05
Je laisse tomber ma tête sur le plan de travail avant de fermer les yeux et de laisser un grognement s'échapper d'entre mes lèvres. La douleur ne s'estompe pas, malgré ma bonne volonté à me concentrer sur ma respiration. Au contraire, j'ai plutôt l'impression qu'elle s'accentue au fil des minutes. Malheureusement, je n'ai pas d'autres astuces de grand-mère et aucun médicament n'a réussi à m'éviter ces crampes incessantes. Dame nature est plus forte que la science sur ce coup-là. Les douleurs arrivent à un pic très élevé au moment où Lily entre dans l'arrière-boutique. La tête baissée, je ne vois pas la sienne, mais je mettrais ma main à couper qu'elle s'est mordu la lèvre en me voyant dans un état aussi pathétique.
— Je t'avais bien dit que c'était cette semaine que tu avais tes règles, me rappelle-t-elle à la fois ennuyée et très fière.
Je relève le visage, plus blasée que meurtrie désormais. Est-elle obligée de me rappeler ce moment gênant où elle a vu Jake pratiquement à poil ? Ainsi que celui où elle l'a giflé sans aucune retenue ? Ou juste me rappeler qu'une seule petite semaine s'est écoulée entre cette journée et aujourd'hui ? Si j'avais eu quelque chose de mou à ma portée, je lui aurais volontiers balancé à la figure pour effacer ce sourire qu'elle arbore effrontément.
— Je t'ai connue plus compatissante dans ce genre de période, lui fais-je savoir un peu maussade.
— Je t'ai connu moins rapide, me rétorque-t-elle avec un large sourire.
De la part d'une autre personne, je l'aurais très certainement mal pris. Vraiment très mal pris. Mais pas de la part de Lily, parce que... Elle est comme ça et je sais que ces mots n'ont jamais comme but de blesser. Pas moi en tout cas. Il n'empêche que sa légère pique est un sujet que j'évite depuis le départ de Jake. Je suis encore trop chamboulée et... prise de doutes. Plus qu'auparavant. Et cela ne se disperse qu'une fois que j'ai de ses nouvelles. Un message. Un appel. Une photo.
— Tu sais, on n'en a pas vraiment parlé, m'indique-t-elle d'une petite voix.
Aussi étonnant que cela puisse être, nous n'avions à peine dit un mot.
Rectification. Je prends la fuite à chaque fois que ma meilleure amie essaie de mettre le sujet sur le tapis.
Malgré ces moments de doutes, je dois avouer que je suis sur un petit nuage depuis près de sept jours. Mais j'ai peur. J'ai peur de redescendre sur Terre en abordant ce sujet avec Lily. Elle a beau être imprévisible et spontanée, une fois qu'on se met à parler d'un sujet très sérieux, elle est assez douée pour pointer les points négatifs de la situation... Je n'ai pas envie de ça maintenant. Pas après ce mois difficile. J'ai besoin de profiter de ce moment, besoin d'être simplement heureuse et ne pas me soucier des problèmes qui pourraient subvenir plus tard. Je m'en chargerai à ce moment-là.
Il y a mes envies... Et il y a Lily que je ne pourrai pas fuir éternellement.
— Je sais que tu dois penser que je suis folle et irresponsable, finis-je par dire avec dépit.
— Mais pas du tout ! me contredit-elle outrée par mes propos.
La bouche et les yeux grands ouverts, je dévisage ma meilleure amie durant de longues secondes. Après plus de dix ans d'amitiés, ses réactions et opinions peuvent encore me surprendre au plus haut point. C'est assez déroutant. Je pensais plutôt qu'elle s'opposerait à cette relation.
— J'étais certaine que tu allais m'engueuler...
— T'engueuler ? lâche-t-elle dans un rire avant de reprendre son sérieux. Bon, d'accord, j'avoue que coucher avec lui dès le premier soir, ce n'est pas la meilleure des idées que tu aies pu avoir dans ta vie. Néanmoins, en regardant de plus près, je ne peux être qu'heureuse et te féliciter.
— Là, il va falloir que tu traduises, car je suis en train de te perdre.
— C'est avec beaucoup de sincérité que je vais te dire ceci : rencontrer Jake a été la meilleure chose qui aurait pu t'arriver, m'affirme-t-elle avant de se contredire, enfin, après moi je veux dire !
Je ris, car en dépit du ton détendu avec lequel elle a prononcé ces derniers mots, Lily a raison : elle sera toujours la meilleure chose qui me soit arrivée dans la vie. Personne ne pourra changer ça ou prendre la place qu'elle occupe depuis dix ans. C'est elle qui a pris soin de moi qui m'a fait rire aux larmes, malgré ma famille, c'est elle qui m'a rendue plus forte et qui a cru en moi. C'est une collègue, une meilleure amie, une sœur et une mère à la fois. Sans oublier la fonction garde du corps, bien sûr !
— Tu veux la version courte ou la version longue ?
— La version longue, opté-je en opinant de la tête.
— Je ne suis pas médium Aby. Je ne sais pas où tout ça va te mener, ni si tout finira bien. Mais, pour le moment, je pense qu'il est important de voir le bon côté des choses.
— Tu t'es fait laver le cerveau ?
Lily me fait de gros yeux, m'invitant gentiment à me taire si je souhaite entendre la suite. C'est bien évidemment que je m'exécute, tout en me demandant à quel moment je vais bien pouvoir retrouver ma Lily. Celle qui, à la fin de son discours optimiste, n'oubliera pas d'y inclure une touche réaliste en m'implorant de faire des plus attentions.
— Je ne dis pas que je cautionne tout ce qui s'est passé, admet-elle.
Ah, voilà. Bien que ça vienne un peu trop tôt dans son monologue.
— Mais je dois bien avouer que cette histoire a de bons côtés. On passera outre ta courte relation avec l'anglais, son mensonge et son absence.
C'est bien la Lily que je connais. Un peu de tristesse, un peu de colère avant d'être joyeuse. Elle se sent obligée de pointer les problèmes.
— Tu n'avais plus souri depuis...
Ma meilleure amie laisse sa phrase en suspens. Même si cela s'est déroulé il y a plusieurs années, c'est toujours quelque chose de douloureux à mentionner.
— Depuis l'événement X, reprend-elle.
— Très original ! commenté-je tout de même avec un sourire amusé.
— Chut ! Je suis sérieuse Abigail. Je ne t'avais plus vu sourire comme ça depuis très longtemps. Oui, tu as recommencé à rire et à sourire depuis ton voyage à L. A. Au début, j'ai cru que c'était surtout grâce à Carver. Toi aussi, j'imagine. Mais non ! C'est grâce à cet idiot d'américain. Je peux rien y faire. Tu es amoureuse de lui et ça m'a l'air réciproque. Dans le cas contraire, il sait très bien qu'il va m'entendre cette espèce de cowboy..
— Lily !
Je préfère l'interrompe avant qu'elle ne profane d'autres menaces qu'elle regrettera par la suite. Lily reprend son souffle, faisant disparaître une légère irritation.
— Je vais tenter de rester calme... Où en étais-je ?
— Hum, le sourire ?
— Ah oui ! Le sourire ! Je suppose que les dauphins, ça a dû faire pencher la balance.
— Et il y a quoi d'autre dans cette balance ?
— Du côté pour ou du côté contre ?
— Du côté pour, évidemment.
— Je ne vais pas te mentir en disant que ces millions aident beaucoup...
— Lily ! m'exclamé-je avec stupéfaction.
Les crampes dans le bas du ventre, que j'avais d'ailleurs totalement oublié ces dernières minutes, reprennent de plus belle.
— Je rigole voyons, s'excuse-t-elle à moitié honnête. Donc je disais... Dans la balance... Sa gentillesse ? Et puis il reconnaît ses erreurs, ce qui est déjà bien. Le mieux serait qu'il n'en fasse pas, mais je sais que j'en demande trop. Ses tablettes de chocolat. Mon Dieu Aby, ses tablettes de chocolat, est-ce que as vu qu...
— Lily ! la recadré-je une nouvelle fois. Il est évident que je les ai vues.
— Justement, vu qu'on aborde le sujet... Tu dois avouer que j'ai été très patiente. Sept longs jours à attendre. Mais là, je veux savoir.
— Oh Lily, soupiré-je en rougissant légèrement.
— Bon d'accord ! concède-t-elle. Tu n'es pas obligée de me donner tous les détails. Mais il va falloir que tu trouves quelque chose pour te faire pardonner d'une promesse que tu n'as pas su tenir...
— Tu ne serais pas en train de me faire du chantage ?
— Bien sûr que si ! Je ferai tout pour en savoir le maximum.
— Le maximum ? Tu as dit que je n'étais pas obligée de tout te dire.
— Quand tu commences à parler, il est facile de t'extirper les informations. Les espions ne feraient qu'une bouchée de toi s'ils étaient amenés à t'interroger.
— Tu es certaine de vouloir tout savoir ? Parce que ta méthode « je vexe ma meilleure amie », je ne suis pas vraiment sûre que ce soit la bonne. Tu crois que je vais te dire la moindre chose désormais ?
— Oh oui !
— Et comment tu peux le savoir ?
— Je suis ta meilleure amie, répond-elle avec un sourire béat.
Lily s'installe à moi, prête à m'écouter, mais aussi, et surtout, à me bombarder de questions. Elle a évidemment raison, je finis par me confier à elle en gardant pas mal de détails.
Les trois semaines qui s'écoulent par la suite font naître en moi un sentiment d'excitation, telle une enfant sur le point de partir à Disney.
Une tonne de questions et appréhension me traversent l'esprit. Je doute, je trépigne d'impatience.
Mais aucune émotion n'équivaut celle que je ressens à l'idée de le retrouver. J'arrête aussitôt de faire les cent pas, chose que j'ai effectué ces trente dernières minutes. C'était plus fort que moi, j'étais absolument incapable de rester tranquillement assise. Voilà moins d'un mois que j'attends ce moment. Plus de trois semaines où il m'est arrivé de faire des nuits blanches afin d'avoir quelques échanges. Étonnamment, la fatigue ne se montrait pas une fois au travail. J'avais cette étrange force en moi qui me donnait l'énergie suffisante pour passer la journée avant de retrouver mon canapé pour une sieste bien méritée.
Je n'ai d'ailleurs pas beaucoup dormi cette nuit non plus, bien trop agitée à l'idée de le retrouver. Et quand monsieur m'avait proposé de prendre un taxi, j'avais aussitôt refusé. Quelle drôle d'idée ! Cela m'aurait fait perdre des dizaines de minutes en sa compagnie. Sans parler de ma paranoïa : et si le chauffeur en question l'avait reconnu ? Et s'il avait vendu l'information à la presse à scandales ? Je ne fais plus confiance en personne, hormis à Lily évidemment. Lily qui me pousse à imaginer le pire et le meilleur... mais surtout le pire. Je préfère prendre mes précautions. Je ne suis pas restée suffisamment longtemps avec Carver, mais la rencontre avec la groupie et les quelques photos — souvent mal cadrées — dans certains magazines ne m'ont pas donné envie de réitérer l'expérience. Bien que cela ne soit pas de ma volonté, si je peux éviter la situation, autant le faire.
L'aéroport, en ce vendredi matin, est pas mal peuplé. Il m'est difficile de voir à plusieurs mètres : des enfants en voyage, des hommes d'affaires en déplacement ou, tout simplement, des personnes qui, comme moi, attendent le retour d'un être cher. C'est en inspectant ce qui se passe autour de moi que je reprends connaissance. La foule autour de moi commence à me faire suffoquer, alors que je n'ai jamais suspecté une quelconque ochlophobie chez moi. À vrai dire, je crois plutôt que je développe une phobie, celle d'être prise en photo.
« Calme-toi Aby » je m'ordonne en croisant les bras.
Plus les minutes passent, plus je commence à m'inquiéter sérieusement. Je lance des regards à chaque personne qui passe près de moi, à guetter le moindre appareil photo dont l'objectif serait tourné vers moi. Je tente de me changer les idées en zieutant l'heure sur mon téléphone. Son avion a atterri depuis quelques minutes. Il ne devrait plus tard. L'impatience me fait tapoter du pied et je me mets à jouer nerveusement avec mes doigts. Je vois quelques personnes sortir de la porte où j'attends. Le doute s'immisce en moi sans que je ne puisse l'en empêcher. Et s'il avait changé ? Et s'il me refaisait le coup de l'absence ? Et si...
« Et si simplement tu fermais ton clapet Aby ? » m'engueule la voix imaginaire de ma meilleure amie.
Même quand elle n'est pas à mes côtés, une partie d'elle vit en moi. C'est magique. Perturbant, mais magique. Et puis, ça a le don de calmer mes angoisses, de m'aider à mieux réfléchir, je ne vais pas m'en plaindre. J'arrive à reprendre mes esprits : le temps de descendre de l'appareil, de récupérer sa valise et puis d'arriver dans le hall d'entrée, cela ne prend pas cinq minutes. Il va arriver. Je pourrais commencer à réellement m'inquiéter vers... 9 h 30.
C'est pile à ce moment-là qu'il m'apparaît, en plein milieu d'une foule dense sortant de la même porte. Habillé d'une chemise à carreaux — comme la dernière fois — et d'une casquette rabattue au niveau des yeux. Jake passe inaperçu pour la grande majorité des gens. Pas pour moi.
Il ne me voit pas tout de suite, ce qui peut se comprendre par sa visibilité réduite. Et puis, je ne suis pas forcément très grande avec mon mètre soixante-cinq, ce qui rend la tâche un peu plus compliquée. Je me faufile donc entre les voyageurs, jusqu'à arriver à sa hauteur et glisser sa main dans la main. Je vois son regard surpris, sa main avoir un mouvement de recul avant qu'un soupir de soulagement ne sorte d'entre ses lèvres lorsqu'il croise mon regard.
Mon petit ami dépose un baiser sur mon front avant d'entrelacer ses doigts aux miens et de se diriger vers la sortie. Lui aussi n'a probablement pas envie d'être aperçu.
Chaque pas me fait mal, car j'ai une envie irrésistible de l'embrasser, là, tout de suite. Une envie qui m'accompagne depuis plus de trois semaines. J'accélère la cadence, arrivant au parking en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire. Nous accédons à la voiture et, alors que j'ouvre le coffre, Jake passe son bras autour de ma taille et m'attire à lui. Sa main libre sur ma joue, il pose ensuite ses lèvres sur les miennes.
— Bonjour, me murmure-t-il en rompant le baiser.
J'ouvre difficilement les yeux, les joues empourprées par la bouffée de chaleur qui s'est emparée de moi. Lorsque mon regard croise enfin le sien, je fonds et j'oublie ces dernières semaines à l'attendre.
— Bonjour, lui dis-je perdue dans ses yeux.
Je suis tellement absorbée par le regard qu'il me porte qu'il me faut quelques instants pour remarquer l'adorable sourire qu'il m'adresse. Comment ne pas craquer quand un homme vous admire de cette manière ?
J'en oublie l'instant présent, en tout cas jusqu'à ce que j'entende un crissement de pneus qui me fait légèrement sursauter.
— Tu as l'air sur les nerfs, me fait-il remarquer en gardant son sourire.
— Excitée serait plus adéquat, le contredis-je en embrassant sa joue. On y va ?
Jake n'a pas totalement tort, je suis un peu crispée à cause des côtés négatifs de son métier. Mais je n'ai pas envie de l'ennuyer avec ça alors qu'il vient tout juste d'arriver. Je préfère nettement que notre première conversation soit plus positive.
Il hoche la tête avant de déposer sa valise dans le coffre et se dirige ensuite vers la portière de droite. Il revient finalement sur ses pas, l'air penaud en se souvenant que les voitures anglaises et américaines ne sont pas construites de la même façon. Je laisse un rire s'échapper d'entre mes lèvres avant d'aller prendre place, côté conducteur. Une fois installée et la ceinture bouclée, Jake m'attrape la main et se penche pour m'embrasser. Impossible de résister à l'appel de ses lèvres.
— Tu m'as manquée, me glisse-t-il à l'oreille.
J'ai attendu ce moment des jours et des nuits durant... et là, je deviens complètement muette. Jake me fait perdre tous mes moyens, si bien qu'il m'est impossible de lui dire à quel point, lui aussi, il m'a manqué et qu'il a occupé mes pensées à chaque instant. Je me contente de l'embrasser, un baiser vaut parfois mieux qu'un long discours.
— Alors ? Quel est le programme de la journée ? me questionne-t-il une fois le moteur allumé.
— Je pensais qu'on pourrait simplement rester chez moi ?
Je ne nous vois sérieusement pas nous promener main dans la main dans les rues de la vie tel un couple normal. Je dois me résoudre à penser différend, même si ça me contrarie un peu.
— On est vendredi.
— Merci pour cette information, le remercié-je ironiquement.
— Non, mais ce que je veux dire... Tu ne travailles pas ?
— Oh non Lily va gérer la boutique toute seule aujourd'hui.
— Déjà qu'elle a des envies de meurtres à mon encontre, je ne suis pas sur que te faire rater le travail va arranger la situation.
— Elle ne va pas te tuer voyons ! lui certifié-je une fois sur l'autoroute. Non, elle va juste te torturer, c'est beaucoup plus amusant.
— On va à ton travail, clame-t-il, pas moyen de discuter, on y va !
— Vraiment ?
— Il va bien falloir que je me confronte à elle, à son interrogatoire.
Je jette un regard inquiet vers l'homme qui partage ma vie désormais. Lui est peut-être prêt à lui faire face, mais pas moi. Je n'ai pas envie que Lily lui fasse une scène ou ne l'effraie, même si j'ai la certitude qu'il ne compte plus s'enfuir de si tôt. Au-delà de ça, je m'étais imaginée une journée calme plutôt que de devoir l'affronter. Une journée au lit, dans ses bras, sans la détective Lily. Honnêtement, mon choix est vite fait.
Je décide pourtant de ne pas à l'encontre de sa décision, que je trouve à la fois courageuse et totalement stupide. N'aurait-il pas pu attendre le lendemain ?
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