient de droite à gauche. Tous ces gens qui s'empiffraient en prenant leur temps. La vie était courte, il fallait en profiter ! Au lieu de s'amuser, les clients restaient assis pendant des heures à perdre leur temps en papotant de choses inutiles.
— Une margarita au nom de... Elzed, c'est ça ?
Curt sursauta.
— Oui, c'est ça.
Il se saisit du carton que l'homme lui tendait, paya avec sa carte de crédit et ressortit aussi sec en lança un "au revoir" si rapide qu'il fut certain que l'employé ne l'avait pas entendu.
Il était bien entendu impensable de revenir au bar par la voie aérienne.
Il était également impensable de manger sur place : les jambes de Curt n'accepteraient pas de rester immobiles après quatre heures passées debout derrière un comptoir.
Le jeune homme haussa les épaules. Marchant d'un pas allègre et souple, il se dirigea vers un petit parc à proximité. De sa main gauche, il tenait le carton à pizza, et de l'autre main saisissait les parts et les croquait à pleines dents.
— C'est limite un blasphème, ce que tu fais, tu es au courant ?
Curt se figea sur place au milieu du trottoir, la bouche ouverte et un morceau à moitié enfourné. À sa gauche, adossée à un mur, une jeune adulte fumait une cigarette, son bleu de travail taché de graisse déchiré à plusieurs endroits.
— Je n'ai pas de critique à recevoir d'une personne qui possède un nom et un prénom identiques, rétorqua le barman.
Après avoir écrasé sa cigarette contre le rebord d'un muret, Valentina Valentine contourna le grillage qui les séparait et se planta devant Curt. Comme d'habitude, ce dernier lorgna sur les endroits où les vêtements de la femme la serraient, son léger embonpoint la compressant à l'intérieur de l'uniforme standard du garage.
— Tu m'en passes une part ? sourit-elle. J'ai à peine eu droit à un sandwich à ma pause.
Derrière elle, les trois portes d'entrée du garage automobile auquel Valentina travaillait restaient ouvertes. Curt distinguait la silhouette du patron de la mécanicienne en train de s'affairer, les mains dans le bloc moteur d'une voiture qui aurait eu sa place dans un musée.
— On sait toi et moi que tu veux juste faire durer ta pause le moins longtemps possible avant de te remettre à bidouiller les caisses des clients sans leur demander leur avis.
Valentina ouvrit des yeux ronds et posa un doigt recouvert de cambouis sur ses lèvres.
— Chut ! Le boss ne m'a toujours pas pardonnée d'avoir installé la nitro sur la boîte de conserve de la mamie, la semaine dernière ! Il m'a dit que mes bonus seraient gelés jusqu'au prochain mois, termina-t-elle en grimaçant.
Elle se passa nerveusement la main dans les cheveux, salissant ses franges brunes au passage. Curt ne pipa mot, pressé de retourner à son déjeuner.
— Et tu diras à ta sœur que sa moto sera prête dans une semaine, ajouta Valentina.
— Merci, mais c'est plus amusant de la laisser trépigner dans son coin sans savoir quand elle pourra faire la conne de nouveau avec ses potes, grogna Curt en haussant les épaules.
L'autre prit un air affable, s'approcha de lui d'une démarche chaloupée et posa une main sur son épaule.
— Curtis, mon cher Curtis, fit Valentina. Tu sais que je ne peux pas traiter un membre de ma famille de cette façon !
— Ma sœur sort avec ton neveu, grinça le jeune homme. Je ne sais même pas quel lien on aurait s'ils se... marient.
Le dernier mot était sorti comme s'il réprimait une envie de vomir.
— Bah, tu ne mérites pas ta sœur. Elle, au moins, elle a pensé à moi quand elle a égratigné sa bécane.
— Elle l'a discombobulée, ouais.
— Je ne pense pas que ce mot signifie ce que tu crois qu'il signifie.
Curt claqua la langue et s'éloigna sans lui prêter attention davantage. Il entendit seulement la voix déjà lointaine de Valentina dans son dos :
— Je te rejoins au bar à la fin de ton service, tu ne te débarrasseras pas de moi aussi facilement !
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