Chan est assis sur sa chaise de maître nageur. Il observe chaque client sans vraiment y prêter attention. Son cours avec Jisung commence dans cinq minutes et il commence à penser que le garçon ne reviendra pas. Après leur rendez-vous, il l'a fui toute la semaine (encore plus que d'habitude). Chan n'a pas réussi à lui adresser la parole une seule fois et cela pèse sur sa conscience. Il s'était promis de lui parler de la fin de leurs cours quand ils se verraient. Ne pas pouvoir avouer la vérité à Jisung met le professeur mal à l'aise. Même si ce n'est pas de sa faute, il a l'impression de trahir son ami et c'est la dernière chose qu'il veut.

Le professeur jette un coup d'œil à l'horloge et une pierre tombe dans son estomac. C'est l'heure de la leçon et son élève n'est toujours pas là. Jisung a pourtant toujours été une personne ponctuelle, jamais en retard, jamais absent. S'il n'est pas là dans cinq minutes c'est qu'il ne veut vraiment plus le revoir. Cette pensée sert le cœur de Chan.

Il compte les secondes et à chaque tic de l'horloge, son cœur se serre un peu plus. Pourtant son visage s'illumine et toute sa peine disparaît lorsqu'il voit apparaître une chevelure rouge au loin. Jisung court, glissant sur le sol mouillé, jusqu'au bassin où ses cours ont lieu. Le professeur descend de sa chaise, tout sourire. Il descend les barreaux deux par deux, trop heureux de retrouver Jisung après une semaine à s'éviter.

Lorsque Chan a ses deux pieds ancrés dans le sol, Jisung est à deux pas de lui mais perd l'équilibre. Son arrêt étant trop brusque, ses pieds ont continué d'avancer sur la surface trempée. Son nez percute le torse de son professeur qui en profite pour enrouler ses bras autour de la taille fine de Jisung. Il adore sentir la peau rugueuse de l'hybride sous ses doigts.

- C'est pour ça qu'on demande aux enfants de ne pas courir, plaisante-t-il.

- B-bonjour, balbutie Jisung en s'écartant de son interlocuteur, et désolé pour l-le retard.

Comme souvent, son visage et cramoisi et la flamme dans ses yeux dansent à une vitesse folle. Même s'il est habitué à cette vision, Chan ne peut s'empêcher de la trouver adorable et passe une main dans les cheveux de Jisung en l'excusant. Il demande tout de même la raison de ce retard, curieux de savoir pour quelle raison le garçon le plus ponctuel qu'il connaisse est arrivé en retard le jour où il avait le plus besoin de le voir. Enfin, en réalité, le garçon de l'eau a toujours besoin de voir Jisung pour se sentir pleinement satisfait.

- Puisque tu ne veux pas que je porte mon bonnet de bain, j'ai pris le temps de me coiffer, l'hybride baisse les yeux, mais ça a pris plus de temps que prévu.

- Tu voulais te faire beau pour me voir ? réplique le professeur en passant une main dans ses cheveux rougeoyants pour les ébouriffer.

- Et ça n'a servi à rien puisque tu ne peux pas t'empêcher de les décoiffer.

Jisung lève les yeux au ciel mais un mince sourire fleurit tout de même sur son visage. Il apprécie de plus en plus les contacts que Chan initie entre eux. Le garçon de l'eau l'observe, ses yeux débordant d'amour : le sourire de son ami vaut tout l'or du monde. En sentant le regard brûlant sur sa peau, Jisung s'agite et tente de changer de sujet avant de rougir à nouveau comme un idiot.

- Allez, on va nager ?

Il se précipite vers l'échelle, sans courir cette fois, et descend dans l'eau avant que le professeur n'ait pu ajouté quoi que ce soit. Chan le suit du regard et tout le bonheur qu'il avait ressenti en voyant son ami s'évapore. Cette fois-ci, c'est le moment. Il doit lui dire la vérité une bonne fois pour toute.

Il se plonge à son tour dans l'eau sans passer par l'échelle à laquelle Jisung est toujours accroché pour ne pas couler. Il nage vers son élève et lui prend les mains pour le tirer vers lui. L'hybride passe ses bras autour de sa nuque en souriant. Au fil du temps, leur proximité est devenue habituelle et il aurait même dû mal à s'en passer.

Chan lui donne quelques consignes de base, celles qu'il lui a déjà donné les deux cours précédents. Jisung s'exécute mais la voix morose de son professeur lui fait froncer les sourcils. L'idée qu'il l'a blessé s'immisce dans son esprit et lui noue la gorge. Il suit à la lettre chacune de ses directives dans des gestes pressés et maladroits. Les deux remarquent le malaise de l'autre sans le comprendre.

- Jisung, je dois te dire quelque chose...

- Je suis désolé ! l'interrompt le concerné d'une voix paniquée. Peu importe ce que j'ai fait, je ne recommencerai pas.

Sa réaction surprend Chan qui en perd son souffle. C'est une mauvaise habitude qu'à l'hybride de toujours penser être le fautif en toutes circonstances. Il a toujours cherché à satisfaire ses pairs en dépit de ses propres besoins. C'est une partie de lui que ses proches constatent avec regret. Ils préfèrent voir Jisung arrogant et fier que fragile et pliant.

- Eh, Jiji, calme toi.

Il a les larmes aux yeux alors qu'il s'est accroché aux épaules de Chan pour ne pas s'enfoncer dans l'eau et ce dernier referme ses bras autour du corps frêle du garçon, refusant de voir couler la personne qui compte le plus à ses yeux.

Le contact permet à Jisung de se calmer. Comprenant que son ami n'a aucun reproche à lui faire, il se calme et sa respiration retrouve un rythme régulier. Il laisse sa tête reposer contre l'épaule de Chan.

- T'as rien fait de mal, continue-t-il. T'es parfait, je t'assure.

- Je sais, il n'y a pas de doute là-dessus, plaisante -t-il en se blottissant un peu plus dans les bras de son ami.

Chan l'aide à nager jusqu'à l'échelle qu'ils montent chacun leur tour. Le professeur part dans une petite pièce annexe et revient avec deux serviettes. Il en place une sur les épaules de Jisung. Même si l'hybride est déjà sec, elle pourra le réchauffer.

Ils s'installent l'un contre l'autre sur un banc disposé près du bassin pour enfants. Ils n'entendent que le ronronnement des chauffages et l'eau qui s'agite dans les bassins. Le bruit ambiant est apaisant, surtout pour Chan qui retrouve en ces sons une certaine familiarité. Alors ils restent silencieux, au moins le temps que leur cœur s'apaise et que les émotions qui les rongent s'atténuent. Chan n'est pas le seul à culpabiliser. Suite à leur dernière interaction, des sentiments enfouis profondément ont refait surface avec une telle violence que Jisung a préféré les fuire. Et fuir, par la même occasion, le joli bleuté auquel ils étaient destinés.

- Tu sauras jamais nager.

- Et pourquoi, selon toi, je ne saurai jamais nager ?

Les deux garçons ont une sensation de déjà-vu étrange. Comme si une scène similaire avait déjà eu lieu au cours de leur vie. Ils ne s'en préoccupent pas pour autant, bien trop concentrés sur cette discussion qu'ils savent tous les deux importante.

- Tu es un hybride du feu, c'est biologique, explique-t-il d'une voix incertaine. Même avec tous les efforts du monde, tu ne peux pas nager. Tu as peut-être une moitié de toi qui vient de l'eau mais elle est complètement effacée.

En effet, Jisung a grandi entouré de personnes du feu. Que ce soit sa mère, sa voisine, les autres enfants de son quartier. Même s'il n'a jamais connu la république démocratique du feu, il en est beaucoup plus proche. Il a entretenu le lien qu'il avait avec ce pays. Il a préservé ses origines du feu au détriment de celles de l'eau. Il n'en a, de toute façon, jamais eu l'occasion. Il n'a jamais connu son père : la seule personne qui aurait pu lui apprendre à aimer cette partie de lui l'a abandonné.

- J'aurai dû te le dire, je suis tellement désolé, poursuit Chan d'une voix tremblante. Les cours coûtent chers et je sais à quel point l'argent est précieux pour ta famille. Je voulais tellement t'avoir auprès de moi, je suis égoïste.

- Chan, je le savais.

Le garçon de l'eau s'interrompt et regarde son ami avec des yeux empli d'incompréhension. Jisung s'explique alors :

- J'ai toujours su, avant même de commencer les cours, que je ne saurai jamais nager, un sourire triste apparaît sur son visage. Je voulais juste essayer... essayer d'être comme vous. Je voulais apprendre à nager, rester dans l'eau pour me laisser croire, au moins quelques minutes, que je n'étais plus un hybride mais un citoyen de l'eau.

- Pourquoi tu veux à ce point être ce que tu n'es pas ?

- Parce que je ne suis rien.

Les hybrides sont si rares dans ce pays qu'aucune loi ne détermine leurs droits, leurs libertés ou leurs devoirs. Ils ne sont que des fantômes, des âmes errantes. Ils sont coincés entre deux mondes et ne trouvent leur place nulle part. Ni totalement du feu, ni totalement de l'eau, Jisung n'est rien. Il n'existe pas aux yeux de l'état et encore moins dans le cœur des citoyens qui le voient comme une hérésie.

C'est ce qu'il explique à Chan, le cœur lourd. Il n'a pas l'habitude de mettre des mots sur sa condition. C'est un sujet qu'il fuit avec ses amis alors qu'ils sont les plus à même de le comprendre, vivant le même situation que lui.

- C'est pour ça que j'ai toujours voulu devenir président, confesse l'hybride après un silence. Si personne ne veut me respecter en tant qu'hybride, alors ils m'admireront en tant que président.

Jisung prend une grande inspiration et Chan glisse sa main contre la sienne, passant ses doigts palmés entre ceux de son ami pour les entrecroiser. Les garçons s'échangent un regard et ils comprennent. Ils comprennent que cette discussion, cet aveu, est le son de la dernière barrière de l'hybride qui s'effondre. Plus rien ne les sépare et cette soudaine mise à nue les fait frissonner.

- Tu n'as pas besoin d'être président pour que je t'admire, murmure Chan en se rapprochant du visage du garçon qui compte tant pour lui. Si tu m'en laisses la possibilité, je ferais de toi mon roi.

Jisung raffermit sa poigne sur les doigts de Chan et laisse ses émotions s'échappaient. Toutefois ce ne sont pas des gouttes d'eau salé qui dévalent ses joues mais des petites perles magmatiques car Jisung n'est pas un citoyen de l'eau. Il avance son visage. Ils s'embrassent. Enfin. Ils en avaient tellement besoin. Les sensations explosent dans leur corps. Ils pressent leurs doigts contre la peau de l'autre, se palpent, se découvrent. Tout est si nouveau et habituel en même temps. Ce sont deux corps qu'ils connaissent et découvrent. Sous leurs yeux, de nouveaux traits se dessinent. Ils ne voient plus deux adolescents perdus dans des sentiments trop complexes mais deux amants prêt à tout pour survivre au monde injuste dans lequel ils ont grandi et continueront d'évoluer.

Jisung ne sera jamais président. Il ne changera pas le monde, ne fera pas disparaître les injustices et n'offrira pas un monde meilleur à ses semblables.

Et alors ?

Jisung est aimé. Il a changé Chan, l'a rendu heureux et ils créeront un monde à deux. Leur monde. Où Jisung est le roi et où Chan est son amant. Dans leur monde, il n'y aura pas de feu, d'eau, de terre ou d'air. Il n'y aura pas de frontières. Il n'y aura que des âmes qui se chérissent et s'aiment.