Il leur avait fallu encore attendre quelques semaines de plus pour enfin voir le bout du tunnel. La veille au soir, aucun d'eux n'avait fermé l'œil de la nuit, trop anxieux quant à la suite des évènements. Ils n'allaient évidemment pas être directement impliqués dans l'action, leurs responsabilités s'étaient arrêtées à simplement donner des informations cruciales, mais d'un autre côté, être tenus écartés, attendant des nouvelles en apnée, n'était pas vraiment une tâche des plus agréables et simple. Ils espéraient que les répercussions soient mineures et qu'ils pourraient retrouver leur petit train de vie tranquille incessamment sous peu.

C'est au petit matin, les rayons de soleil ayant à peine pointé le bout de leur nez, que des convois furent envoyés. Partis dans deux directions différentes, ils allaient appréhender trois personnes pour une même affaire ; celle de la petite Elynn. Le chemin jusque là avait été long et semé d'embûches, de nouvelles difficultés s'étaient révélées chaque fois qu'ils creusaient un peu plus et il avait fallu faire des mains et des pieds pour tout arranger le plus vite possible. Les contacts de Jisung en Afghanistan s'étaient encore une fois montrés bien utiles en « situation de crise » comme le blondinet aimait dire.

La journée leur parut à tous interminable, notamment pour Changbin qui s'inquiétait que l'état psychologique de l'enfant ne se dégrade après avoir assisté à ce grabuge, elle n'avait pas encore conscience de qui étaient ses vrais parents, et elle ne le comprendrait même peut-être pas si vite, sûrement les années allaient-elles devoir passer avant qu'elle ne soit en âge de réellement tout comprendre.

Chris avait gentiment proposé que sa maison serve de lieu de réunion pour le compte rendu final. Il avait enfin eu l'occasion d'éclairer sa femme sur la situation, en gardant ses enfants éloignés, et étant le seul à vivre à Vernon, il avait été beaucoup plus simple de fonctionner dans ce sens. Les quatre hommes avaient passé la journée assis autour de la table du séjour, silencieux la plupart du temps, ils n'avaient pas le cœur à discuter joyeusement comme à leur habitude. Dans l'après-midi, un SUV noir se gara dans la cour. Ils sentirent une montée d'adrénaline, leurs cœurs pulsaient dans leurs poitrines et certains commençaient même à avoir les mains moites. Pour la première fois, ils rencontrèrent Lee Felix en personne et il était un peu moins intimidant que dans leur imagination. S'ils s'attendaient à un gros gaillard, le garçon était finalement d'une corpulence moyenne, pas excessivement musclé- ce qui ne remettait aucunement en cause sa force- un visage fin et une peau légèrement halée. Sans le connaître, il paraissait même délicat, ce qui n'était qu'une apparence.

Pressé par le temps, il ne se perdit pas dans les détails de l'opération, certaines choses devaient de toute façon rester confidentielles pour des raisons évidentes. Il confirma avec un léger sourire que son équipe n'avait rencontré aucun accroc, ce qui les soulagea grandement. Il marqua un point d'honneur à les remercier pour l'aide offerte car, en effet, la brigade envoyée chez l'autre femme avait bel et bien récolté suffisamment de preuves l'incriminant, notamment des dizaines de documents apocryphes. Chris prit l'initiative de demander certains éclaircissements sur des questions qu'il se posait depuis sa rencontre avec Kevin, concernant justement cette affaire en parallèle. Il se trouvait que quelques années auparavant un réseau d'immigration illégale avait été démantelé, en tout cas, c'est ce que chacun croyait. Mais après l'interpellation des cerveaux des opérations, des recherches plus poussées avaient révélé que l'équipe n'était pas au complet lors des évènements. Ils avaient alors traqué les membres manquant à l'appel, certains ont été retrouvés en peu de temps, tandis que d'autres étaient encore dans la nature. Cette femme, Maëline, faisait partie de la dernière catégorie.

- C'est une passeuse expérimentée, depuis le temps qu'on la cherche, elle a toujours réussi à nous échapper. Sans vous, nous ne l'aurions pas trouvée de sitôt alors, au nom de l'équipe, merci.

- Enfin, c'est tout de même Kevin qui a réussi à remonter jusqu'à elle, dit Changbin gêné. Je ne suis pas sûr qu'on mérite cette reconnaissance.

- Croyez-moi que si, rien que pour tout ce que vous avez fait pour cette petite fille, soyez fiers, certains ne se seraient jamais lancés dans une telle aventure simplement par peur.

- J'ai encore un peu de mal à réaliser tout ça, avoua Seungmin.

- Ne vous inquiétez pas, à partir de maintenant, vous n'avez plus aucun souci à vous faire. Je vais devoir repartir, dit-il en regardant sa montre. Eh bien, je vous souhaite une bonne continuation, nous nous reverrons peut-être aux procès, d'ici-là, portez-vous bien.

Il les salua chaleureusement et les jeunes hommes observèrent sa voiture s'éloigner dans la campagne. L'esprit plus léger que dans la matinée, ils soupirèrent de soulagement, relâchant toute la tension accumulée. A nouveau autour de la table, Changbin s'exprima le premier :

- J'avoue que Seungmin a raison, moi aussi j'ai un peu de mal à réaliser ce qu'il vient de se passer.

Il passa rapidement une main dans ses cheveux sombres.

- Tout ça est parti d'un pressentiment ridicule et tout s'est enchaîné plutôt vite. Les papiers administratif, le comportement d'Elynn, les réactions de la famille, tout ça pour arrivé à faire appel à Jisung et à son contact en Afghanistan. C'est incroyable, dans le sens littéral du terme, c'est juste...

- A peine croyable, oui. Il va falloir reprendre le cours normal de nos vies après ces quelques mois agités.

- D'ailleurs, ça se passe comment maintenant ?

Ils se tournèrent vers Jisung qui, grâce à ses connaissances, était le plus à même de répondre.

- Eh bien, je suppose que ca va être un peu compliqué... Les procès vont probablement avoir lieu dans environ un an et demi, pour Maëline c'est simple, elle risque entre huit mois et trois ans de prison. Compte tenu de son palmarès dont Felix a parlé, je pense que le verdict sera proche de la peine maximale. Quant à la famille Hardy, c'est un peu plus complexe. Ils sont étrangers et n'ont légalement pas la nationalité française, à voir s'il est décidé de les renvoyer en Afghanistan. En tout cas, s'ils sont jugés et purgent leur peine ici, ce sera jusqu'à trente ans de réclusion criminelle.

- Et pour Elynn ? S'interrogea Chris. Elle n'a plus de parents mais, lui reste-t-il de la famille ?

- Pas à ma connaissance non. Mais son futur ne nous appartient pas, une assistante sociale devrait vous contacter, toi ou Changbin, puisque vous êtes en possession de certains papiers, mais, je ne sais pas ce qui va se passer pour elle.

- Donc tout n'est pas fini, conclut le noiraud. Il faut qu'on fasse le maximum pour elle, pour s'assurer qu'elle grandisse dans un milieu sain et favorable à son développement, je pense qu'elle en a déjà assez bavé comme ça.

Ils étaient donc prêts à s'engager un peu plus pour ne pas faire les choses à moitié, Changbin plus que n'importe qui était prêt à aller jusqu'au bout pour prendre soin de cette petite fille qu'il ne connaissait que depuis quelques mois, mais pour qui il s'était pris d'affection.

***

Comme son ami l'avait prévu, Changbin reçut un appel un peu particulier plus tard dans la semaine alors qu'il était dans son bureau de direction. Il avait convenu d'un rendez-vous avec l'assistante sociale, qui avait jugé qu'il était la personne la plus à même de lui apporter le nécessaire pour assurer le confort d'Elynn, le plus tôt possible, soit dès le début de la prochaine semaine. Pour une question de pratique ce serait elle qui se déplacerait jusqu'à Vernon.

Le jour venu, le directeur avait eu le temps d'organiser ses affaires dans la matinée, s'en tenant à son image appliquée et ordonnée. Il accueillit alors la dénommée Audrey, laissant une classe quelque peu agitée à sa collègue Yeji. Dans son bureau, la conversation fut directement centrée Elynn, elle en était l'objet principal après tout. Après une brève explication de la situation, Audrey l'informa qu'elle allait être placée dans un orphelinat en attendant le procès de ses kidnappeurs, elle ne serait renvoyée dans son pays natal que si un membre de sa famille biologique se manifestait. En effet, il avait été convenu qu'il lui serait plus favorable de rester dans le pays dans lequel elle avait grandi pour le moment, un changement trop brutal d'environnement pourrait aggraver son état psychologique. La jeune femme notifia qu'elle l'avait déjà rencontrée et qu'elle l'avait sentie très renfermée malgré toutes ses approches. Changbin lui confirma ses impressions en partageant également les siennes ainsi que les nombreuses fois où il avait pu faire l'expérience de sa timidité; raison de plus pour laquelle il tenait tant à la protéger. La rencontre n'avait pas pu s'éterniser, Changbin devait retourner auprès de ses élèves. Il lui donna chaque document en sa possession, même s'ils étaient falsifiés pour la plupart, puisqu'elle ne reviendrait plus dans cette école pour être transférée dans une plus proche. Il fallait bien être aveugle pour ne pas voir tout l'attachement qu'il avait, et il promit en même temps de passer à l'orphelinat dès qu'il le pourrait, celui-ci n'étant quelques dizaines de kilomètres. Il la raccompagna jusqu'à la sortie et retourna dans sa classe.

Le soir même, Seungmin faisait face à un Changbin perdu dans ses pensées, rêveur. Il lui arrivait souvent de se perdre dans son imagination, mais le plus souvent pendant ses moments de solitude, tandis qu'à ce moment-là, il resta dans cet état toute la soirée. Il ne parlait que très peu, se marmonnait des choses à lui-même, se mordillait la lèvre traduisant sa réflexion et pianotait rapidement sur son ordinateur. Il semblait à la recherche de quelque chose, mais quoi exactement, cela le brunet l'ignorait.

***

Puis comme chaque mois, les deux colocataires, Chris, et sa famille s'étaient retrouvés à la pizzeria du village pour se détendre un peu. Les fins de journée commençaient à s'allonger et à se réchauffer, en profiter en terrasse était plus qu'agréable. Les deux enfants, ne tenant pas en place, s'étaient éloignés sous le regard avisé de leurs parents pour jouer dans l'herbe un peu plus loin. Il y avait pas mal de monde au restaurant ce soir-là, alors le service prendrait un peu plus de temps que d'habitude. Les quatre adultes discutaient de tout et de rien, puis Changbin se lança :

- Et sinon, la vie de parents, comment ça se passe ?

- Comment ça ? S'étonna Chris.

- Eh bien, je veux dire, vous êtes heureux ? Vous vous en sortez ?

- Bien sûr qu'on est heureux, ricana Valentine légèrement. Evidemment ce n'est pas simple tous les jours, il faut du temps et beaucoup de patience. Pour l'instant ils sont à un âge qu'on peut qualifier de stable, mais quand l'adolescence va venir, je crains le pire. Enfin, c'est la vie qu'on a toujours voulu avoir, et pour rien au monde on ne la changerait.

- Exactement, c'est pas mal d'investissements mais quand tu fondes une famille tu sais à quoi t'attendre après tout. Mais, pourquoi cette question soudainement ?

- Oui je vois. Non comme ça, j'y pensais l'autre soir et je suis un peu curieux, c'est tout.

Ce sujet brièvement abordé suffit à mettre la puce à l'oreille de Seungmin. Il pensait avoir compris ce que Changbin avait derrière la tête et il ne savait pas trop quoi en penser, il devrait d'abord s'assurer qu'il ne se trompait pas sur ses intentions.

Il n'hésita pas à lui en parler une fois de retour dans leur voiture, le ventre plein.

- Changbin, seule la vérité doit sortir de ta bouche, à quoi tu penses exactement ?

- C'est-à-dire ?

- A propos d'Elynn, est-ce que je me trompe ou tu envisages de faire encore plus pour elle que ce que tu fais déjà ?

- Ah, soupira-t-il lourdement.

Il ne dit rien pendant quelques instants, se concentrant sur la route et réfléchissant à la meilleure manière de formuler ses idées.

- Dis-moi tout, honnêtement, pas besoin de faire de chichi avec moi, tu le sais très bien.

- Bon, j'avoue que depuis mon entretien avec l'assistante sociale, quelque chose me titille. Je... J'ai pas vraiment envie de la laisser dans un orphelinat, seule. Elle va avoir du mal à se lier aux autres, et je ne peux qu'imaginer le pire quant à la famille qui voudra l'adopter. On ne sait jamais sur qui on peut tomber.

- Et quelle est ta conclusion ?

- Je me suis bien renseigné et il m'est possible d'adopter Elynn. Je suis pas encore sûr de mon choix parce que c'est pas une décision à prendre à la légère, j'en suis bien conscient, mais je pense être capable d'endosser ce rôle de parent. Même seul.

Un petit sourire orna le soin des lèvres de son ami, il n'avait rien à redire sur ce possible choix. A vrai dire, il voyait bien Changbin dans le rôle du papa poule, il était persuadé qu'il serait parfait, mais la décision ne lui revenait pas à lui. Tout ce qu'il s'estimait en droit de faire était de le rassurer sur ses compétences et d'être là pour l'épauler durant les longues procédures qu'il allait devoir subir s'il décidait de vraiment le faire. Puis, après mûre réflexion, cela ne lui déplairait pas non plus de voir Elynn au quotidien, et peut-être même d'avoir à son tour un rôle de « tonton ».